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le souvenir des marins à la table des vivants
© photo de Guillaume Le Vot
Au début la nappe cirée était rouge à pois blancs et il n’y avait pas encore de vin renversé ni de sang sur la table. C’était avant la pluie, avant la nuit dans le jour, avant l’arrivée du chat, avant les maquereaux morts deux fois. Au début, dans le verger et sur la terrasse il faisait beau temps, c’était bleu. Le jour était pommes, prunes et poires ; la nuit lampions et vin rouge dans les verres. Du rouge, du jaune et du vert. Et quelque part pas loin d’ici un cirque s’installait. Au début les maquereaux étaient bien morts, ils grillaient, les herbes aussi. La table était dressée, l’hippopotame médusé tournait le dos au nain de jardin, tout était presque calme et on ne pensait pas aux tempêtes ni aux marins ni aux gens morts noyés chez eux. Au début grâce aux notes de musique et à cause des avions qu’on envoyait dans le ciel à gauche et à droite il faisait jour tout le temps, même la nuit, et ailleurs c’était ball-trap ou loto géant, moules-frites à gogo et casino ouvert toute la nuit sur la plage. Au début le chien n’aboyait pas. Dans la nuit on n’entendait rien, c’est-à-dire rien de connu, rien du boulevard, rien des voisins, rien des sirènes, rien de la ville (tout était resté derrière le périph). On disait rien, on disait c’est calme ici, on disait ça fait du bien. On fermait les voitures et les volets, on rentrait les serviettes de plage, on couchait les enfants en se foutant bien de savoir qui à ce moment-là comptait ses morts. Au début on s’était cru seuls à faire rouler des galets. Des fois on est comme ça.
Mais le vent s’est levé à peine le repas terminé, un chien s’est mis à aboyer, un chat noir à marcher sur le toit. Il a fallu traverser le rideau de pluie et aller fermer le phare du bout du monde, rentrer le hamac. C’est à ce moment précis que les gens morts depuis longtemps se sont mis à rouvrir nos portes. Et les monstres sont revenus avec la tempête. Ce n’était pas le vin, ce n’était pas le sang mais les peurs sont revenues. Ce n’étaient que des moustaches de films des années cinquante et le couteau qui brillait mais un reste d’enfance est revenu avec les filets des pêcheurs. Ce n’était rien et c’était pire que ça, dans sa tête c’est toujours pire que ça. Derrière le rideau de pluie mes yeux ont vu ce qui prend la forme d’une nuit plus profonde que la nuit, ce qui (croit-on) ne finira jamais. Derrière le rideau de pluie j’ai entendu quelqu’un dire que son dieu était mort mais dans sa bouche c’était comme s’il était toujours en vie et ça ne changeait pas grand chose pour le coup qu’il soit mort ou vif. On aurait dit qu’il fallait que ce quelqu’un force la parole, impose sa parole, inonde les autres de sa parole. On aurait dit qu’il devait à tout prix parler de celui qui était mort vivant alors que j’étais face à d’autres bouches affamées. On aurait dit qu’il fallait coûte que coûte que sa voix vienne à résonner longtemps et avec force tandis que je me débattais avec le souvenir des marins à la table des vivants. Et dans cette nuit même le chien ne se taisait pas et dans cette nuit il y avait une voix venue d’ailleurs qu’on aurait enregistrée et dans cette nuit j’ai vu une lumière blanche traverser la terre et dans cette nuit j’ai su qu’il n’y aurait plus de début.
Ce texte a été initialement publié sur le blog de Guillaume Le Vot, Quelques mots sur une photo, lors des vases communicants de septembre 2011.
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le mercredi 5 octobre 2011