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on n’est jamais absent (6)

les fantômes du quai de la Loire

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Vous preniez soin de vous, de votre corps, de votre santé et faisiez attention à votre bien-être : respirer, inspirer, expirer, souffler. Vous vouliez vivre longtemps. Bien. (Vous n’aviez jamais aimé les points de côté.)
Vous vous suiviez sans vous suivre. Parfois vous tourniez en rond ou faisiez demi-tour quand vous aviez atteint la limite, vos limites, mais généralement vous préfériez la ligne droite. Être parallèle au canal vous rassurait. (Aviez-vous lu The Loneliness of the Long-Distance Runner ?)
Vous vous croisiez sans vous saluer, vous ne vous courriez pas après non plus. (Vous en aviez d’ailleurs peut-être assez de courir le jour dans tous les sens ou après rien, c’était courir que vous visiez : en verbe d’action, intransitif.)
Vous vous défouliez. En foulées. Le long des quais, nuit tombée, en noir fluo jaune ou rouge, vous étiez vivants, vous vous sentiez vivants, ça se voyait à la buée qui sortait de votre bouche. Vous étiez en vie. Comme étaient en vie ces autres qui préféraient les longues enjambées, la marche tranquille, sortir le chien, une valise devant derrière. Tranquilles.
Vous étiez en vie dans la ville mais quelqu’un est venu qui ne courait pas et ne marchait pas en ligne. Quelqu’un qui venait de sortir de terre, clope au bec, et se trouvait là par hasard. Quelqu’un qui avait rendez-vous, qu’on avait invité à un dîner clandestin et qui pour l’heure attendait sous la pluie fine. Quelqu’un qui soudain vous a repérés, surpris de vous savoir aussi nombreux à soigner vos poumons, vos muscles, vos futurs vieux os. Quelqu’un qui regardait les lumières en face et qui sans préméditation a volé vos corps.
Vous étiez vivants. Maintenant vous ne l’êtes plus. Ni morts ou vifs mais figés, et même pas entiers. Parce que quelque chose s’est échappé. Et ce quelqu’un n’y peut rien, ne peut plus rien pour vous. L’image seule vous a volé des bouts de vous, des parties de votre corps, vos jambes, vos bras, vos têtes et même vos ombres parfois. (Aviez vous lu Je suis vivant et vous êtes morts ?)
Vous preniez soin de vous quand soudain quelqu’un s’est mis à vider la ville de ses corps en mouvement. D’abord par accident, ensuite sciemment et consciencieusement, en criminel. (Connaissiez-vous cette phrase de Sade : « vous avez échauffé ma tête, vous m’avez fait former des fantômes qu’il faudra que je réalise » ?)


_photos prises Quai de la Loire à Paris, le 28 janvier 2014 entre 19h15 et 19h45

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le jeudi 30 janvier 2014