christophe grossi | lirécrire

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un trajet gris-vert


 
Pour une fois je vais parler plus lentement. Oui je vais parler lentement, doucement, j’ai du temps devant moi et le train est presque vide. Je répète pour une fois je vais parler plus lentement, j’épelle, j’essaye de ne pas bafouiller, je détache chaque syllabe, j’articule. Tout cet en-dedans de moi me rapproche de toi, de ton en-dedans à toi – ce qui s’échappe trop souvent, qui se manque et file entre les doigts.

Tu ne reconnaîtras sans doute pas d’emblée le vert du décor, il ne te dira rien, tu diras juste c’est vert peut-être. Aussi parce que nous n’avons pas le même vert de l’enfance. Le tien était plus tendre et le mien on le mâchait. Mais ce vert ravive ce qu’on a balancé fiévreux et ce qu’on a retrouvé à mi-distance. C’est un vert qui n’est pas encore toi mais un vert qui me rapproche de toi, un vert qui a la légèreté de notre écart qui se réduit, un vert qui a la modestie de celui qui regarde passer les trains, un vert qui n’a pas de nostalgie vu qu’il a toujours habité son pays, un vert qui ne connaît pas la vitesse ni le mouvement, un vert qui ne peut suivre les fils qui s’écartent et se rapprochent sans cesse. Ce n’est pas lui qui se rapproche de toi.

Je vais parler doucement, avec douceur je veux dire, avec tendresse. Après avoir tenté de te décrire tout ce vert dans lequel on ne se roulera pas, je te montrerai les arbres qui cherchent à arracher leurs moignons, le centre d’information et d’orientation qui déboussole, la gare de B qui cuve, les rues en pente de D, le centre-ville de J où il y a plus de voitures garées que d’habitants. Tu ne te demanderas pas où sont les gens, où sont les vivants, où sont passés les enfants, les remplaçants. Tu le sauras déjà. Car c’est l’heure du steak-frites-salade, de la moutarde-mayo-ketchup. C’est l’heure où l’on fait semblant d’oublier la semaine, les heures entières passées dans la bagnole, c’est l’heure où le corps n’est plus avachi dans la bagnole, où le corps a récupéré ses affaires de la bagnole, sa salopette salopée, ses baskets crados, ses trognons de pomme, c’est l’heure où l’on ne sait pas encore faire pour oublier le corps de trajet, le corps de labeur, tout ce bout de soi qui attend dans le cendrier, sur le tapis, dans un recoin de la portière, dans le vide-poche.

Le train tangue un peu, je vois des baraques crevées, des jardins ouvriers, des friches, plus de morts que de vivants, des anciennes usines. Le train qui file laisse derrière lui des fils de moins en moins électriques. C’est vert, gris-vert, vert de gris. Prés et ciel, près du ciel, se confondent. On dirait une vieille armure. Le brouillard, le monde derrière le flou, et toi de l’autre côté. J’imagine déjà la plage tandis qu’il n’y a plus de page de là où je t’écris. Et à travers le casque sweet mary jane, je vois encore des carrières, des briques rouges, parfois des ardoises, bluebirds, crépis tombé, she blew my mind, les maisons des anciens seigneurs, leurs petits châteaux qui surplombent leur mort, et le vert – ce résistant.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 17 mai 2012