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le tombeau de saint léonard
Imaginer Léonard dans la même position depuis un siècle et demi. L’imaginer tentant de suivre l’actualité, en abonné de revues de presse qu’il n’aurait pas choisies. Se le représenter en train de traduire les silences mouillés de larmes et les regards appuyés des piquets recueillis. Le voir comme un des témoins du monde qui battrait sans lui mais que le monde pourtant continuerait d’interroger. Le croire semblable à ces hommes de l’ombre qui arpentent les coulisses et savent tout des tenants et des aboutissants de ce qui est en train de se dire à la tribune puisqu’ils sont les auteurs du discours. Le considérer comme un qui saurait tout mais ne dirait rien, comme un qui ne voudrait rien savoir mais serait au courant de tout. Imaginer Lénard, Léonard. Imaginer la vie de ce type enterré là depuis près de cent cinquante années. Se dire qu’elle pourrait ressembler à la table des matières d’un manuel d’histoire de France, époque contemporaine, si sur l’échelle de la souffrance humaine son quotidien n’oscillait pas entre bureau des plaintes et confessionnal. L’imaginer regarder le monde depuis les ornières. L’imaginer encore dans cet envers du décor, quand tout le monde regarde le doigt de celui qui montre la lune, quand tous les spectateurs dans les gradins font signe à l’écran géant alors que la caméra se trouve face à eux. S’imaginer là. À cet endroit précis.
Imaginer qu’il aurait des milliers d’histoires à nous raconter si on les lui demandait, et dans le détail, lui qui a connu les chemins boueux et la construction de la quatre voies, les oripeaux et la mini-jupe, les vers de Tristan Corbière et ceux d’Eugène Guillevic, lui qui a vu défiler des gens de toutes conditions, de toutes origines, de tous âges, sur qui on a déposé tant de lettres, lui qui en sait assez sur
les querelles familiales et les coucheries,
ceux qui nous désabusent, nous procrastinent ou nous empêchent,
les naissances qui font pleurer les hommes les plus durs,
ceux qui sautent à pieds joints pour mieux éviter les flammes,
les miraculés,
ceux qui réclament son ordonnance,
les menteurs, les encruseurs, les tricheurs, les ivrognes, les rabotivistes, les meltinières, les avares, les sincères,
ceux qui restent ensemble, ricanent ensemble, pourrissent ensemble,
les cristallisations stendhaliennes et les divorces,
ceux qui se déplacent, se déboîtent et s’encastrent,
les morts subites,
ceux qui s’encapsulent, se colmatent et s’emberlificotent à mesure qu’ils lui tournent le dos,
la meute,
ceux qui recrachent la terre la gueule à l’envers,
les points noirs sur la carte,
ceux qui s’usent de mystères, s’isolent de rêves en plein, écrivent des myriades de pensées folles,
les voleurs de sel,
ceux qui abusent de l’indistinct, des chimères au crépuscule et de leur petit pouvoir,
ceux qu’on maudit,
les chiffres qu’on chérit, les petits pactoles qu’on cache, qu’on met à l’abri au cas où,
ceux qui croient dur comme fer ou qui ne croient plus en rien,
les petites ironies de la vie,
ceux qui lâchent leurs dernières forces dans la bataille,
les grandes souffrances et les errances du cœur,
ceux qui prient pour un rien,
les pleureuses,
ceux qui attendent que tout leur tombe tout cuit dans la bouche,
les siphomimeurs, les dingues et les paumés,
ceux à qui on a fait avaler des couleuvres,
les ridusculés,
ceux qui ne croient jamais ce qu’on leur dit,
les gourmands, les égoïstes, les chapardeurs,
ceux qui touchent à tout,
les abonnés,
ceux qui ne gagneront jamais rien,
les mécontents, les cyniques, les béats,
ceux qui serpentent, ribambellent, s’exclament, sèment et roulent,
les faiseurs, les poseurs, les causeurs, les fiers-à-bras,
ceux qui changent d’avis, d’opinion, d’amant,
les empêcheurs de tourner en rond,
ceux qui ne se changent jamais,
les touristes,
ceux qui voudraient mais ne savent pas quoi,
les singuliers, les repentis,
ceux qui acoustiquent sans nous et s’accordéonent de travers,
la misère humaine et les cancers généralisés, les accidents de la route et domestiques,
ceux qui voudraient mourir mais n’y arrivent pas,
les amusés,
ceux qui demandent l’immortalité,
les battu(e)s,
ceux qui voudraient changer de peau, toucher un autre corps, se débarrasser de leur peau usée,
les orgasmes nocturnes, les morts longues et douloureuses,
ceux qui viennent pour leurs enfants,
les redresseurs de sorts,
ceux qui n’ont plus de parents,
les idéalistes, les précieux,
ceux qui viennent le soir,
les brumeux, les tièdes,
ceux qui ne grandiront jamais,
les enthouliafiques,
ceux qui ont perdu un bébé de trois semaines,
les touche-à-tout, les boit-sans-soif, les tempérés, les cyclothymiques,
ceux qui friment, ceux qui frémissent, ceux qui pâtissent,
les plombamines,
ceux qui grapousaillent en touche, qui misèrent leurs deniers,
celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas,
les écrivains, les profanes, les goujats,
ceux qui n’épargnent jamais les dos en ruine,
les langues épaisses,
ceux qui n’aiment pas les noms étrangers,
les fouineurs, les sourciers, les exorcistes, les nuisibles,
ceux qui n’écouteront plus France Culture le samedi matin de neuf à dix,
les pauvres richards,
ceux qui dièsent de face.
Ce texte a été initialement publié dans le jardin sauvage de Ana nb lors des vases communicants de juillet 2011.
La photo reproduite supra appartient à l’Inventaire général du patrimoine culturel de Bretagne. D’autres ex-voto moins "propres" et plus proches de la réalité sont visibles sur le blog de Christine K ici et là.
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le mercredi 31 août 2011