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paparenthèse paparentale #11

samedi 26 avril 2014

La corderie n’est pas qu’un havre de paix : à l’intérieur, tout n’est pas toujours si simple, doux, léger, fluide, harmonieux, apaisant, souple et cette édification a aussi parfois ses failles, ses faiblesses : on la souhaiterait stable et solide mais elle est aussi château de sable, château de cartes, château en Espagne. Si du dehors, aux yeux de celui qui n’y entre pas, elle paraît comme protégée du vacarme, des parasites, de la folie quotidienne, des fausses pistes, des vraies pestes, des communiqués de presse, de l’intox, le vent s’y faufile tout de même quand il n’est pas arrêté par les murs ou lorsqu’une fenêtre n’a pas été bien fermée, secouant le vivant, faisant vibrer ses fils et ficelles, tous ceux qui, en équilibre au-dessus du vide, du trou, apprennent à marcher ensemble, à dompter le vertige, à ne pas chuter, à tomber le plus tard possible.

Ça fait des mois que nous n’avons pas dormi plus de quatre heures d’affilée. 

Legrand est rentré, l’orage à la gare de l’Est était grandiose, la lumière sur les toits un spectacle. J’avais de l’avance, j’ai bu une bière au comptoir en écoutant des comédiens parler de leur tournage du jour, le patron était en face de moi, je ne le connaissais pas, j’ai pris un journal plié-déplié, j’ai joué à l’habitué debout contre le zinc, je me suis souvenu que le patron ne m’avait jamais vu, alors j’ai enfilé le costume du touriste et j’ai payé ma consommation. Sur le quai, Legrand m’a sauté au cou. Nous sommes restés longtemps là, devant les trains ; j’ai fait plusieurs photos car il y avait un détail qui l’amusait sur un des TGV. Dans le métro j’ai trouvé qu’il avait grandi mais une fois à la maison j’ai dû reconnaître que je m’étais trompé : il avait pris du poids.

Ce soir je fredonne en faisant défiler les tweets sur mon téléphone puis je chante en cent-quarante caractères : on s’est followé on s’est hashtagué, on n’s’est + RT ni favorisé, on s’est retrouvé on s’est effeffé & puis défollowé #letourbillondestwitts

Après une soirée à picoler dans un bar en compagnie d’une touriste canadienne, quatre flics de la BRI font visiter leur bureau du 36, Quai des Orfèvres à la fille qui ressort de là en lambeaux. Aujourd’hui deux d’entre eux viennent d’être mis en examen pour viol. La même journée, un gardien d’école est accusé lui aussi d’agressions sexuelles qu’il aurait commises en-dehors de l’établissement. Plus loin encore sur la carte et dans les sphères, un milliardaire américain, pour amuser sa galerie, a balancé depuis un toit une femme dans sa piscine qui s’est cogné le genou contre le rebord du bassin avant de hurler de douleur dans l’eau qui, dans ce quartier de Hollywood, est bien mieux traitée que les invitées.

dimanche 27 avril 2014

Trois des quatre flics de la BRI qui sont accusés d’avoir violé une Canadienne (ils prétendent qu’elle était consentante) viennent d’être suspendus non pas par les couilles mais par leur hiérarchie.

Lapetite mange ses trois premières cuillers de purée de carottes cuites à la vapeur et mixées avec le Babycook qui n’avait pas servi depuis cinq ans.

Un voisin et ami me prête sa brouette, me donne de la terre de son jardin. Une nouvelle fois je retourne (à) la terre et, dans la foulée, sème les fleurs en me souvenant du geste de la semeuse sur les pièces argentées, de cinquante centimes à cinq francs. Ici, dans le sentier, tout le monde s’aimerait-il, de mémoire ?

lundi 28 avril 2014

Legrand retourne à l’école, je continue à organiser mes journées avec Lapetite : j’écris, lis ou jardine quand elle dort, remplis le lave-linge ou vide le lave-vaisselle, prépare sa purée ; quand elle est réveillée, nous allons faire des courses, un tour au parc ou jouons. Elle fatigue vite, elle geint facilement mais un sourire d’elle et les cris d’avant sont comme annulés. (Les enfants nous bernent dès leur naissance et nous roulent dans la farine ; même lorsque nous sommes épuisés d’eux, nous leur pardonnons tout dès qu’ils montrent leurs gencives édentées et leurs yeux plissés ; il est un fait : nous nous laissons piéger, ainsi notre plainte est irrecevable.)

Au parc, sur l’autoroute des poussettes, je pense à ces hommes et ces femmes qui élèvent seuls leurs enfants parce que l’autre est parti ou parce qu’il est mort. Je ne me demande plus comment ils font, je le sais maintenant, mais je compatis. Non pas comme quelqu’un qui les plaindrait ou pleurerait sur leur sort bien que celui-ci ne soit pas enviable et que ceux-là auraient dû voir grandir ceux qu’ils avaient mis au monde. Je compatis, au-delà de la peine, au-delà de l’injustice, au-delà de la souffrance ; désormais ces hommes et ces femmes sont seuls face à ces énigmes, ces raz-de-marée, ces boules de nerfs abandonnées, seuls et impuissants et pourtant, de leur désespoir ils vont transmettre, à ceux qui commencent leur vie, l’amour dont ils ont besoin, et l’attention, et la force et ils enseigneront même la justice qui pourtant ne les a pas épargnés.

Mon oncle D. est d’une extrême gentillesse, son regard a toujours été très doux ; je me souviens de ses mésaventures sentimentales tandis que j’étais jeune étudiant, je me souviens de sa folie quand, quitté par l’une de ses amoureuses, il s’est mis en tête de faire le tour de la Méditerranée avec sa bicyclette, je me souviens de mes grands-parents quand ils sont partis le chercher en Egypte, je me souviens de ses cartes postales, je me souviens du titre du texte (poste restante) que je lui avais dédié à l’époque et que j’ai perdu depuis, je me souviens de sa douceur qui au fond ne s’est jamais laissée dévorer par le ressentiment même si dans son regard souvent brouillé je la voyais à vif sa douleur (de la douceur à la douleur, c à l), je me souviens comme il paraissait perdu, comme son corps avait souffert sur ce vélo chargé comme un âne, je me souviens quand il a rencontré M., comme c’était beau, je me souviens que j’étais heureux pour lui, je me souviens qu’ils ont eu deux enfants puis M. est tombée malade, elle n’avait pas quarante ans. Avant de mourir, elle a mis au monde un bébé à l’hôpital, aucun médecin n’avait vu qu’elle était enceinte, ils pensaient tous que ça n’était pas possible, la chimiothérapie aurait dû empêcher l’ovulation, je me souviens qu’elle a accouché, sur les toilettes de sa chambre d’hôpital, d’un bébé prématuré, irradié, pas viable, je me souviens quand mon père m’a annoncé que le bébé était mort puis, quelque temps après, que M. était morte, je me souviens du texte que j’ai écrit pour elle, D. et leurs deux enfants et quand je l’ai lu lors de la cérémonie funéraire, je me souviens que M. a été enterrée avec son petit bébé que D. a dû prénommer et reconnaître mais je n’arrive toujours pas à écrire son prénom ici, je me souviens que leur fille aînée n’avait même pas l’âge de Legrand et que leur petit garçon était à peine plus grand que Lapetite, je me souviens des nuits infernales, des cauchemars, des insomnies, des pleurs, des enfants qui cherchaient leur mère, de D. qui, ravagé par sa peine et l’épuisement, ne pouvait que continuer à vivre. Heureusement qu’ils sont là devait-on lui dire parfois. Mais pour avoir parlé avec d’autres hommes et femmes qui ont perdu leur compagne ou compagnon, je sais que ce sont des phrases comme celles-là qui séparent à jamais ceux qui ont connu la pire des douleurs et ceux qui sont passés à côté.

Dans le deuxième numéro de la revue de L’Atelier contemporain, hormis l’enquête « Que lisez-vous ? » où des artistes peintres ouvrent leur bibliothèque et leur mémoire de lectrice et lecteur, il y a deux longs textes formidables de Jérémy Liron dont La mélancolie des fragments et À travers les livres.

« Le monde dans son entier se dérobe, s’exile toujours de l’expérience pour se rêver par la carte, l’imaginaire et quelques autres systèmes. On ne sait pourtant jamais vraiment dans la fugacité du geste qui du regard ou de l’objet appelle l’autre, qui retient et qui est retenu. Si le monde offre des images à cueillir, si l’œil les projette par-devant lui ou s’en va les arracher à la confusion, l’un semble aller à l’autre en une tentative de résolution, comme si s’installait entre l’œil et le visible une forme de désir. Or on ne désire jamais que ce dont on perçoit le manque, c’est-à-dire la conjointe présence et absence en nous. »

Jérémy Liron, La mélancolie des fragments, L’Atelier contemporain n°2.

mardi 29 avril 2014

Perdus : nous ne savons plus où faire dormir Lapetite, dans notre chambre ou dans celle des enfants. Nous avons peur que ses pleurs et cris ne réveillent Legrand. Nous faisons des tests, des essais, nous ne sommes sûrs de rien, nous tremblons, nous nous taisons, nous ne sommes pas d’accord, nous sommes tendus, nous devenons impatients, agressifs : les nuits des jeunes parents, lorsque les enfants ne dorment pas, sont un terrain miné de mauvaise foi, de colère longtemps retenue, de règlements de compte, parfois un gueuloir et un défouloir. Nous avons beau savoir par expérience que tout sera oublié dès que nous redormirons à nouveau, ces heures-là sont interminables et, pour certains parents, fatales. (Pendant la grossesse nous avons appris qu’un couple sur trois en France se séparait avant les cinq ans de leur enfant, un couple sur deux en région parisienne.)

Des manifestants pro-russes viennent de prendre d’assaut le siège de la police régionale à Lougansk, dans l’est de l’Ukraine.

Je vais à la librairie avec Lapetite, récupère le livre de Virginie Gautier et Francesca Woodman (Les yeux fermés, les yeux ouverts, Le chemin de fer) que j’ai commandé et Fou civil d’Eugène Savitzkaya (Argol) qui était déjà dans les cartons des livres à retourner. Je suis mal reçu et le signifie avec humour à la vendeuse qui a l’impression sans doute que je moque d’elle alors que je viens de lui épargner de retourner ce texte de Savitzkaya qu’elle a commandé il y a moins de deux mois. Sur le portique à ma droite, un autocollant a été posé, il s’agit du LiR, le label de librairie indépendante de référence qui distingue des librairies pour l’étendue de leur assortiment, leur rôle pour la promotion de la littérature de qualité, entre autres. Comme je lui tends ma carte de fidélité remplie, soudain elle se fait plus douce. En sortant je ne peux m’empêcher de me dire que tous les lecteurs ne sont pas aussi militants que moi. Quand ils sont reçus de cette manière dans une librairie indépendante, dite de création, je comprends mieux pourquoi certains clients commanderont, dès la fois suivante, leurs livres sur Internet.

En rentrant j’apprends que Alstom (sa branche énergie) pourrait être rachetée par un groupe étranger : Siemens ou General Electric. Quant à Alstom Transport, la branche qui construit les TGV, elle deviendrait « une entreprise autonome ». Né à Belfort, ayant vécu mes trois années de lycée dans cette ville, cette entreprise est indissociable d’une bonne partie de mon enfance, jusqu’à mes 18 ans. Aussi parce que mon oncle D. y travaille encore ainsi que le père d’une de mes premières amoureuses. Ces détails de rien dans la vie d’une entreprise comme celle-là et dans les tractations actuelles sont néanmoins un point d’accroche avec ceux qui ont alimenté et aliment toujours la machine.

mercredi 30 avril 2014

Après une nouvelle nuit pourrie, C. commande ce livre soit-disant miracle qu’on nous a recommandé ces derniers jours sur le sommeil des enfants.

Pendant la sieste de Lapetite, je relis la version définitive avec postface et index du texte à paraître à l’automne à L’Atelier contemporain avant de l’envoyer à l’éditeur : Ricordi.

Un nouveau feuilleton, industriel cette fois : l’État décide de mettre son nez dans le dossier Alstom.

Encore une affaire d’attouchements et d’agressions sexuelles sur des gamines. Cette fois, ils sont trois : un homme et ses deux fils. L’homme s’en est pris à ses petites nièces et à ses petites filles ; ses fils s’en sont pris à leurs cousines. Des enfants qui avaient entre trois et six ans à l’époque des faits. Aujourd’hui elles en ont vingt de plus. Vingt ans de chape de plomb, vingt ans de non-dits, vingt ans de honte, vingt ans de dépression, de tentatives de suicides, de problèmes sexuels. Et au bout du tunnel, entre huit mois et quatre ans avec sursis, seulement. Sans compter que d’autres enfants ont peut-être été abusés par ces trois bêtes humaines-là, la mère de famille ayant été la nourrice de ses nièces et cousines mais également d’autres bébés des environs.

Je crois encore un peu en l’Humanité sinon je me serais déjà supprimé mais ça fait bien longtemps maintenant que je ne crois plus en l’Homme. Comme si tout était normal, le dernier soleil d’avril se couche sur le parc des Guilands.

jeudi 1er mai 2014

Après une nouvelle nuit horrible, j’ai le jour, férié ou pas, en dégoût.

Même si je cherche plutôt à me rapprocher de la douceur et à éloigner la noirceur, je ne sais pas comment peindre le quotidien en bleu layette, en rose bonbon, je ne sais pas non plus aquareller les heures à attendre, les heures où s’agiter en ordre. Je ne fuis pas le noir qui nous traverse à deux heures du matin mais n’écris pas les phrases que nous avons déjà regretté d’avoir prononcées. Parce qu’elles font partie d’un processus qui s’autodétruit dès que le corps est à nouveau propulsé dans le jour ; là est le piège : dans le manque de sommeil. Je ne dis pas le gouffre, les tensions, la tyrannie de l’enfance, les quelques déchirures des parents : le monde le dit pour moi, l’horreur lue, entendue, croisée, l’horreur du dehors le dit pour moi, et le macabre et le tragique et l’injustice et le ridicule et le burlesque. Je refuse d’entrer dans cette danse mais ne suis pas contre les reflets, les rebonds, et ne renâcle pas à chercher les pièces manquantes du puzzle à inventer jour après jour, ce que l’enfance devant moi renvoie de la mienne. Je n’ai jamais eu autant de mémoire même si je me méfie des souvenirs (un souvenir il faut le fictionner, comme le réel, avant d’entendre la voie derrière la voix) : observer Lapetite et Legrand m’amène à ré-interroger l’enfant que j’ai été, que j’aurais pu être, que j’ai fait mine d’ignorer.

Aujourd’hui, après les cris, la douceur est à nouveau visible sur le visage d’un enfant qui n’a pas un an et me regarde comme si j’étais pour elle un inconnu, une surprise, une nouveauté, et comme elle a raison : combien sommes-nous nous au même instant à nous demander qui est l’autre en face de nous, et comment le savoir, même en le sondant longtemps ? Qui cherche à connaître absolument l’autre sauf un pervers, un flic, un psy, un communicant ? Pas un bébé avec son père. Pour elle la surprise est de taille : Je l’ai déjà vu quelque part celui-là qui me sourit et je crois bien que c’est lui qui va changer ma couche, me nourrir, me coucher, me câliner, me baigner, soigner mes yeux qui coulent, vider mon nez, c’est lui qui va m’enduire le visage, les bras, les jambes, les fesses, de crème ou me donner à boire.

Nous allons nous habituer à nous : la douceur est longue gagner et encore plus rude à garder.

vendredi 2 mai 2014

Fatigue, toujours. Demain, mise en place de nouveaux rituels et impression d’un tableau dans lequel mettre en évidence les phases de sommeil, les pleurs, les réveils, les repas...

Aujourd’hui 31 morts à Odessa et au Nigeria, où sont les filles qui ont été enlevées par des fanatiques ? Dans les deux cas, qui leur a livré des armes ? quel gouvernement, quel régime, quel pays, quels salauds ? 

#BringBackOurGirls

Ma binette est une fourchette, dit le merle bègue chez Savitzkaya. Et moi qui fais partie des laborieux, même dans les tâches les plus abordables, même dans le futile, comment vais-je parvenir à enlever toute cette mauvaise herbe qui, chaque jour, cherche à prendre racine autour de Lapetite ? Je coupe la radio.


Carnet de notes d’un congé parental d’éducation qui a débuté le 15 février 2014, publication légèrement décalée dans le temps.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le mardi 29 juillet 2014