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on n’est jamais absent (3)

Presque trois mois plus tard, On n’est jamais absent résonne toujours. Sans doute parce que cette phrase a été prononcée sur cette même ligne du tramway, la T3b, un soir de janvier. Aussi parce qu’il est tard et que je reviens d’un endroit qui en apparence n’a pas bougé d’un poil depuis sa création mais qui en réalité (quoiqu’en disent les chiffres) est en train de disparaître – il suffit de passer derrière le décor pour s’en rendre compte. Enfin parce que dans cet endroit microcosmique (où figurer et où se présenter sous son meilleur jour), une partie de moi était absente ou bien trop présente – ce qui au final revient au même puisque ce qui m’a rendu perméable au lieu et à son envers m’ont éloigné de tous ceux qui m’entouraient.

Je ne suis pas triste, seulement un peu las d’être resté si longtemps debout à traverser la halle, à faire les cent pas, à piétiner la moquette.

J’aurais pu rentrer en métro. Je connais par cœur ce trajet, le nombre d’escaliers, les affiches des films et des pièces de théâtre qui dans une semaine seront remplacées ; je sais à quelle station descendre pour changer de ligne, quels couloirs emprunter, où me placer pour ne pas avoir à remonter le quai avant de sortir. J’aurais pu aller sous la ville mais je n’avais pas le cœur à affronter l’autre dans le tombeau ouvert. J’ai préféré le tramway où je viens de coller mon téléphone contre la vitre tandis que je regarde la ville en appuyant régulièrement sur le petit bouton sans vraiment savoir si nous voyons la même chose, l’appareil et moi.

Presque toutes les stations ont été conçues sur le même modèle mais chacune a sa propre couleur, entre le vert, le rouge et le parme (c’est la première chose que je remarquerai en triant les dizaines de photos). À cette heure-ci de la nuit, lors des arrêts, on croise quelques rares voyageurs (on dit usagers ici) souvent seuls, leur téléphone portable en main, des écouteurs dans les oreilles. Nos regards se croisent rarement, sauf à deux reprises. La première fois, l’homme assis n’a pas l’air très heureux d’être capturé. Ce n’est pourtant pas lui que je visais. À la station suivante, un autre homme, casque audio encerclant sa tête, sort son téléphone portable quand il repère mon appareil photo collé à la vitre. J’hésite à garder ces deux clichés numériques mais je dois me rendre à l’évidence : j’aime ce qui se dégage ici de ces deux hommes à cette heure de la nuit, tension pour l’un et fausse désinvolture pour l’autre. Ils sont devenus des personnages, des figures, des doubles, je les ai inventés.

Il me tarde de rentrer chez moi alors que je n’ai pas choisi le trajet le plus rapide. Je ne sais pas ce qui m’a poussé à prendre ces photos, sinon le mouvement, sinon les lumières, sinon la beauté et la désolation. Ma voisine pianote sur son téléphone avec une grande dextérité, une autre dans l’allée en face me fixe (ça fait maintenant plus d’une demi-heure que mon bras droit est tendu contre la vitre). Je n’écoute aucune autre musique que celle qu’on diffuse à chaque halte (quelques notes de guitare de Rodolphe Burger et des voix de franciliens qui annoncent le nom des stations) mêlée aux grincements et frottements créés par le déplacement du tramway et aux quelques voix pâteuses. Me viennent alors des images qui n’ont rien à voir avec celles que j’enregistre, celles de voix perdues. Et des questions aussi : combien d’êtres humains sont en permanence en mouvement dans le monde, entre deux trois quatre... douze portes ?

On n’est jamais absent, pourtant je ne suis pas là ou plus là. Je suis devenu un papillon de nuit, bercé par le mouvement et attiré par les lumières synthétiques qui colorent les rues désertes et donnent une apparence fantomatique aux errants fatigués.

Contrairement à ce qu’avait dit cet homme en début d’année, je crois que je suis souvent absent et que ces images où les mouvements sont figés me rappellent que les absents, les partis pour de bon, ont beau être présents en moi, ils manquent, parfois atrocement.
 
 
 

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_toutes ces photos ont été prises entre la porte d’Italie et la porte de Montreuil sur la ligne du T3b, appareil photo collé à la vitre pour la plupart d’entre elles sauf les trois dernières (dans les rues de Vincennes puis sous la ville, porte de Montreuil, ligne 9)

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le lundi 1er avril 2013