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l’élégance des désespérances
Comme il actionnait les soufflets de son accordéon et pianotait sur son clavier droit avec agilité mais qu’aucun son ne sortait de son instrument, tu as d’abord pensé que l’accordéoniste s’échauffait ou se dégourdissait les doigts avant de jouer pour de bon quelques morceaux et de récupérer une pièce ou deux. Qu’il attendait que le métro soit assez rempli. Qu’il n’était pas bien réveillé. Qu’il était triste. Ou.. Tu cherchais une réponse à ton étonnement, une réponse la plus réaliste qui soit puisque tu n’avais pas fait le choix de la lui poser, ta question. Mais à force de le regarder faire semblant de jouer, dix minutes plus tard tu t’es raisonné : son instrument doit être troué, t’es-tu dit, ou alors on joue peut-être ainsi dans ce pays, en silence.
Tu ne savais pas qu’ici le gouvernement autorisait les musiciens à se produire dans les rues, le métro et les salles de concert pourvu qu’on ne les entende pas. Tu ignorais qu’on sectionnait ici les cordes des ukulélés, des violons, des contrebasses, qu’on soudait les anches libres des accordéons, des harmonicas, des orgues de Barbarie, qu’on obstruait les trous des flûtes de pan, des ocarinas, des piccolos, qu’on détendait les pistons des trompettes et immobilisait la coulisse des trombones, qu’on supprimait les marteaux des pianos, que les instruments électriques et électroniques n’étaient plus équipés de prises, qu’on avait supprimé les piles, les chargeurs et les groupes électrogènes des supermarchés, qu’on recouvrait les tambours, les tam-tams, les darboukas d’une moquette épaisse et les cymbales de polystyrène, qu’on coupait les cordes vocales des chanteurs, qu’on continuait à faire de la musique et des chansons mais qu’on n’entendait plus grand-chose. Dans ce pays, tu n’avais pas connaissance des dernières règles : on conseillait de fixer dorénavant son attention sur les lèvres, les joues, les gorges, de se griser du mouvement des bras, des mains et des doigts plutôt que de jouir des sons. On devenait ainsi encore plus fétichiste et le gouvernement était fier de cet attachement aux gestes – l’élégance des désespérances. Une vie non pas débranchée, unplugged, acoustique ou insonorisée mais sourde et muette. On n’empêchera jamais le peuple (nos amis) de s’exprimer, de se mouvoir, de s’exercer, clamait le président d’en-haut-d’en-bas. Et tu ignorais cela aussi, que le monde entier venait de saluer cette initiative, qu’on enviait les habitants de ce pays, qu’on encensait son gouvernement, un gouvernement esthète. Personne n’avait encore pensé à ça avant lui, saurais-tu l’entendre ?
Tu es monté dans ce métro dès ton arrivée, il y a une semaine maintenant. Tu as vu défiler, aller et venir des dizaines de musiciens et de chanteurs tandis que les voyageurs tapaient dans leurs moufles, la larme à l’œil. Tu n’as pas vu le temps passer. Personne n’attendait jamais sur les quais et personne ne descendait de ce train : les musiciens et chanteurs apparaissaient puis disparaissaient mais les voyageurs, eux, n’avaient pas de remplaçants. Ils ne se parlaient pas pour autant. Quelques-uns toutefois s’échangeaient entre deux prestations des mots insensés sur les manches des vestons, les pantalons beiges. À un moment donné tu t’es rapproché des vitres, on n’y voyait rien. Je n’ai jamais vu de ma vie des vitres aussi dégueulasses, t’es-tu dit.
Tu ignorais également qu’on encourageait vivement les voyageurs à ne pas quitter le train (une fois en route, le monde, le dehors, l’extérieur, devaient rester flous, boueux, approximatifs) et qu’on recommandait à ceux qui avaient fait le choix de voyager de rester assis, de profiter de leur immobilité dans le mouvement et de vivre à l’abri du monde en désordre (même consigne pour ceux qui montaient par inadvertance dans un train et tant pis pour ceux qui ne comprenaient pas la langue : nul n’est censé ignorer la loi, disait-on alors même que cette mesure n’avait pas sept jours d’existence). Évitons toute installation, toute réunion, bannissons les inerties, condamnons le sit-in, la manifestation immobile, le regroupement, s’étaient exclamés les députés de la ville-d’en-haut. Gardons le monde tel que nous l’avons construit, sans fuite possible, sans couleurs criardes, sans mélodie entêtante et surtout restons concentrés, s’étaient enthousiasmés les députés de la ville-d’en-bas. Après l’ouïe, la vue, titraient les journaux. On n’avait jamais vu si belle initiative, on n’avait jamais vu monde si beau, saurais-tu le saisir ?
_photo : mars 2012
_ce texte a été publié une première fois dans l’atelier de bricolage littéraire de Philippe Aigrain en avril 2013 dans le cadre des vases communicants
_prochain échange : vendredi 5 juillet 2013 en compagnie de Sabine Huynh qui œuvre sur presque dire
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne
et dernière modification le jeudi 20 juin 2013