christophe grossi | lirécrire

Accueil > f(r)ictions > archives > paparenthèse paparentale > paparenthèse paparentale #7

paparenthèse paparentale #7

samedi 29 mars 2014

La nuit a été un peu moins éprouvante que les précédentes. À neuf heures, caressés par des rayons de soie, nous arrivons au parc des Beaumonts : C. part à son cours de Qi Gong ; Legrand, Lapetite et moi, en balade. Legrand se traîne, il a mal aux jambes, aux pieds et a peur de croiser un renard, le loup ; sa sœur dort dans le porte-bébé. Pendant une petite heure nous cheminons ainsi, serpentons, montons et descendons, passons entre ou sous les arbres, cherchons une aire de jeux, comptons les marches, chassons les mouches, la fatigue, quand soudain les arbres disparaissent : malgré une légère brume (les microparticules ?), nous distinguons une bonne partie de Montreuil, un peu de Bagnolet et Paris derrière. Legrand reconnaît tours et buildings, se repère, se repose, cherche notre maison, le parc des Guilands. Après une première boucle nous changeons de direction, marchons là où nous ne devrions pas, près des ruches, nous nous enfonçons dans un bois hors des chemins balisés et nous retrouvons coincés ; autour de nous, barrières, grillages et barbelés. Legrand est trop petit pour passer par-dessus et quant à moi, avec sa sœur dans le porte-bébé, je ne peux rien faire non plus. Il nous faut rebrousser chemin. Je fais appel à ma mémoire. Legrand, sa main dans la mienne, est de plus en plus inquiet, Lapetite dort toujours. Je fais comme si je connaissais le trajet, invente un jeu, celui des aventuriers et pour une fois ça marche. Aussi parce que la chance est avec nous : très vite je reconnais l’arbre que nous venons de contourner, le virage ensuite, les ruches à gauche, le terrain vague, la butte, les bancs tagués, le petit escalier en bois, le chemin balisé : Legrand se détend. Quand nous arrivons au point de départ (au moment où le cours se termine), il se lance dans la description de notre aventure. Plus tard nous tentons de déjeuner dans une brasserie qui a ouvert il y a quelques mois. Service longuet, Lapetite est épuisée. Au bout d’une demi-heure, tandis qu’elle se met à hurler, je quitte la brasserie et parviens à l’endormir dans le porte-bébé après d’incessantes allées et venues. Je sais maintenant que je ne pourrai pas m’asseoir sans la réveiller. Je rentre à la maison après avoir mordu dans un sandwich acheté sur le chemin. C. et Legrand rentrent une heure plus tard avec un petit arbre (un Calistemon) et l’assiette de mafé que j’avais commandée dans la brasserie.

J’apprends que cette semaine des parents ont reçu des SMS signés de leurs enfants qui les invitent à voter pour l’ancien maire de Montreuil. Un site fait la promotion du livre de chevet de l’hypocondriaque chez Larousse : j’hésite à le commander. Un avion disparaît, on aura prévenu les familles : l’avion s’est crashé, n’attendez pas de nouvelles de vos proches, ils sont tous morts, mais les recherches continuent ; l’équipée malaise : et s’il le faut, jusqu’à la fin des temps, disent-ils aussi. En Ukraine, via des primaires le parti UIP (Parti ukrainien de l’Internet), qui aimerait créer un gouvernement électronique (médias numériques, cours d’informatique gratuits pour tous les citoyens,...) vient d’élire son candidat à la présidentielle qui aura lieu le 25 mai : Dark Vador.

S’arrêter un temps de travailler pour élever ses enfants ne semble pas aller de soi si je m’en tiens aux nombreuses questions qu’on me pose. « Tu veux changer de boulot ? », est celle qui revient le plus souvent.

dimanche 30 mars 2014

Avec le passage à l’heure d’été, c’est aussi la trêve hivernale qui prend fin. Les journées s’étendent, les nuits sont plus courtes qu’en hiver sauf pour les familles mises à la porte de leur logement qui, elles, vont les trouver interminables, ces nuits d’été.

Comme presque tous les jours nous rendons visite aux chèvres du parc des Guilands, aux chevreaux qui grandissent. Habitués à la présence des humains ils passent à travers les barreaux, mangent dans la main, se font caresser, vont sans hésitation vers les habitués, vers ceux qui connaissent leurs préférences. Legrand les raccompagne de l’autre côté : il a peur qu’on les enlève. La même peur en lui, pour lui. Il y a quelques mois, alors qu’il attendait sa mère dans le caddie, un employé du Monoprix a fait mine de l’emmener avec lui. Tétanisé il n’a pas réussi à prévenir sa mère mais son « non, non, non » timide est néanmoins arrivé jusqu’à elle qui l’a retrouvé en panique. Depuis, où que je sois avec lui, je ne peux m’éloigner de plus de dix mètres et dois toujours rester dans son champ de vision si je ne veux pas qu’il se mette à m’appeler de plus en plus fort jusqu’à crier, jusqu’à pleurer. Moi aussi j’ai eu plusieurs fois l’impression que mes parents m’avaient abandonné mais j’ai beau connaître cette sensation je ne parviens pas à le rassurer, à me mettre à sa place. Ces peurs sont si anciennes que, bien malgré eux, les parents les transmettent, sans les clés ou le code de sortie, sans le mode d’emploi ou la notice. Restent les bras où se réfugier, le torse qui accueille un corps en sueur, les mots susurrés à l’oreille, les mains qui caressent une joue, les cheveux. L’impuissance face au vide, la puissance face au plein.

Comme au premier tour, je vote plutôt contre que pour un candidat, je vote d’abord contre l’ancien maire et ensuite pour un projet autour duquel se sont rapprochées des voix qui jusque-là s’opposaient (Front de gauche, PS et EELV), une association qui me paraît bien bancale. Sur Twitter, vers 21h30, j’apprends que la guerre des Gauches à Montreuil aura tenu ses promesses jusqu’aux derniers dépouillements : 265 voix d’écart seulement séparent le nouveau maire de l’ancien. La ville revient au lait de coco avec du vert et du rose dedans mais sans les vieilles branches.

L’Institut National des Migrations annonce qu’en une semaine, presque 400 enfants d’Amérique Centrale ont été abandonnés par des trafiquants ou des guides à la frontière mexicano-étasunienne. Déshydratés, à bout de forces. Blessés, désorientés. Lost. Pendant ce temps, en France, une femme va être jugée pour avoir tué son bébé le jour de la Saint-Valentin : 13 coups de couteaux parce qu’il ressemblait un peu trop à son père et qu’elle ne supportait plus de voir en son enfant le portrait de son ex-compagnon.

Je ne comprends pas plus la victoire de candidats fascistes en France que celle d’Erdogan en Turquie.

lundi 31 mars 2014

Le parc des Guilands, encore. Ce matin je tente de trouver d’autres boucles et cherche à changer les perspectives, Lapetite dans le porte-bébé. Les gens que je croise : Tu n’as pas peur de te retrouver sans boulot, de t’isoler, d’être moins stimulé intellectuellement ? Ou bien : Oh le bébé, oh les petits pieds, comme elle a de la chance, oh le super papa, elle est pas belle la vie ? Elle est peut-être belle la vie mais là, savez-vous, je soulagerais bien mes lombaires, j’irais bien m’allonger sur l’herbe, un casque sur les oreilles, en regardant les nuages, d’ailleurs le super papa que je ne suis pas préférerait passer inaperçu, comme lorsque je marche au même endroit sans les enfants : quand on me laisse tranquille. Pourquoi ne serais-je pas un super gars quand je suis seul ? Pourquoi faut-il que l’enfant soit endormi contre moi pour attirer les sourires, les phrases toutes faites, les clichés ? Pourquoi cette femme qui marche un peu plus loin devant moi ne serait-elle pas une super-maman ? Pourquoi ne serions-nous pas simplement des parents qui avons pris la décision d’élever un temps nos enfants parce que nous en éprouvons le désir et parce que nous avons la chance d’avoir un/e compagnon/compagne qui gagne assez d’argent pour le faire, parce que notre projet de vie se contrefout de la réussite sociale, parce que nos dents ne rayent pas le parquet (mais déchirent des paquets de Cotopads et de couches quand les deux mains sont prises) ? Pourquoi se justifier ? Et : Non je n’ai pas peur de vieillir plus vite en aidant les enfants à grandir et ne crains pas l’isolement (je me sens moins seul que beaucoup d’hommes et de femmes dans leur open space, devant leur ordinateur). Non, je ne me sens pas affaibli, vide, gâteux, fini, gaga, ramolli, abêti, éteint, flasque, somnolent, fané, passé, chancelant, relâché. Et non, je ne suis pas un héros, faut pas croire ce que disent les gens normaux.

Le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault démissionne. François Hollande, président de la France qui s’enfonce, va procéder à un remaniement, un « gouvernement de combat » avec Manuel Valls aux commandes : quand l’homme le plus gauche du moment nomme le type le plus à droite de la gauche actuelle (bientôt sur nos écrans). On prétend qu’en Ukraine, Poutine commencerait à faire retirer les troupes russes de la frontière russo-ukrainienne. Nouvelle tendance ridicule et régressive sur Instagram : le « baby suiting » (prendre en photo des bébés dans des costumes d’adultes). La plaie pour les enfants : les adultes.

mardi 1er avril 2014

Re(ma)niement : Manuel Valls nommé Premier ministre n’est pas un poisson d’avril, la mort de Jacques Le Goff non plus.

Gazprom augmente le prix du gaz qu’il vend à l’Ukraine. Pendant ce temps, le Parlement ukrainien vote le désarmement des groupes paramilitaires qui contrôlent encore le centre de Kiev. D’après l’OTAN les troupes russes, elles, n’ont toujours pas quitté la frontière ukrainienne.

Legrand dessine des poissons, les colorie, nous les colle dans le dos et fait blague sur blague en se tordant de rire. Tout est devenu un poisson d’avril. « C’est trop nul » se voit désormais écrasé par « Mais non je savais, poisson d’avril ».

Rue des Messiers, où je passe quasiment tous les jours pour voir les nouveaux graffs, je remarque qu’un artiste, sous le lierre tombant sur un mur, a dessiné un visage de profil, celui d’une femme noire (Angela Davis ?) : le lierre est devenu chevelure, le street art un street hair. Je pense immédiatement à Baudelaire : « quand je mordille tes cheveux élastiques et rebelles, il me semble que je mange des souvenirs ».

Ce soir je commence Le travail de mourir d’Emmanuelle Pagano qui dresse le portrait de la tante de la narratrice, celle qui met de la couleur dans la ville grise malgré le temps qui se ressert et la mort qui guette ; la tante, l’originale, parce que dans toute famille il en faut bien une ; la tante qui s’est mis tout le monde à dos (sauf sa nièce) et se moque du regard de l’autre ; la tante, la tricoteuse, la dealeuse d’écharpes et de pulls bariolés ; la tante, la veuve qui laisse crever les cactus de son croque-mort de mari qu’elle préfère incinérer plutôt qu’enterrer (parce que justement de la terre il en aura bouffé toute sa vie sans compter les morts qui seront venus chaque nuit le hanter dans son sommeil) ; la tante mariée depuis avec un mort ; la tante dans son antre, refuge de la narratrice et lieu où lirécrire, danser, retarder la mort, nouer, dénouer, renouer, tricoter avec doigts et langue, aiguilles et crayons, et les touches du clavier. C’est le quatrième texte que je lis d’Emmanuelle Pagano en quelques mois et bien que plus court que les autres, il n’en est pas moins impressionnant (impression : ce qui s’imprime en soi au moment de la lecture, ce qui reste derrière les paupières une fois la lecture achevée). Contrairement aux autres récits et romans publiés par P.O.L, celui-ci est accompagné de photographies de Claude Rouyer qui écrivent la même histoire mais les mises en scène et poses décalées de la vieille dame en train de tricoter une perruque, d’avaler une tête de poupée, entre autres, la rendent encore plus attachante et vivante.

mercredi 2 avril 2014

Ça ressemble à une cérémonie quelconque sauf que celle-ci durerait toute la journée mais par intermittences jusqu’à ce qu’en début de soirée la liste du nouveau gouvernement soit publiée un peu partout. Name dropping. On like ou pas. Misère, misère.

Je ne sais pas ce que les deux vigiles de la société SEGUR Sécurité Privée croisés ce matin Gare de Lyon en pensent de cette chronique d’une fin de bal annoncée. Dans leur dos, sur le T-Shirt on pouvait lire le nom de leur entreprise en lettres capitales, jaunes sur fond noir. Me rappelant l’obsession sécuritaire de notre nouveau Premier ministre, en passant à côté d’eux j’ai préféré oublier le pourquoi de leur présence et, durant quelques secondes, les ai imaginés en représentants du fan club de la Comtesse de Ségur.

J’attends mon père qui devait voyager léger mais son sac semble plus lourd que lui : je le soupèse, il l’est. Nous prenons le métro, chacun tenant une poignée. Un temps je me demande si nous ne sommes pas en train de porter le corps d’un voyageur, coupé en morceaux. Mais que transporte-t-il ? À boire, à manger. Comme s’il n’y avait pas de commerces à Montreuil. Nous en rions longtemps. Jusqu’à ce qu’il soit question d’un bout de la corderie que je ne visite pas souvent, coin plus sombre où je ne m’étendrai pas (au sens propre comme au figuré).

Je lis Le travail de mourir pour la deuxième fois en deux jours.

« La nuit qui avait suivi la présentation en privé de mon oncle, c’est moi cette fois qui avais fait un rêve. J’avais rêvé d’une salle dédiée au travail de mourir, comme les salles de naissance dans les hôpitaux, ces salles réservées au travail de naître. On invitait la femme de l’homme, ou le mari de la femme en train de mourir, à pénétrer dans cette salle, gentiment on lui disait “entrez en salle de mort”, comme on invite le futur papa à venir en salle de naissance, parfois appelée “salle de travail”. Dans cette salle, les proches pouvaient soutenir le mourant, lui donner à boire, lui parler une dernière fois, l’aider à mettre ses affaires en ordre, choisir ses habits pour les obsèques. Des fers à repasser étaient proposés en location pour que les morts se présentent à la cérémonie bien repassés. On pouvait aussi préparer, peigner, redresser le mourant, l’aider à tenir debout pour le grand portrait en pied posé au-dessus des tombes. Un photographe, comme à la maternité, passait immortaliser chaque futur mort. Ce portrait était ensuite placé au cimetière dans le cadre d’une porte-fenêtre, contrecollé sur un panneau derrière la vitre. Cette vitre n’était pas condamnée, on pouvait toujours l’ouvrir et la fermer. La porte-fenêtre parfois était remplacée par une simple fenêtre, et le portrait en pied par un simple buste, pour les familles aux revenus modestes, mais toujours il était ouvrable et refermable au-dessus de la tombe, pour laisser l’esprit du mort entrer et sortir. Si l’on avait déjà réglé tout ça et que l’on souhaitait juste passer un peu de temps avec le mourant dans l’intimité, on accrochait un petit écriteau sur la poignée de la porte de la salle de mort, comme les écriteaux des chambres d’hôtels, sur lequel était écrit “Mourant au travail, ne pas déranger”. Juste avant d’ouvrir les yeux, j’avais dans mon rêve tourné l’écriteau au verso duquel une autre phrase disait “Rêveur au travail, ne pas réveiller”. » (Emmanuelle Pagano / Claude Rouyer, Le travail de mourir, Les Inaperçus, 2013)

jeudi 3 avril 2014

Mon père et moi reprenons ce que nous avions laissé de côté, ce que nous n’avions pas eu le temps de terminer en fin d’année parce qu’il devait rentrer chez lui et que je m’apprêtais à déménager. Je n’ai pas oublié que ce mois passé ensemble en décembre nous avait rapprochés. Nous n’avions jamais travaillé tous les deux. J’étais trop petit quand il avait retapé entièrement sa maison, adolescent j’étais trop gauche pour le seconder dans son atelier, jeune adulte j’étais trop absorbé par la littérature pour m’intéresser au bricolage et puis j’étais déjà parti depuis longtemps. Vingt ans plus tard nous nous sommes retrouvés dans ce qui était en train de devenir une maison, le lieu où vivre avec ma famille. Mon père dans la maison, un câble dans la corderie.

Du matin au soir nous passons d’une pièce à l’autre, d’un métier à l’autre, je le précède dans les demandes, je le seconde dans l’exécution.

Ce soir je réalise que je ne me suis pas informé et que j’ai volontairement supprimé toutes les alertes sans même les avoir lues. Nous avons essentiellement écouté de la musique ou les bruits du chantier d’à côté et les oiseaux quand les perceuses étaient déchargées. Si des flashs d’information sont passés, je n’ai rien retenu (aveuglé par les flashs) sinon que la Commission électorale centrale d’Ukraine a rejeté la candidature de Dark Vador à la présidentielle.

Aujourd’hui j’ai cherché à tenir mes peurs anciennes à distance.

vendredi 4 avril 2014

Le jour, mon père et moi remettons à niveau un peu de la corderie. Lapetite est avec C., Legrand à l’école. Le soir, nous passons en revue chaque fil, chaque ficelle, chaque câble, chaque corde : quatre-vingt dix années séparent la dernière née de ses arrières-grands-parents paternels. La nuit, depuis que mon père est là, Lapetite dort mieux.

La plupart des livres d’avant les deux déménagements de l’an passé sont toujours en carton sauf les livres d’art, dans la chambre ; les livres numériques, dans la tablette ; les derniers achats ou emprunts, un peu partout.

J’apprends la mort de Régine Deforges après avoir coupé en deux une bibliothèque et rangé ce qu’on appelle « beaux livres » et qui n’en sont pas toujours.

Je vais m’endormir mais je ne peux m’empêcher de penser à ce que mon père m’a dit, à l’espace de mes grands-parents qui se rétrécit, au corps qui ne veut plus se tenir vertical pour l’un, à la mémoire qui s’absente pour l’autre, au « travail de mourir » qui a commencé son œuvre. Lapetite pleure, je me lève. Pour elle, c’est le « travail de grandir » qui est douloureux.


Carnet de notes d’un congé parental d’éducation qui a débuté le 15 février 2014, publication légèrement décalée dans le temps.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le mercredi 25 juin 2014