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Jérémy Liron | La Traversée


 

Est-ce les images qui font le paysage ?
(...)
On peut se perdre dans un paysage. On peut, à regarder les routes, s’absorber dans le vague de leurs extrémités et rejoindre ce qui s’efface tout au bout dans l’informulable. Qu’adviendrait-il si on ne gardait un pied arrimé à l’ici, et qui nous retient, et auquel on se hisse pour se retrouver ? Qu’arriverait-il si on lâchait prise, si on se laissait dériver lentement dans ces nuits qui se creusent au bout de nos regards ? N’est-ce pas devenir fou que se jeter dans son propre regard jusqu’à s’y perdre ? « Si les images ont des bords c’est pour nous garder saufs. »
Parfois des routes, échappées du regard, des constructions isolées, des grands bâtiments qui ressemblent à des scieries. Qu’on regarde comme on se déferait de tout, à croire épuiser toutes les apparences des choses et traverser le regard même. Les images qui, à revenir en surnombre les unes par dessus les autres, ajoutent des jours dans les jours et multiplient les nuits en une même nuit. Chaque fois tournent sur elles-mêmes comme on passe outre. L’étendue est peut-être une autre façon de dire le temps qui boucle. Le haut du rideau, ses crochets, une parcelle de plafond avec la trappe de ventilation éclairés à intervalles réguliers et replongés dans l’obscurité. L’œil qui se ferme. Chaque instant lève le souvenir d’un autre, se diffracte et se perd. Après c’est pareil qu’à sortir d’un cinéma : trouver la nuit qu’on n’attendait pas, brutalement, la fiction ayant masqué la montée progressive du soir. Le corps entier comme l’œil à devoir s’accorder lentement. Plus bien savoir.
(...)
Dans un enfant qui joue il croit reconnaître ses propres traits et dans ses traits, ceux d’une arrière-tante qu’il n’a pas connue mais dont il a vu des photos avec les bords ondulés dans un vieil album. Il se dit que les choses en appellent d’autres en cascade, comme un écho. « Les choses fuient dans les échos qu’elles produisent. » Il se dit que les choses comme les êtres sont derrière les visages qu’elles tendent. Et qu’est-ce qu’un visage sinon mystère tendu à soi ?
(...)
Il ne sait plus bien s’il est encore dans cette ville neigeuse ou s’il voyage distraitement en lui à travers des souvenirs. Ou la ville en lui voyage entourée de forêts, avec des lacs derrière des haies. De ces lacs où on jette des cailloux.
(...)
N’arrive-t-on jamais quelque part ? Le monde se déplace avec nous. On ne rattrape jamais sa fuite, ne fait que l’accompagner.


_ces extraits sont issus du mélodieux, visuel, mélancolique et entêtant road-movie de Jérémy Liron, La Traversée, publie.net, décembre 2012
 
_la photo tout en haut est de moi : elle a été prise une après-midi de janvier, quelque part en France, sur l’autoroute où j’ai commencé la lecture de ce texte que j’aurai terminé (toujours en mouvement) dans le métro parisien
 
_site et blog de Jérémy Liron
 
_autres publications de l’auteur chez publie.net

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le samedi 12 janvier 2013