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quand le pays dévisage et les visages dépaysent

du réel et de la fiction à partir du Tour de France des Visages de Christophe Sanchez


 
Il n’est pas sept heures du matin, je viens de monter dans un TGV et, à peine un café avalé, je repense à Christophe Sanchez et à son Tour de France des Visages : traversée dans le sens des aiguilles d’une montre de ce qui sur la carte forme un territoire bien défini avec ses côtes et ses frontières, ses nationales, départementales, routes sans nom, quatre voies, ses autoroutes (de l’Arbre, du Soleil, de Normandie, des Anglais, des Titans, du pastel, des Cigognes, de la Neige des Alpes, La Camarguaise, La Provençale, La Languedocienne, L’urbaine, L’Océane, La Comtoise, La Cévenole, L’Européenne, La Francilienne, Le Superpériphérique...), ses artères et ses veines, ses cols et ses coudes, ses étendues et ses points de différentes tailles et de couleurs variables derrière lesquels s’élèvent des habitations, s’agglomèrent des corps qui, tous, corps et paysages, portent un visage, au moins un, mais aussi des zones moins visibles, cachées, interdites voire défigurées.
Et Christophe Sanchez, depuis une semaine, en allant d’un point à un autre, trace plus qu’une route ou les contours d’un visage (c’est du moins ce que je me figure) : disons que si c’est avec les yeux qu’il regarde et si c’est avec son corps immobile en mouvement qu’il traverse des paysages, ce sont également ceux-là qui dans un même mouvement vont le dépayser – tout comme ses rencontres sont marquées de visages qui ne figurent sur aucune carte. C’est par le dehors que son dedans va se modifier, par tous les temps, à tous les temps : ce qu’il envisageait, ce qui le dépayse, ce qui sera évité ou rencontré. Et la traversée suivie du face à face dessinera petit à petit en lui une route praticable dans les deux sens : tout ce qu’il pénètre devient alors tout ce qui le pénètre. De même pour celui ou celle avec qui il a échangé (plus qu’une des faces d’un visage).

Depuis une semaine, il a quitté son Midi (ce serait plutôt 6h25 sur une montre) mais pas ses écrans. Ce n’est donc pas une histoire de voyage sans connexion mais un voyage avec et sans l’écran, avec et sans les filtres, avec les yeux, la bouche, les oreilles, les jambes, les mains, le cœur, les images égrainées le temps de la traversée, les notes prises sur des aires d’autoroute, dans des cafés, des chambres, les livres lus, les pensées qui le traversent et le journal de route qu’il rédige entre deux étapes, qu’il publie sur son site.
Christophe va, vient, voit, regarde, observe, parle, écoute. Ces instants appartiennent au temps de la rencontre. Sur les photos qu’il partage sur les réseaux sociaux, on devine la présence de ses hôtes : on entre dans des appartements, des maisons, on sort sur des terrasses, on voit des fenêtres, des façades, des rues, des jardins, des parcs, des livres, un chapeau, une bouteille de vin, des bibliothèques, une pièce entrouverte. Ce n’est qu’ensuite qu’il dessine leur visage, avec ses mots, où les visages deviennent des figures décrites, des figures dont il garde les traits, des figures sans visage pour nous. Vient alors notre tour, lectrices et lecteurs, d’imaginer leurs traits, des visages que nous dessinons à partir d’une esquisse, comme les yeux fermés nous poserions nos mains sur le visage d’un(e) inconnu(e) et certains d’entre nous se demandent sûrement s’ils ne vont pas faire comme lui : aller à leur rencontre. (Parfois c’est le sien qui apparaît sur les écrans et peut-être que ce sera le seul que nous verrons, son visage modifié par les figures rencontrées.)

Je suis dans le train, il est tôt, samedi, les paysages défilent, le ciel cherche quelle tenue enfiler. Penser à Christophe c’est revenir à Julio Cortázar et Carol Dunlop, à leur voyage intemporel Paris-Marseille, aux autonautes de la cosmoroute, livre de l’amour et de la mort qui rôde, du voyage en train de se faire, du quotidien et des aires d’autoroutes, livre que Christophe ouvre à chaque fois qu’il s’arrête sur une aire et dans lequel à un moment donné Cortázar se demande s’il est possible de sortir d’une aire d’autoroute en dehors des bretelles imposées, toutes en sens unique : comment quitter un endroit comme celui-là sans emprunter les chemins balisés, obligatoires, en transgressant les règles.
Hier soir Christophe m’a rappelé cet épisode que j’avais oublié et ce matin, tandis qu’il est en train de poursuivre sa route (Paris deux jours puis début de la longue descente vers son Sud, par l’Est), ce matin disais-je (alors que nous nous sommes levés tôt, lui que j’accueillais et m’avoue soudain aimer se réveiller chez les gens qui l’hébergent alors qu’ils dorment encore, lui que j’accueillais et qui m’a emmené à la Gare de l’Est, drôle de sensation à ce moment-là d’imaginer que c’était lui le banlieusard tandis que je retournais dans mon Est natal), ce matin donc, après être monté dans ce train, après le café, le front contre la vitre, alors que mon regard ne cessait d’être accroché par la brume, les petits chemins sur le côté, les villages, les conifères, un lac (traversée de la Champagne et de la Lorraine), soudain je me suis posé cette question : pourrais-je arrêter le train (tirer sur la poignée de signal d’alarme), pourrais-je sortir du train qui serait arrêté en pleines voies (tirer sur la poignée qui déverrouille la porte), pourrais-je traverser les voies, prendre le premier chemin venu, par exemple ce chemin blanc qui serpente à une cinquantaine de mètres de moi ?

Qui n’a jamais pensé à arrêter un TGV dans sa course ?

Comme Cortázar se rendra compte qu’on peut sortir d’un espace en apparence clos, celui des aires d’autoroute, je ferais moi aussi la même expérience depuis un TGV qu’on ne doit quitter sous aucun prétexte – d’ailleurs on nous le crie assez dans les hauts-parleurs, c’est écrit aussi sur les portes qu’on ne doit pas tenter de les ouvrir et on nous rappelle à chaque ralentissement qu’il nous faut rester à bord du train, qu’on ne doit pas descendre sur les voies, qu’on est ensemble, dedans, enfermés, accompagnés, entourés, coincés, assistés, sommés de rester à notre place, de garder notre calme, de ne pas quitter le groupe.

Mais ce matin le désir de fiction serait si fort que je ne saurais résister : je tirerais sur la poignée de signal d’alarme puis sur celle qui déverrouille la porte, je quitterais le train, je traverserais les voies, alors je me mettrais à courir les bras en l’air et je crierais sans doute, depuis le train des voyageurs m’auraient vu détaler et puis disparaître (est-ce que le conducteur attendrait mon retour ? est-ce que les passagers demanderaient à repartir ?), il y aurait du raffut, on ne saurait pas quoi faire, finalement on déciderait d’abandonner ce voyageur épris de liberté, on partirait, en gare de Strasbourg il resterait un sac à dos sous un siège, dedans il y aurait des habits, trois livres, une trousse de toilette, des papiers d’identité, un billet de train, un téléphone portable, une adresse. On tenterait de contacter Christophe Grossi qui ne répondrait pas (ou plutôt son téléphone sonnerait dans le vide sous les yeux des agents), alors on fouillerait dans ses affaires, sa vie, son passé et on trouverait le numéro de téléphone de sa compagne, quelqu’un d’autre ou peut-être la même personne se chargerait de l’appeler et lui annoncerait que Christophe Grossi aurait oublié son sac à dos dans le TGV n°2405. La compagne de Christophe répondrait qu’il aurait disparu depuis dix ans déjà, la plaisanterie ne l’amuserait pas, elle raccrocherait au moment où un Christophe écrirait quelque part dans Paris et où un autre entrerait dans Strasbourg sans se retourner. À moins que ce ne fût l’inverse.
 

écrit en partie dans le TGV Paris-Strasbourg le 1er août 2015,
complété à Montreuil le 5 août de la même année

 
 


• Le Tour de France des Visages (#TFV #LesVisages) de Christophe Sanchez :
 
– sur fut-il.net : http://www.fut-il.net/search/label/TFV#.VcIAHbfGNOA
– sur Facebook : https://www.facebook.com/christophe.sanchez
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• Lire aussi Christophe Sanchez :
 
– sur son site : http://www.fut-il.net/
– dans la revue Ce qui reste : http://www.cequireste.fr/christophe-sanchez/
– sur Œuvres Ouvertes : http://www.oeuvresouvertes.net/spip.php?article2228
 
 

Christophe Sanchez à Montreuil pendant son #TFV

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 6 août 2015