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paparenthèse paparentale #8
samedi 5 avril 2014
Depuis que son père ne se tient plus vertical, chaque automne mon père prépare la choucroute : il lui faut acheter des choux à des agriculteurs du Sundgau, faire sauter les feuilles externes et le trognon, trancher chaque chou en lamelles, les empiler dans un tonneau en grès ou en bois (une couche de choux, une couche de sel), stocker le tonneau dans la cave, le fermer à l’aide d’une planche sur laquelle il pose une pierre et laisser fermenter presque deux mois. À partir de là, en général à l’approche de Noël, mon père tire la choucroute et ma mère la cuisine au vin blanc d’Alsace après l’avoir rincée à trois reprises au moins pour la débarrasser de sa saumure. Chaque année mon père m’offre un ou deux kilos de la choucroute héritée du geste de mon grand-père et chaque année je la cuisine mais, plutôt que de la préparer à l’alsacienne (avec de la viande fumée) je l’emmène en mer et en Orient (poisson blanc, saumon frais, filet de haddocks, fruits de mer, safran,...). Cette fois, comme ma mère a chargé le sac de mon père de saucisses de Morteau, de Montbéliard et de palette fumée, c’est avec ses gestes à elle que je m’apprête à cuisiner ce plat qui sera aussi le dernier que nous partagerons avec mon père, les travaux se terminant aujourd’hui, mon père prenant le train demain.
Ce matin, avant d’entrer en action, j’ai enfilé une paire de jeans déchirée au genoux, Legrand aussi. Nous n’avions pas encore lu (et j’avais oublié la date exacte) que ça faisait exactement vingt ans que Kurt Cobain était mort à l’âge de vingt-sept ans. J’en avais presque vingt-deux, j’étais bisontin depuis trois ans, inscrit en deuxième année de Lettres Modernes (travaillant une partie du jour pour la compagnie de transports urbains, planchant sur les dissertations le soir) et je venais d’emménager avec S. au-dessus d’un bar américain, Le Bagatelle, au deuxième étage côté cour. Une des entraîneuses, qui logeait dans le même immeuble, au premier étage, écoutait Nirvana en boucle quand elle ne travaillait pas, faisait quelques extras à ses clients dans la cour avant de rentrer se coucher et laissait de plus en plus souvent pleurer son bébé durant son absence. Une nuit, vers deux ou trois heures, l’entendant rentrer, ne supportant plus la situation, me sentant responsable de ce nourrisson abandonné une partie de la nuit, rechignant néanmoins à appeler les flics, la DDASS ou je ne savais qui, cherchant à régler le problème moi-même, j’ai sonné chez elle ; un type défoncé a ouvert la porte, la fille était allongée sur le lit posé à terre, le bébé hurlait à côté d’elle, j’étais tétanisé par cette situation. J’ai parlé au type qui ne comprenait rien puis à la fille qui ne se levait pas, j’ai expliqué calmement que ce n’était plus possible d’abandonner son enfant la nuit, que c’était dangereux, que j’allais devoir appeler les services sociaux, que je n’aimais pas faire ça mais que là elle m’y obligeait. Je bafouillais, j’étais calme pourtant mais je n’arrivais pas à dire les choses en une ou deux phrases. Le type a fait Grummpf et m’a fermé la porte au nez. J’ai à nouveau sonné et c’est la fille qui m’a ouvert cette fois. OK elle a dit, je ne recommencerai plus puis : j’avais pas le choix, ma soeur pouvait pas venir ce soir et puis encore : bonne nuit. Le type était affalé sur le lit, habillé, la tête sous un oreiller, le bébé ne pleurait plus. Je ne me souviens plus des jours qui ont suivi mais je crois que la fille a déménagé assez vite.
En passant devant la Parole errante je repère cette phrase d’Armand Gatti accrochée à la palissade : « effacer, c’est déjà un langage ». Je pense immédiatement à Emmanuel Delabranche, Virginie Gautier, Pierre Ménard et Isabelle Pariente-Butterlin qui, ce soir à l’occasion du vernissage de l’exposition de Mathilde Roux à la bibliothèque Marguerite Audoux à Paris, liront des textes sur les « Territoires des possibles ». J’aurais aimé m’y rendre, je me contenterai des textes mis en ligne ou de l’enregistrement s’il y en a un.
Après les travaux, avant la choucroute, sous le soleil, nous partons tous les cinq aux Guilands. La chèvre et ses deux petits sont bien là mais la deuxième chèvre qui devait mettre bas ces jours-ci a disparu, ses hypothétiques petits avec. Nouvelle déchirure pour Legrand : elle est morte ? et les chevreaux ils sont morts ? Cette fois je ne cherche pas à esquiver. Je me dis que Legrand devra affronter plusieurs fois la mort au cours de sa vie et je ne serai pas toujours là. Et puis je n’ai pas à lui transmettre mon malaise et dois faire face à ce qui paraît le plus injuste pour lui (pas que pour lui d’ailleurs) : mourir avant d’être arrivé à la fin de sa vie ou, pire encore, avant même d’être né. Legrand encaisse, arrache de l’herbe, nourrit les survivants. Lapetite rit aux éclats quand on la tient à bout de bras, le soleil lui fait faire de drôles de grimaces. Mon père tente une sieste mais Legrand passe maintenant son temps à le chatouiller. C. est épuisée mais les travaux semblent l’avoir rassurée. On avance. Sur la corde, on se balance. En famille : de six mois à soixante-deux ans, sans filets.
dimanche 6 avril 2014
Deux gares, deux départs.
Mon père, le matin, que je raccompagne sur le quai de la Gare de Lyon, avec Legrand. Moi, le soir, avec ma valise, lignes neuf et cinq, allumant ensuite une roulée le long du quai Gare de l’Est tandis qu’une voix de femme nous rappelle qu’il est interdit de fumer dans l’enceinte de la gare, grimpant dans le TGV en direction de Strasbourg, déballant mes affaires – l’index de Ricordi que je vais reprendre entrée par entrée, de A à Z, en vérifiant chaque renvoi, chaque fragment.
Je me souviens que cet après-midi, tandis que je préparais ma rencontre de demain avec l’artiste Daniel Schlier à Strasbourg, je relisais, feuilletais pour la énième fois sa monographie, me nourrissant de cet univers si éloigné du mien et pourtant m’y sentant de mieux en mieux, j’étais tombé sur une des rares informations de la journée que j’avais retenues, parce que je la trouvais si déplacée face à la réalité des vrais artistes, parce que sa laideur et sa vulgarité m’avaient laissé sans voix : hier l’ancien président des USA, George W. Bush, a inauguré dans sa bibliothèque présidentielle de Dallas l’exposition de ses propres peintures : des portraits d’anciens et d’actuels dirigeants mondiaux peints avec une sérieuse nullité.
À 21 heures j’ai quitté la maison pour n’y revenir que mercredi. Dans deux semaines C. reprendra son travail et je serai alors seul, vraiment seul, à organiser mes journées en fonction du rythme des enfants. C. m’avait conseillé de prendre l’air quelques jours avant sa reprise. J’avais choisi Strasbourg pour revoir plus longuement François-Marie Deyrolle, partager son quotidien, l’entendre parler de ses projets, travailler sur notre livre, rencontrer quelques personnes amies ou inconnues, Daniel Schlier notamment qui proposera des dessins originaux pour accompagner l’édition de Ricordi.
J’arrive à Strasbourg juste après minuit, j’ai terminé la lettre A, FMD m’attend sur le quai. À la maison tout le monde dort (ou presque).
lundi 7 avril 2014
Je traverse Strasbourg avec émotion, du quartier de la gare à la place Broglie, zigzaguant, cherchant à retrouver son sens de circulation, à me réapproprier ses battements, revenant en quelques lieux marqués par la vie sentimentale : Strasbourg est la ville de C., celle où nous nous sommes rencontrés, à côté de la place Gutenberg, là où j’ai frappé à la porte de son appartement, où j’ai vécu quelques mois avant que nous la quittions ensemble. Des dix dernières années, entre Besançon et Paris, Strasbourg est essentielle pour moi, ville transitoire, carrefour, elle est le sas, la cité où je n’aurai pas laissé beaucoup de traces visibles (pas de logement à mon nom, pas de travail, pas de réexpédition du courrier mais une déclaration pour le vol de ma carte bleue et la fiche de location d’un camion de déménagement), où j’aurai aidé un éditeur à diffuser ses publications par téléphone, où j’aurai surtout lu des auteurs japonais et des textes liés au Japon, de Sōseki Natsume à Murakami Haruki, du Sarinagara de Philippe Forest au Mokusei ! de Cees Nooteboom en passant par Dazai Osamu (Cent vues du mont Fuji, Soleil couchant, Pays natal et La déchéance d’un homme, mon préféré), ville des doutes aussi et d’une prise de décision capitale, ville capitale.
Après avoir tenté de prendre de la graine au bar à plantes j’envoie une photo à C., à l’angle de la rue des Serruriers et de la rue de l’Épine en lui demandant des nouvelles de la maison. Plus tard je retrouve FMD et Franck Queyraud au café de l’Opéra ; Franck est maintenant chargé des médiations numériques à la médiathèque André-Malraux et c’est la première fois que nous passons autant de temps ensemble alors que je suis ses blogs depuis plusieurs années. Franck nous offre à chacun un exemplaire de La poésie au coeur des arts, de Bruno Doucey et Christian Poslaniec (éditions Bruno Doucey).
FMD et moi avons rendez-vous avec Daniel Schlier en son atelier strasbourgeois. C’est notre première rencontre. Il y a un mois, FMD lui a envoyé une des dernières versions de Ricordi en lui demandant s’il était d’accord pour créer une suite de dessins pour son édition. DS a lu l’ensemble, a dit oui, et très vite nous avons parlé de l’Italie mais aussi et surtout de Melville, de Joyce et de Mark Z. Danielewski avant d’entrer dans son atelier et de découvrir dessins et tableaux en cours, inachevés, mis de côté, en attente, brouillons, essais. Tout défilait sous mes yeux, tout défilait très et trop vite, la rétine débordait. Un peu comme si j’avais lu à quelqu’un mes carnets sans respirer. C’était si intense pour moi ce moment que je suis sorti épuisé de l’atelier. Dans la voiture je me suis dit que j’aurais dû lui demander d’aller moins vite, je n’ai pas l’habitude des ateliers d’artiste, et je digère de plus en plus lentement.
Ce soir FMD et moi réfléchissons à sa maison d’édition : comment utiliser les outils informatiques, Internet ou les réseaux sociaux pour servir au mieux L’Atelier contemporain, comment doser ses efforts : il travaille seul et redémarrer un projet éditorial est un gouffre.
Avant d’éteindre, je m’amuse des intrusions dans la vie privée et intime, des règlements de compte et des actes visibles que permet le monde actuel, connecté : une femme apprend que sa maison a été mise en vente sur un site d’annonces gratuites par un(e) voisin(e) se faisant passer pour elle (« quartier très calme sauf moi ») ; des policiers alertés par l’alarme d’un ferrailleur débarquent dans l’entrepôt pensant alpaguer des amateurs de métaux mais tombent sur deux hommes en train de se prendre en photo dans des positions sans équivoque sur une vieille charrette, dans une baignoire... ; une employée de Twitter live-tweete son accouchement (de la perte des eaux en passant par les contractions jusqu’à l’accouchement, photos à l’appui) et crée dans la foulée un compte à sa fille ; s’inspirant (peut-être) du documentaire Femme de la rue de Sofie Peeters, une employée du Guardian, pour se venger du machisme ordinaire, décide, caméra cachée à la main, de filmer la réaction des hommes quand elle les aborde, les siffle, les klaxonne, à qui elle demande de baisser leur pantalon, de coucher avec elle... et poste ses petits films sur Twitter, le nom du compte : @EverydaySexism.
mardi 8 avril 2014
Strasbourg, toujours. En fin de matinée je rends visite aux libraires de Quai des brumes. J’apprends que Francis et Sylvie Bernabé ont vendu la librairie à deux de leurs fidèles salariés, que l’heure de la retraite est venue pour eux. La librairie n’a pas changé, les pièces du fond sont toujours aussi élégantes et calmes, Arnaud est confiant, plein d’allant. Beau parcours pour lui qui a commencé en librairie la même année que moi, en 1998. Nous parlons du métier, des publications, de nos vies et villes différentes, de nos enfants. FMD me rejoint un peu plus tard et je passe à la caisse : Épépé de Ferenc Karinthy (Zulma), personne(s) de Sarah Chiche (d’après Le Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, éditions Cécile Defaut), Une nouvelle maison pour la famille Souris de Kazuo Iwamura (lutin poche) et Le guide du mauvais père, 2 de Guy Delisle (Delcourt).
Impossible de trouver une brasserie ouverte après 13 heures. Je propose d’acheter un sandwich dans la boulangerie où j’aimais aller en 2006. Les patrons ont changé, eux aussi sont partis à la retraite ; au début la nouvelle vendeuse m’accueille avec méfiance puis, quand je lui demande des nouvelles des anciens patrons, se fait plus douce.
Chili con carne : au Sud de Santiago, un couple se dispute, la femme sort un pistolet, abat l’homme, découpe le corps en morceaux qu’elle cuit à l’étouffée, attend qu’il refroidisse, enferme le tout dans des sacs-poubelle qu’elle jette à la décharge avant de se rendre à la police de Molina.
En milieu d’après-midi nous rejoignons Alain Walther qui avait rendez-vous avec les deux autres fondateurs de La Croisée des routes, Joël Isselé et Franck Michel. Il sera ici question de la nouvelle politique culturelle de la ville, d’écriture, de lecture et d’édition, d’anthropologie et de numérique, de voyage et de projets de vie. Plus tard FMD et moi, autour d’un magret de canard et d’un vin rouge du Sud-Ouest, parlons à nouveau de Ricordi mais aussi des autres textes de l’Atelier Contemporain, ceux déjà publiés et les autres à venir, de la diffusion et de la distribution, le nerf de la guerre (de la survie).
Plus tard je lis un entretien avec Anne-Marie Leroyer, rapporteuse du texte sur la filiation et les origines dirigé par la sociologue Irène Théry qui vient d’être publié, rapport censé servir de base de travail à l’élaboration d’une nouvelle loi sur la famille : « Aujourd’hui, on ne conçoit qu’un modèle de filiation en France, celle issue de la procréation charnelle. On calque la filiation d’un enfant adopté ou issu de la procréation avec tiers donneur, sur la filiation par procréation charnelle. Le biologique est mis en avant de manière trop importante. Il nous semble essentiel d’aller vers un droit commun de la filiation tout en prenant en compte la diversité de ses modalités d’établissement. Il faut reconnaître les enfants issus de la GPA [gestation pour autrui], ouvrir la PMA [procréation médicalement assistée] aux couples de femmes, mettre fin à l’anonymat sur les donneurs pour que des adultes puissent avoir accès à leurs origines. »
Avant d’éteindre je feuillette les dernières publications de L’Atelier contemporain : le deuxième numéro de la revue, la correspondance entre Jean Dubuffet et Valère Novarina (Personne n’est à l’intérieur de rien) et Chemin ouvrant de Yves Bonnefoy et Gérard Titus-Carmel.
mercredi 9 avril 2014
Ce matin encore FMD s’est levé tôt et je ne le verrai plus avant mon départ. Je prépare mes affaires, écris, mets en ligne un billet sur déboîtements et vais reprendre le train dans l’autre sens. Pour une fois le TGV est calme. Contre la vitre, je lis (Guy Delisle et Sarah Chiche), écris, écoute de la musique, me coupe des cris d’enfants, profite des ces deux dernières heures de solitude, somnole un peu.
Notre vie est une fiction et la mort n’existe pas derrière la vitre d’un train. Et ce qui soudain vient secouer notre épaule n’est pas un personnage enfermé dans une malle depuis la mort de son auteur mais un contrôleur qui n’a pas appris à lire sur des lèvres qui remuent à peine. On est deux, trois, vingt, on ne se compte pas, on ne compte pas pour les autres, ne comptez pas sur nous pour traduire les cris, on est tous tout seuls, le temps du voyage ou plus. Désormais c’est nous, poissons passifs, que le paysage au bout de la ligne vient de figer à vitesse grand v. Derrière la vitre, fin de la parenthèse.
Retour à Montreuil, à la vie parentale où ça s’agite et se bouscule sous le soleil.
Reprenant mes notes je me souviens soudain avoir oublié d’acheter le premier numéro de Le 1 : « La France fait-elle encore rêver ? » : pas avec les nouveaux quatorze secrétaires d’État en tout cas.
jeudi 10 avril 2014
Nuit hachée, encore. Je regrette de ne pas être parvenu à mieux dormir à Strasbourg mais le pli des sales nuits est pris depuis de trop longs mois maintenant ; il faudra sans doute plusieurs semaines pour retrouver un sommeil plus paisible (une utopie – comme les tisanes « Nuit calme »).
Un avion disparaît, suite du feuilleton : recherche des boîtes noires. Ailleurs c’est un enfant de trois ans qui a bien failli ne plus jamais voir le jour : sept heures dans un car à attendre qu’on vienne le chercher. Je me souviens, c’était l’été 2008, nous attendions notre premier enfant (Legrand) et la grossesse ne se passait pas très bien (on venait de nous annoncer le pire (un mois d’attente et de décisions à prendre au cas où) qui n’est jamais arrivé) quand on a appris qu’un père avait oublié son enfant dans la voiture et qu’il en était mort ; je m’en souviens très bien : nous avions souvent parlé de cette affaire parce que nous attendions un enfant et ne savions pas encore ce que signifiait être parents, être responsables d’un enfant mais nous estimions à ce moment-là qu’il était impensable d’oublier son enfant dans sa voiture, pas de le perdre dans l’allée d’un centre commercial non mais de l’oublier quelque part ; depuis 2008 j’ai entendu plusieurs histoires sordides comme celle-là et à chaque fois je ne comprenais pas comment la chose était possible mais aujourd’hui, depuis que je sais à quel point nous pouvons être éjectés de nous-mêmes et proches du bug tant la fatigue est grande certains jours, j’y pense à cette histoire-là, celle de 2008, et c’est même devenu une de mes peurs les plus régulières, une de mes angoisses les plus récurrentes.
Un peu surpris de trouver à la Croix de Chavaux de nombreuses affiches de deux candidats à l’élection présidentielle algérienne placardées un peu partout. C’est surtout les militants de Bouteflika qui semblent les plus actifs (sans doute pour compenser le fait qu’il ne soit qu’un avatar dans cette campagne).
vendredi 11 avril 2014
Être en congé parental ne signifie pas seulement aider ses enfants à bien grandir. Être en congé parental, c’est tout d’abord ne plus être salarié (le contrat me reliant à mon employeur est cassé même s’il a l’obligation de me reprendre à la fin du congé), c’est-à-dire ne plus percevoir de salaire (mais une allocation mensuelle de la CAF de 570 euros), ne plus bénéficier de la mutuelle de l’entreprise ni des autres avantages, ne plus cotiser pour une hypothétique retraite. Ces dernières semaines, j’ai remarqué qu’un homme ou une femme en congé parental ne comptent plus : ils ne figurent dans aucune statistique, ni salarié ni chômeur ni invalide et s’ils décident d’emmener leurs enfants au zoo, au cinéma, au théâtre, par exemple, partout où l’on propose des activités adaptées aux enfants, ils n’ont droit à aucune réduction. (L’état doit estimer que parce que nous faisons le choix de nous arrêter de travailler pour « éduquer » nos enfants, cela doit signifier que nous avons les moyens de leur offrir le meilleur au prix fort). Être en congé parental est un non statut et puis on n’est plus rentable pour personne et comme, pour la société, s’occuper des enfants n’est pas un travail on se retrouve soudain comme en vacances prolongées. D’ailleurs on me demande parfois si mes vacances se passent bien. Être en congé parental, c’est se retrouver au foyer, dans les cendres sans les braises, sans la pression professionnelle quotidienne, avec le souci d’entretenir la maison, de garder le frigo, le garde-manger et la pharmacie garnis, de cuisiner, de respecter les horaires, les rythmes, d’être à l’écoute, en alerte, d’apporter tous les soins et besoins à Lapetite, d’apprendre à Legrand que perdre n’est pas une honte ou que je l’aime autant qu’avant la naissance de sa sœur, d’être le ballon et l’arbitre, celui qui garde les buts et soigne les blessés. Être en congé parental, pour un homme, c’est accepter de laver le linge sale en famille, de l’étendre, de plier les quatre secondes peaux dans chacune des pièces de vie, de sortir du placard et de poser assiettes-couverts-et-verres propres sur la table qui seront rapidement salis avant de les rendre à nouveau propres et de les ranger provisoirement. Être en congé parental c’est apprendre à équilibrer le dehors et le dedans, à sortir et rentrer les poubelles jaunes ou marron, à porter, rapporter, supporter, les courses, à jouer au marchand, au client, au docteur, au garagiste, au livreur, au receveur, au dispatcheur, au psy. Être en congé parental, pour un homme, c’est côtoyer un monde essentiellement féminin, celui des sorties d’école et des jardins publics ou des parcs, celui de la petite enfance, mal rémunéré, mal reconnu, mésestimé, celui des mères au foyer, des parents au chômage, des PMI, des instituteurs/trices, des puéricultrices, des assistantes maternelles, des desperate housewives (au masculin : desperate housemen ?). Être en congé parental, c’est apprendre à vivre sans autre ambition que celles d’entendre de nouveaux sons prononcés par son bébé ou de suivre la progression des gestes, leur finesse dans la préhension de son propre corps, de l’autre, des objets et de noter que chaque jour Legrand forme de nouveaux mots sur la feuille, qu’il les assemble, à l’oreille. Être en congé parental pour moi, et c’est sans aucun doute une chance, c’est continuer à entretenir le narrateur de sa propre vie en rejoignant l’écriture dans les quelques creux et les rares blancs – des fragments d’instants –, l’écriture qui, socialement ou professionnellement, ne compte pas non plus mais sans qui je n’aurais aucune prise ni aucun recul à l’intérieur de la parenthèse, hors du monde agité (« Agité » étant l’anagramme de « Gaîté », son antonyme ici).
Carnet de notes d’un congé parental d’éducation qui a débuté le 15 février 2014, publication légèrement décalée dans le temps.
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le mercredi 2 juillet 2014