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les grands mags à fictions

des corps dans le décor | Décor Lafayette, Anne Savelli (éditions inculte, 2013)


 
 

décor lafayette : le décor

Il y a autant de manières d’entrer dans le livre d’Anne Savelli qu’il y a de portes vitrées, de fenêtres, d’ascenseurs et d’escalators dans un grand magasin parisien. Mais si les grands magasins sont des moulins, Décor Lafayette est un décor de théâtre baroque doublé d’un labyrinthe en 3D à vous filer le tournis, un endroit où se perdre et tenter non pas de s’y retrouver mais de mieux se trouver. Vous perdre, un des principes des grands magasins mais Anne Savelli fait plus fort encore puisque, ici, sa narratrice vous entraînera d’un endroit à un autre en un tour de passe-passe (on est parfois aux Galeries Lafayette ou au Printemps mais à d’autres moments dans un studio de cinéma italien très connu ou encore au Palais-Royal, ancêtre des galeries marchandes). Ne pensez pas que le Décor soit donné d’emblée : les chutes et vertiges y sont nombreux et on peut à tout moment se faire éjecter ou être rejeté par lui. Et si à la fin du livre vous aurez fait plusieurs fois le tour de ce Décor, sachez d’avance que l’aventure ne sera ni visite guidée ni promenade de santé, qu’il est ici question de déplacement : voir autrement le monde à travers le regard d’une femme qui marche dans Paris, rue La Fayette, et dit se rendre aux grands magasins. Mais se rendre aux magasins n’est pas forcément y aller et encore moins y entrer. Le lecteur, qui se mêle de tout (dans le livre) en sait quelque chose.
 
 

décor lafayette : le détour

Anne Savelli s’approche toujours de son sujet en le contournant avant de le saisir en douceur, peut-être, mais sans plus le lâcher ensuite. Dans Décor Lafayette, il y a d’abord la ville de Paris, à la fois précise dans ses couleurs, ses habitudes, ses changements d’humeur, et personnifiée, singularisée ; il y a aussi la rue La Fayette, arpentée et dessinée, ciselée et incarnée, mais avant de vous rendre aux grands mags, il vous faudra également prendre en considération d’autres rues de Paris, les gares, les ponts et bien sûr la station de métro (la ville sous la ville). Voilà, c’est comme ça qu’on s’approche du Décor, comme vous le feriez avec un plan, une carte ou une maquette, à la loupe et au radar. Mais il n’y a pas que les lieux et l’espace, il y a aussi et surtout d’autres temporalités qui nous détournent du Décor tout en nous y menant, des dizaines d’histoires du XIXe et du XXe siècle qui s’entrecroisent (toutes liées à la narratrice ou au Décor), des histoires au présent, des souvenirs réels ou imaginaires, des fantasmes et des projections. Aller aux grands magasins avec Anne Savelli, c’est pour tout lecteur, comme pour la narratrice, avoir conscience du temps volé aux autres et du temps à soi. Le Décor, comme chambre à soi dans la foule.
 
 

décor lafayette : des corps

Il y a donc la ville mais il y a aussi des corps autour et, dans le Décor, des corps qui marchent et courent, des corps qui naissent et souffrent, des corps qui désirent et fument, des corps partout, qui font du bruit ou s’éclipsent, des corps qui guettent, espionnent, volent un bijou dans un portefeuille, des corps qu’on exhibe, des corps qui s’interrogent et tentent de ne pas finir dans le décor, des hommes et des femmes qui sont rarement à leur place, des femmes, surtout des femmes, beaucoup de femmes, des Elle.
 
 

décor lafayette : des elle

Dans DL, il y a des Elle, partout, qui vont et viennent, des femmes qui se demandent ce qu’est être femme aujourd’hui (aimée, aimante, travaillée, travaillant, élevée, élevant...) et où est la part de liberté, il y a Simone Signoret qui se posait la même question dans les années 60, il y a des femmes qui partent au travail ou s’enferment dans les toilettes et réfléchissent aux décisions à prendre, des femmes qui encaissent, des femmes qui entendent des voix ou qui ne supportent pas le bruit, des géantes et des mendiantes, il y a Anita Ekberg et une chanteuse blonde, il y a aussi une femme sur un dessin, une femme seule près du générateur de courant (qu’on retrouvera à la fin, Décor ouvert à jamais), et une autre, enfin, qui pense à l’homme du désir.
 
 

décor lafayette : désir

L’homme du désir (qui peut être une femme aussi) est au cœur du livre, au centre des préoccupations et des obsessions de la narratrice, il est l’objet du désir, il représente le Décor, dans lequel on étale le luxe, ce qu’on regarde et qu’on peut rarement ou jamais s’offrir, il représente le fantasme, il semble si proche et pourtant il est inatteignable (il roule des clopes, roule-t-il le monde ?). Il est bien là en tout cas et je crois qu’il est l’écriture même, l’élan, la cible, le passage à l’acte. Et cet obscur objet du désir devient ce qu’en fait Anne Savelli, un livre. Un beau livre qu’on lit de gauche à droite puis au hasard ou encore par le biais des repères en tête de chapitres ou de l’index à la fin, moment délicieux, ludique et parsemé de "pièges". Un livre où retrouver l’écriture et le rythme d’Anne Savelli, sa scansion rock, sa voix claire, un livre où les phrases sont parfois susurrées, criées aussi, où le réel est transcendé et magnifié ou au contraire broyé et tordu, un livre dans lequel elle convoque la fiction, les fictions et l’imaginaire collectif, un livre qui joue avec les codes du roman, du docu-fiction et du monde de la communication, un livre caméra à la main, poétique, où chercher sa place, un livre de magie, un livre sur le désir et le doute, l’envie et le rejet.
 
 

décor lafayette : daguerre et dita kepler

Décor Lafayette, publié aux éditions inculte (janvier 2013) est le premier d’une série de trois textes sur la notion de décor. Le prochain, en cours d’écriture, s’intitulera, Décor Daguerre, et le troisième, Dita Kepler (on trouvera d’ailleurs sur ce site, dans la rubrique réservée aux auteurs invités, un fragment de ce texte écrit par Anne Savelli que j’avais eu le plaisir d’accueillir lors des vases communicants en décembre 2010).
 
 

décor lafayette : des liens

Avant d’entrer dans le Décor, vous avez également la possibilité d’ouvrir d’autres fenêtres :

• en lisant sur le blog d’Anne Savelli des extraits de Décor Layafette mais également des textes inédits avec photos dont certaines sont reproduites infra (merci à elle). Il suffit de suivre ce mot-clé : Décor Lafayette
• en l’écoutant dans l’émission d’Augustin Trapenard, Le Carnet d’or (France Culture)
• en jetant un œil à la présentation du livre sur le site de son éditeur ou sur celui de la revue d’ici là
• en lisant quatre notes de lecture de Décor Lafayette, par Claro, Joachim Séné, Piero Cohen-Hadria et Christine Jeanney
• en allant lire sur le blog ePagine les billets que j’avais consacrés à deux de ses précédents livres : Franck (Stock, 2010) et des Oloé (D-fiction, 2011)
• en la suivant sur twitter
 
 

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le samedi 23 février 2013