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paparenthèse paparentale #12

samedi 3 mai 2014

Passer une des plus mauvaises nuits depuis la naissance de Lapetite. Se réveiller en sursaut, Legrand à côté du lit qui a faim, se lever sans réveiller C. et Lapetite, trop tard. Sortir de la chambre, descendre préparer le petit-déjeuner. Demander à Legrand pourquoi il se lève si tôt un samedi, savoir d’avance qu’il n’y aura pas de réponse ou l’entendre dire qu’il ignorait qu’on était samedi. Ouvrir (le placard, le frigo, le garde-manger), préparer (la table du petit-déjeuner, les céréales), chauffer (le lait, l’eau), verser (le cacao, les céréales au chocolat ou au miel et le lait dans un bol, l’eau dans la théière, le jus de fruit dans les verres), couper (pomme, banane, kiwi, oranges, pain), mélanger (muesli et fruits, fromage blanc ou lait), étaler (le beurre, le miel, la confiture de), presser (des oranges). Brancher la radio sur nova et non pas sur France Culture parce qu’on est samedi matin ou bien sur fip quand les publicités de nova froissent le dedans déjà bien amoché par la nuit. Écouter Legrand parler parler parler, lui répondre à peine : Mmm, Ouais, Non, Pffff, Euh, Ptêtre, On verra ça dtaleur. Aller chercher Lapetite qui râle, lui changer sa couche, lui donner de la vitamine D, lui nettoyer les yeux, le nez, lui sourire malgré la douleur dedans, la papouiller, l’habiller. Demander à Legrand de se débarbouiller, mains et visage, d’aller s’habiller. Dans la chambre des enfants, relever les stores, ouvrir une fenêtre, éteindre la veilleuse. Préparer une purée pour Lapetite. Sortir faire des courses. Prendre chaque produit, les poser dans le caddie, les sortir du caddie, les poser sur le tapis roulant, les remettre dans le caddie, les sortir du caddie, les ranger dans le frigo, dans un placard, sur une étagère, dans les chiottes ou la salle de bains. Sur la route, pendant que Lapetite sieste et que Legrand aide C. ou qu’elle joue avec lui, fumer une roulée et répondre aux messages sur le téléphone s’il y en a. Préparer le déjeuner. Malgré la nuit passée au hachoir et les tâches, nécessaires et répétitives, traverser ce samedi matin sans trop d’encombres.

Elle a onze ans et vit en Alsace près de la frontière allemande. Deux bêtes humaines, dans leur vingtaine, l’enlèvent tandis qu’elle marchait seule dans les rues de sa ville, l’emmènent de force dans leur voiture sans permis et la violent dans les bois environnants. Par chance une voiture passe par là, la petite fille s’échappe, monte dans la voiture d’un homme qui note le numéro de la plaque d’immatriculation de la voiture des violeurs. On les arrête dans la foulée. Le journaliste de la presse régionale, rapportant les propos du maire de la ville, ose écrire dans son article que la petite fille est « réservée » (avec les guillemets, sic) quelques jours après ce qu’on lui a fait subir.

Je découvre en passant devant la chambre des enfants que Philippe Katerine a un nouveau fan : NANMELESEMOI NANMELESEMOI MANGEMABANANE TOUTNUSURLPLAGE, a écrit Legrand sur son tableau blanc.

dimanche 4 mai 2014

Je me sens de plus en plus proche de Lapetite. J’en parle à C. qui s’en est rendu compte elle aussi. Quand Lapetite est née, et ce jeu a duré quelques semaines, elle ne me regardait jamais dans les yeux et détournait le regard à chaque fois que je cherchais le sien. Dès que je m’éloignais, elle se retournait, me suivait des yeux ou me regardait en coin, disait C. J’avais beau savoir que la fusion mère-nourrisson est cruelle pour le père et me dire que c’était mon égo qui était blessé et non Lapetite qui m’ignorait volontairement, il était plus fort que moi et irraisonné, ce sentiment de ne pas être aimé de sa fille. Désormais, passant de longues heures avec elle, des journées entières, il n’est pas rare que nous nous marrions tous les deux et depuis plusieurs jours je sens grandir en moi en elle un attachement de plus en plus fort : nous nous apprivoisons, nous ne nous quittons plus des yeux. Et voilà maintenant que revient une autre peur, celle de l’étouffer. Et cette ombre encore : dans quelque temps elle aura déjà tout oublié de notre relation et si jamais je mourais demain, de ses premiers mois de vie avec moi il ne lui restera que ces instants contenus entre une majuscule et un point, quelques photos, une ou deux vidéos.

Je connaissais ce cleptoparasite de coucou qui, plutôt que de bâtir son nid, profite de l’absence des autres oiseaux pour aller pondre dans le leur et chasser les œufs qui ne sont pas les siens mais j’ignorais l’existence du drongo, oiseau qui vit dans la partie australe du continent Africain et sait imiter les cris d’alerte de cinquante-et-une autres espèces d’oiseaux ou de mammifères, faisant croire à ceux-là qu’un prédateur se rapproche ; lorsque les animaux pris de panique se sont suffisamment éloignés, le drongo s’empare alors de la nourriture laissée sur place par les fuyards et la dévore en paix.

Un homme qui dort de Georges Perec décrit avec une extrême minutie le quotidien d’un jeune homme qui, du jour au lendemain, a décidé de ne plus suivre ses cours, de ne plus voir ses amis, de rester dans sa chambre où il passe au peigne-fin tout ce qui l’entoure et qu’on ne voit pas lorsqu’on est en mouvement. Quand il sort de sa chambre il fait souvent nuit ; il peut errer ainsi des heures ou rester dans son lit plusieurs jours sans rien faire. Ce jeune homme est sorti de la ronde, a quitté le cours des jours, l’affolement des heures, l’activité du monde. Dans Les yeux fermés, les yeux ouverts de Virginie Gautier (Les éditions du Chemin de fer), le jeune homme est une jeune femme. Elle aussi erre, dans le paysage, dans une maison vide, dans le paysage encore. Comme si fermer les yeux était déjà mourir, elle aussi dort sans dormir, les yeux ouverts sur ce qui l’entoure : l’infra-ordinaire, les ombres, les mouvements, l’absence ; parfois elle parvient à fixer sur pellicule ce que ses yeux ont perçu à un instant précis et qui a déjà disparu, tous ces fantômes formés déformés dans la nuit diurne, ces impressions floues de nos corps pluriels qui nous échappent, enfuis enfouis, en fuite. Dans la maison vide où elle a trouvé refuge, l’être et l’avoir sont aux aguets, redessinent l’espace, réinventent le temps, apprivoisent le vide. Ici l’animal tout en sensorialité, fragile, prêt à tomber, à se fondre, proche de disparaître, cherche à ne pas laisser de traces, à ne pas faire de bruit, à ne pas être vu mais observe le moindre mouvement de l’autre et la moindre respiration, accepte l’aide de R. (l’appel d’air, l’aire du havre, ce qui reste du mot « amour ») sans rien promettre en retour, oublie le temps commun, connu, social pour suivre sa propre temporalité, habite le monde hors cadre, vit non pas avec les éléments mais comme un élément. Le personnage, double fantasmé de la photographe Francesca Woodman, est ainsi dessiné et Virginie Gautier amplifie le vertige en alternant narrateur extérieur et monologue intérieur, photos de Woodman et lignes de fuite sans ponctuation : épreuve du deuil, le récit frappe aussi par ses moments de grâce, ses pas de danse et ses visions fugaces. Comme chez Perec, je retrouve (dans le portrait d’un personnage en train de rompre tous liens avec le monde, dans l’errance et le huis clos et plus particulièrement dans les descriptions minutieuses et le goût du détail) ce désir de fixer ce qui est en train de disparaître ou a déjà été oublié (objets, lieux, êtres humains) et de nommer ce qui reste de cette disparition ou de cet oubli.

lundi 5 mai 2014

Je pense à tous ces petits points sur la carte que quelques inhumains ont gommés, effacés, bariolés, rayés, déchirés. Je pense à ceux qu’on remplace par du rouge et par le vide de la mort. Je pense en nombre, ne connaissant pas leur nom ni leur visage ou leur histoire qui s’est arrêtée là, à droite, en bas, plus bas. Je pense à ceux d’Ukraine, de Syrie, du Yémen. Je pense à celles du Nigeria. Je pense mal. Je pense à l’abri de la barbarie. Je pense que je suis un privilégié. Je pense que je n’ai pas à soulever des montagnes pour que mes enfants soient en sécurité. Je pense qu’ils sont des points mouvants sur la carte, qu’ils ne sont pas en danger, qu’ils vivent loin des attaques aériennes, des tirs de missiles. Je pense que mes peurs sont, pour la plupart, infondées. Je pense que lorsqu’ils sont nés j’en ai perdu quelques-unes. Je pense que depuis qu’ils sont nés j’en ai fabriqué d’autres. Je pense aux points sur la carte, dans le monde, qui tremblent de la vraie peur ceux-là, aux pères obsédés par la survie de leur famille et qui tuent les enfants des autres. Je pense aux mères qui ne peuvent rien dire, à leur(s) fille(s) qui n’auront pas d’enfance. Je pense que nous sommes bien nés. Je pense que nous culpabilisons parfois face aux points sur la carte qui étaient blancs ou noirs ou bruns ou jaunes et sont rouges ou violets maintenant. Je pense que nous pensons d’abord un ou deux ou trois ou quatre avant de penser cent, mille ou plus. Je pense que je ne devrais pas ou que je devrais mieux penser. Je pense que c’est trop tard pour moi : l’éponge ne sera plus jamais sèche.

« (...) finalement, il est important de ne rien faire de trop. On n’est peut-être pas là où l’on croit. (...) On n’est peut-être pas toujours qui l’on croit.
(...)
Elle habite rue des bois, des fontaines, impasse du renard. Toutes choses disparues dont il reste le nom.
(...)
Je dresse peu à peu la carte d’un territoire qui n’a pas de limites, qui vaut par le regard.
(...)
Fiévreuse, il semble qu’elle fume. Que cette brume c’est la chaleur de sa peau. Un brouillard, à travers lequel elle voit la ville, les maisons. Elle voit les gens dehors. Des flammes éclairent leurs visages qu’ils tournent tous ensemble du même côté. Elle dit : je suis partie le plus loin possible. Et : je ne sais pas ce qui m’arrêtera. Mais ça ne leur suffit pas. Leurs bras la touchent. Leurs silhouettes apparaissent et disparaissent, ensevelies sous le brouillard. Elle manque de rencontrer ces ombres qui dérivent. Tente de les éviter. Se retrouve, en ligne droite, au bord de l’autoroute.
(...)
Une danse c’est ce que je voulais afin que rien ne prenne trop de gravité.
(...)
Au début sûrement il y eut une durée, des souvenirs. Maintenant je sais qu’on ne peut rien maintenir. On peut se réveiller un matin et constater ce qui d’un jour à l’autre a disparu. Et ne plus reconnaître rien. »

Six extraits de Les yeux fermés, les yeux ouverts de Virginie Gautier (texte) et Francesca Woodman (photos), Les éditions du Chemin de fer, 2014.

Ce soir je fais entrer le vent, les roseaux sauvages et un petit étang dans la corderie.

mardi 6 mai 2014

Temps de mousson.

Quand Lapetite ouvre la bouche nous les voyons nettement les deux points blancs sur la gencive inférieure qui est un peu boursouflée sur les côtés. Retour à Delabarre et Camilia.

La secte intégriste Boko Haram, au Nigeria, continue d’enlever des adolescentes et menace de vendre comme esclaves celles déjà kidnappées le mois dernier. En revanche, plus de nouvelles de l’avion qui a disparu. Et la Syrie, malgré ses pluies de morts, ne fait plus la Une depuis qu’un vent de troisième guerre mondiale plane en Ukraine. Le football, comme toujours, passe entre les gouttes. Et les faits divers aussi qui ne connaîtront jamais la crise. Et les marronniers. Et les conseils santé-minceur-attention-à-la-drogue-aux-comètes-aux-prothèses-mamaires-préservatifs-troués-au-narcissisme-profond-aux-chiens-errants-à-l’arnaque-nous-sommes-pistés-suivis-big-brother-veille-sur-nos-grilles-de-loto-et-nous-dit-combien-de-fruits-et-de-légumes-il-faudra-manger-ce-soir-avant-le-programme-la-météo-les-infos-la-pizza-et-la-pub.

Portrait d’un moment 1 : Walden
Lui aussi voudrait sortir de la nuit, Walden. Comme les autres tapis en petits groupes qu’on devine derrière le mur noir mais qu’on ne peut voir, il attend, non pas le jour qui ne vient plus mais une lueur, celle que Lennie leur avait promise avant de disparaître. Si certains pensent que Lennie continuera sans relâche à chercher comment relever la nuit tombée depuis des jours (impossible de savoir désormais depuis combien de temps ils l’attendent), d’autres, dont Walden, pensent qu’il les a déjà oubliés, et ses promesses, et leur attente. Tu as filé Lennie, dit Walden. Tu n’es pas homme à faire demi-tour, Lennie, dit encore Walden, ou peut-être es-tu en train de boire notre argent et notre confiance. Tu disais, Lennie, se souvient Walden, tu disais : Chercher je dois trouver je vais encore car je sais derrière mes yeux la lumière où le chemin lequel, je sais dans moi ce qui guide la voix, j’attends mes pas j’entends la suivre, avec la force que j’ai devient de vous ma force, et vos espoirs en moi que j’ai me portent d’attendre avec la patience de tous unis. Quand je reviendrai, la charge de lumière vous recevrez, disait aussi Lennie. Alors un impatient jaillissait, voulait sa place, la clé qu’il pensait cachée dans une de ses poches. Et Lennie s’emportait, se souvient Walden : Loup en toi tu te trompes, disait-il tandis que Walden se jetait à ses pieds : Pardon Lennie, c’est la peur, la faim, et l’inquiétude qui nous contaminent, à cause de nos enfants, Lennie : je ne sais plus quoi leur dire ; l’impuissance, Lennie ; Lennie, nos mots ont besoin de ta lumière, nos enfants veulent voir le jour se lever ; Lennie, on n’en peut plus d’entendre l’angoisse, la panique, on ne veut plus abattre les animaux qui deviennent fous, on ne veut plus enterrer nos morts dans le noir ; Lennie, on t’a tout donné, même nos femmes qui enfantent sans connaître le visage de tes filles et de tes fils que par ta faute nous allons bientôt dévorer, Lennie.

mercredi 7 mai 2014

Réveil à cinq heures.

Sur le canapé, Lapetite qui a deux cents jours de vie depuis une heure, se retourne, sans y croire, sans forcer, sans plus. Elle préfère se laisser glisser dans le transat et, par la vitre, regarder le vent agiter les branches des arbres ou les fils électriques. Pour l’instant, tandis que Mathilde Roux nous fait « entrer dans la gaieté par le détail », Lapetite préfère l’air et le ciel à la terre ou au sol.

Bruce Willis a honte de sa fille. Roger Feder se retire du tournoi de Madrid pour rejoindre sa femme : il est à nouveau papa, père de jumeaux. La proposition de loi sur l’autorité parentale sera adoptée en commission dans deux semaines. Une mère en pleine crise de démence menace de jeter son enfant par la fenêtre. Avant d’être soufflé dans sa maison par une tornade, un homme réfugié dans sa salle de bains dit au revoir à sa mère par SMS. Un entraîneur de tennis est accusé de viol sur mineures puis mis en examen. D’après l’Unicef, dans le monde il y aurait plus de deux cent millions d’enfants dépourvus d’état civil.

Lister mes inquiétudes de père n’éloignera jamais le mal, l’imprévu, la mort. Lister mes inquiétudes ne me prémunira pas ni ne me protégera du malheur : je n’ai d’ailleurs jamais prié, n’ai jamais caressé de pendentifs religieux, n’ai jamais pensé à acheter un parachute, une armure, un coussin d’air. Lister mes inquiétudes, j’en suis bien conscient, ne modifiera en rien ce qui adviendra. Lister mes inquiétudes ne m’empêchera pas de fabriquer d’autres peurs : par exemple, la nuit, quand l’un de ceux qui vivent en moi n’est pas endormi et s’ennuie et cherche la bagarre et fait ses sales coups dans le dos, mais aussi le jour, dans le jour, même éveillé, je me surprends à fermer les yeux un quart de secondes parce que j’ai vu l’un de mes enfants mourir, parce qu’une des voix en moi (qui est peut-être celle de celui qui ne dort pas la nuit) est venue me dire que je leur avais donné la vie mais que je portais aussi leur mort en moi, que je n’étais pas un bon père, qu’il allait arriver malheur, par ma faute. Ces surgissements me renvoient à ma peur du vide. Mes inquiétudes de père ont à voir avec le vertige. D’ailleurs, depuis que Legrand est né (idem avec Lapetite) je ne peux plus m’approcher du vide et tremble dès que je dois redescendre d’une échelle. Je ressens la même chose lorsque quelqu’un se rapproche d’un des bords du monde : je panique, demande tétanisé à la personne de s’en éloigner ou tourne le dos pour ne pas l’effrayer. Il peut s’agir de Legrand, de Lapetite ou de C. mais également d’inconnus. Comme si c’était moi qui allais tomber ou les pousser. Porté-je en moi ma propre chute ? Et porté-je en moi celle des autres, la chute de ceux qui me sont très proches et chers ainsi que de ceux qui ne demandaient rien d’autre que de regarder en bas – eux qui n’ont pas le vertige ?

jeudi 8 mai 2014

En ce moment, Legrand nous réveille quasiment toutes les nuits. Difficile de savoir s’il a réellement cauchemardé ou s’il aimerait que nous nous occupions de lui, comme nous nous occupons de sa sœur quand elle pleure, comme cette nuit, de minuit à deux heures puis à cinq.

Après avoir déjeuné chez des amis à Nogent-sur-Marne nous partons ensemble pour le jardin d’agronomie tropicale qui se trouve dans le bois de Vincennes. Une borne nous indique que nous sommes sur la RN 34 et à dix kilomètres de Notre-Dame de Paris. D’abord « jardin d’essai colonial » (1899) puis emplacement de l’exposition coloniale de 1907, le jardin a également accueilli hôpital militaire (1939-1945), mosquée, « monuments aux morts en hommage aux soldats originaires des anciennes colonies »... Impression mélangée. Il a plu, le jardin est foisonnant, humide, dans son jus. Après être passé sous une arche, je découvre qu’on a recréé une maison cochinchinoise en face d’un bâtiment plus ancien, délabré, claquemuré, aux volets fermés, barricadé. Plus loin, une stèle fissurée nous rappelle que des Cambodgiens et Laotiens sont morts pour la France. Ici se confronte tout un pan détestable de l’Histoire de France : son exploitation d’êtres humains aux quatre coins du monde, l’esclavagisme et l’utilitarisme ainsi que cette mode qui consistait à mettre au même niveau animaux, habitations, trophées et humains. Malgré la douceur familiale et amicale, je ne peux m’empêcher de repenser à Cannibale, le roman de Didier Daeninckx qui s’inspire de l’histoire de trois ancêtres du footballeur Christian Karembeu (dont son arrière-grand-père) invités par des colonialistes à présenter leur culture dans le Jardin d’acclimatation du bois de Boulogne (en marge de l’exposition coloniale de 1931 qui avait lieu dans le bois de Vincennes), trompés et humiliés en compagnie d’une centaine d’autres Kanaks venus de Nouvelle-Calédonie, présentés au public parisien comme étant des spécimens particuliers, exhibés comme des bêtes, des animaux sauvages. Aujourd’hui le jardin est en partie laissé à l’abandon sauf un ou deux pavillons – comme si nous ne savions plus quoi faire de cette mémoire, de nos hontes, comme si, par manque de décision, d’avis tranchés et sans doute de moyens financiers aussi, nous laissions venir, rouiller, moisir, pourrir tout en se donnant bonne conscience parfois en demandant à des artistes de créer ici ou là une œuvre, de prévoir une lecture ou une exposition. Au fond, les serres aussi sont envahies par les herbes folles et les arbustes ; les carreaux et les vitres des verrières sont fêlés ou cassés, une échelle en ferraille, rongée par le temps et fixée à la toiture, repose là depuis des dizaines d’années, prend la pose sans le vouloir ; à ses côtés, un panneau criblé de points de rouille nous conseille de rouler doucement. J’ai plutôt l’impression qu’il nous dit que c’est nous qui rouillons, doucement. Et comment lui donner tort malgré les enfants qui courent dans tous les sens, cherchent têtards et épées de guingois, voudraient goûter, faire la course. Et soudain le bois se fait plus sombre et Legrand vient me donner la main, impatient de trouver la sortie, d’éviter la pluie. Lapetite, elle, s’est endormie dans le porte-bébé, à l’abri du temps passé, présent, gris.

vendredi 9 mai 2014

Vers deux heures du matin nous retrouvons Lapetite en pleurs. Elle se rendort pour se réveiller à nouveau (pleurs suivis de cris stridents) entre quatre et cinq heures. Legrand semble sourd à toute cette agitation. C. et moi sommes à bout de nerfs.

Vomissure 1. Alors qu’on annonce plus de vingt morts en Ukraine, à Marioupol, Poutine célèbre la victoire en Crimée. Vomissure 2. À Paris, dans le métro, une trentaine de miliciens (ces membres de Génération Identitaire – la branche jeunesse du mouvement d’extrême droite « Bloc identitaire » – refusent d’être nommés ainsi) commentent leur « tournée de vigilance citoyenne » autrement appelée « tournée anti-racailles ». Vomissure 3. Dans sa chronique du jour sur RTL, Éric Zemmour (déjà condamné en 2011 pour provocation à la haine raciale) évoque « des bandes » d’étrangers qui « dévalisent, violentent ou dépouillent » la France. Le Cran, qui estime que ces propos appellent « implicitement à une politique de purification ethnique » a saisi le Conseil supérieur de l’audiovisuel et demande sa démission. Vomissure 4. Au Kremlin-Bicêtre, une fille de quatre ans, après avoir été poignardée par son père, vient de mourir.

Liste de mes inquiétudes de ce soir, non exhaustive et adaptée à l’âge de Legrand et de Lapetite (par exemple, la peur de la mort subite du nourrisson n’a plus à figurer ici aujourd’hui). J’ai peur qu’ils se fassent enlever, qu’on les harcèle, qu’on les rackette avec une arme, qu’on abuse d’eux sexuellement, qu’on les égorge, qu’en voiture ils viennent à tomber sur la route parce que nous aurions oublié de bloquer les portières, qu’un des chauffeurs des cars du centre aéré ait un malaise au volant, qu’il se fasse renverser par une voiture, un camion, un bus, une moto, qu’ils tombent sur la tête, qu’il s’étrangle avec le fil de sa veilleuse, qu’elle s’étouffe avec des coussins dans son lit, qu’elle s’étouffe avec un jouet de Legrand qui n’avait rien à faire à portée de ses mains, qu’elle s’étouffe en général, que je la fasse tomber quand je la porte dans mes bras, qu’ils s’empoisonnent, qu’ils se noient, qu’il mette le feu à sa chambre après avoir joué avec l’un de mes briquets que j’aurais laissé traîner dans l’entrée, qu’ils mettent leurs doigts dans une prise, qu’il tombe d’une fenêtre, d’un mur, d’un rempart, qu’ils meurent de soif parce que je les aurais oubliés dans la voiture, qu’un animal leur saute à la gorge, qu’un insecte inconnu vienne les piquer, qu’ils se coupent, s’entaillent, qu’ils contractent une maladie mortelle, que, se retrouvant orphelins, ils soient maltraités par leur famille d’adoption, (...)


Carnet de notes d’un congé parental d’éducation qui a débuté le 15 février 2014, publication légèrement décalée dans le temps.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le mardi 12 août 2014