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[note du 5-7 octobre 2012]

Je ne me souviens pas avoir tenu de carnets avant novembre 1991.

Il y a pourtant bien dû y avoir des tentatives (avant cette manie d’acheter ou de récupérer des carnets qui ne seront presque jamais complètement noircis, bleutés, grisés, rougis,..., et bien avant les carnets en ligne), des tentatives avortées qui me reviendront peut-être un jour – si jamais j’en éprouvais le besoin –, comme ces poèmes adolescents écrits sur des feuilles arrachées, remplies, déchirées, brûlées, des cahiers aussi sans doute, mais des carnets je ne crois pas. « Un carnet... un... numéro un... » est écrit au stylo-plume noir sur le deuxième de couverture. J’ai 19 ans et je ne mens pas. Pas au stylo-plume noir.

En septembre ou octobre 1991, je quitte L’Enclave pour Besançon. Je quitte un territoire pour un département (ignorant – l’espérant sans doute – que bientôt je ne passerai pas plus de deux nuits de suite dans ce bourg), je descends un peu plus au sud, cent kilomètres à peine, et la frontière suisse reste sur mon flanc gauche. Je suis le Doubs, ses arabesques, les arbres ont jauni, mes affaires tiennent dans le coffre d’une Peugeot 309 gris métallisé.

(Avant le grand départ, quand je ne suis pas au lycée ou au théâtre, je passe la plus grande partie de mon temps chez mes parents, dans ma chambre au dernier étage ou dans celle de V., son corps amoureux, à l’étage également. Je découvre l’amour, le sexe, Bardamu et Julien Sorel qui lui aussi aimait les hauteurs, jusque dans la mort.)

Ce jour-là, celui de la rupture avec les paysages de l’enfance, je ne fais pas le fanfaron. Quand j’arrive à Besançon je comprends que si je veux entrer dans la boucle il me faudra prendre un petit bus qui passe chaque demi-heure (jusqu’à vingt heures). Je ne me sens pas prêt. Fermer la porte de cette nouvelle chambre, deux fois plus petite que la mienne (et il faudrait y rajouter une plaque électrique, un petit frigo, sans doute un évier, une douche – à moins qu’elle ne fût sur le pallier), est au-dessus de mes forces. Sortir de ce quartier (Les Grands Bas), où résistent encore à cette époque quelques airs de campagne, ne me dit rien. Quitter cette maison, dans laquelle une dame souvent absente et un type suant ce qu’il peut m’avaient accueilli avec bienveillance, soudain ne me semble pas une bonne idée. Pourtant je sors, je suis dehors, c’est la première fois que je marche dans le quartier d’une ville que je ne connais pas et dans laquelle je vivrai seul. Je fais le tour du quartier et tombe sur le funérarium.

Dans cette chambre je commence à écrire un roman que je brûlerai deux ans plus tard, Vous apprendrez ma mort dans un journal. Je suis alors sous l’influence des écritures de Bernard-Marie Koltès et d’Hervé Guibert.

Parfois je descends en ville, y croise peu de monde, quelques étudiantes aimables me remettent des photocopies, des sujets de dissertation et des propositions d’exposés que je n’exposerai pas. Parfois j’assiste sans conviction à quelques cours ou bien j’achète un ou deux livres aux Sandales d’Empédocle quand je peux me les offrir. Un jour, j’achète un carnet au Monoprix, un carnet à spirales de petite taille (9x14 cm), assez laid, estampillé Chipie, un carnet que je remplirai assez lentement.

(V. est peut-être venue me rendre visite dans cette chambre, je n’en ai aucun souvenir. Ce qui est sûr c’est que je passais beaucoup de temps à rédiger ses disserts de philo, ce qui ne lui a pas porté chance puisqu’elle n’est jamais parvenue à obtenir son baccalauréat.)

Si je me fie à ce qui est écrit sur le deuxième de couverture, j’ai écrit durant une année dans ce carnet (novembre et décembre 91, février, avril, octobre et novembre 92). Il aurait contenu 56 pages. Il n’en reste plus que 26. Il commence d’ailleurs à la page 17 (je numérotais tout – je n’ai jamais perdu cette manie de tout numéroter).

J’ai sous les yeux un carnet aux pages déchirées, il contient une mémoire fictive, ne dit quasiment rien du quotidien sinon qu’ici et là on trouve quelques citations extraites d’œuvres d’auteurs au programme du DEUG. Dans ce carnet je préfère visiblement m’en aller du côté de la fiction, faire un pas de côté et écarter d’emblée tout ce qui pourrait être trop personnel. Ce carnet est également une matière dans laquelle je viendrai puiser plus tard (mais quand ?) puisque je reconnais les prémices de ce que deviendra Kwakizbak.

Je reproduirai sur déboîtements le contenu de ce carnet. Je l’annoterai peut-être et le complèterai si, comme aujourd’hui les souvenirs reviennent – je le signalerai alors à l’intérieur de crochets.

Je n’ai pas compté le nombre de carnets que je vais ouvrir dans les prochains jours. Je sais aussi qu’à mesure que j’avancerai, cette entreprise sera de plus en plus difficile : comment faire la part entre ce qui est écrit sur un carnet, dans un fichier type Word ou Pages, dans l’application (Notes) du téléphone portable, en ligne, sur la tablette (Evernote), partout où le paysage et ceux qui le traversent ont laissé des marques ?

Je ne sais pas combien de temps ça me prendra.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le vendredi 5 octobre 2012