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J.W. Chan [un promeneur] | Lili solo

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13 février 2012 : Ouest-France (AFP) nouveau drame domestique ; un officier, sa femme et leurs deux enfants habitant le lotissement Durandal-Colbert meurent asphyxiés par le monoxyde de carbone.
 

« nous nous aimons tous les uns les autres,
et le mensonge est le baiser que nous échangeons. »

Fernando Pessoa. Le livre de l’intranquillité

 
 
Le train se met en route à l’heure précise, prend de la vitesse et accélère après le long virage vers le nord à la sortie de Nîmes. Elle pense : je ne reviendrai pas, mais au moins tout s’est passé admirablement. Elle monte un peu le son de la musique.

Pauvre fille dit-on dans les familles du Régiment, pauvre fille tout de même quel drame, veuve et enceinte et pas trente ans, et plus tard toute la famille de Marc, tu te rends compte, ces pauvres gens… On s’en souviendra va de cet hiver hein (oubliant tous qu’en fait, tout, même le pire on l’oublie vite ; on est tous très pris, c’est bien normal de pas toujours penser aux drames).

Ça n’aura duré que six mois.

Mais les enfants est-ce que c’était la peine les enfants aussi ? Et puis le chien blanc auquel elle était très attachée, à cause du voisinage, c’est au chien qu’elle pense, au chien qui saute entre les notes de jazz, et forcément elle pleure, pendant que le train file dans un paysage flamand, qui fait ressembler toute la France au rayon Surgelés du Franprix.

Elle est dans le train, perdue dans la musique, le ciel défile, Nîmes s’éloigne vite et la mémoire avec, elle pleure mais elle est bien dans la chaleur, dehors encore la neige même chez nous, et Dieu sait que le Morbihan pourtant, hein !

L’été 2011 lui semble loin, comme un vague souvenir, un album de photos ; c’est vers la mi-juillet qu’elle a vraiment des soupçons, c’est là que tout se met en place, s’organise dans sa tête. L’air qu’il prend Dan, sa manière, les traces sur le téléphone et tout. Le chien blanc qui lui fait fête quand ils vont à Colbert. Du moins c’est ce qu’elle vit, ce qu’elle sent, mais elle le garde en elle. Rien dire au Centre, taiseuse comme un gars.

Elle n’habite pas dans le lotissement mais dans le village même, en face de la pharmacie un appartement presque coquet au premier étage, l’Autre habite un des pavillons individuels du lotissement allée ville de Nancy, là où habitent les officiers.

Pourvu qu’on lui laisse l’appartement maintenant, il faudra voir le Maire. On verra bien, pour le moment roule, glisse ma Lili dans ton train isotherme.

L’été 2011 elle ne dit rien, car elle n’aime pas le conflit peut-être que ça lui vient de l’enfance, du père : faut jamais de conflit avec les hommes, face à eux on ne s’en sort pas avec la parole pense-t-elle, parler ne sert à rien, il y a les faits et puis ce qu’on en fait disait Papa à l’époque où il travaillait au Père Lachaise disant après un instant de silence que c’était dans Victor Hugo, mais comment voulez-vous vérifier.

Juillet 2011, l’époque des volontaires pour l’Afghanistan, Daniel hésite et on le comprend, il hésite encore plus maintenant qu’ils attendent un enfant, il dit ça, mais elle Elisabeth sent, elle croit bien que la vraie raison est ailleurs. Alors elle le pousse mais discrètement. Elle ne dit pas tu dois y aller mais plutôt : je ne peux pas t’empêcher, tu dois faire ce que tu penses, puis un jour notre enfant sera fier tu sais, tu le vois ce petit Julien hein tu dis pas le contraire mon chenapan ? Le test était positif, elle l’a appris en Juillet.

Le train a pris sa vitesse de croisière, elle n’entend plus les annonces : celle de la vente ambulante, celle du personnel de bord (ou bien ont-ils dit équipage) le Julien est encore au chaud pour quelques semaines il ne comprend rien à ce qu’on dit, peut-être qu’il entend juste la musique, la mélodie du piano, la main droite qui monte dans les branches. Julien comme Julien Clerc. Il était content Daniel, vraiment fier lui et comme elle le prévoyait ça avait semblé orienter sa décision. L’été 2011 donc, ce qu’on dit de là-bas est net et précis : ils savent très bien les conditions, l’état-major dit ces choses si on veut bien entendre entre les lignes. Arrivera ce qui arrivera, vous savez Élisabeth ce n’est pas un débutant votre mari hein Sergent Ivinec ? (mais en dehors du service toujours par le prénom : Dan pour Daniel, et lui qui répond Marco – pas Lieutenant Le Quang juste Marco pour Marc Le Quang) entre eux ils passent au-dessus des origines, de la couleur de peau et ça le dérange pas du tout Daniel que son officier soit métis, qu’il ait des jumeaux vraiment beaux, eux qui semblent indiscernables des autres enfants de la crèche, à un point troublant. Et pour cause. Patricia.

Le groupe part le 28 juillet 2011, Élisabeth les accompagne à Villacoublay. Pour une raison qu’elle ignore, les avions décollent toujours de nuit. L’Autre n’est pas là ; elle n’aurait eu aucune raison bien sûr, aucune raison d’être là – mais adieux déchirants sans doute quelques heures avant se dit Elisabeth – bien, elle n’est pas là et c’est comme un début de vengeance, la première phase. Merci Marco. Daniel qui veut sans doute jouer le calme, le paternel, fait promettre à Lili pour le traitement, elle a promis. Et après ?

Six mois plus tard elle est donc dans le train qui remonte à travers les contreforts des Cévennes : c’est formidable quand même le TGV même si c’est cher la première, sièges rouges larges pour prendre ses aises, au-dessus le long du trajet les lambeaux de nuages, des vapeurs comme des restes de rêveries ; comme des souvenirs, des traces blanches, comme ce qui resterait de cauchemars quand les médicaments font leur travail là haut. Ne pas dormir sinon les rêves reviennent malgré la musique. Et si ils viennent, essayer la prochaine fois de dessiner des visages, avec ce qui vous tombe sous la main, même avec de la craie, et leur donner des noms.

C’est ce que disait le médecin-chef du régiment avec ses mains calmes, ses yeux étonnants, un peu tristes qu’elle ne savait pas regarder : alors Elisabeth dites moi, elles reviennent encore ces menaces, ces mauvaises voix ? Je pense quand même que vous en avez moins maintenant ? Si vous préférez on injectera le traitement ici plutôt qu’au Centre, juste une fois par mois mais je veux que vous soyez bien fidèle, je veux dire pour l’injection par exemple, d’accord pour le premier lundi de chaque mois ? Et le reste du temps vous venez, on parlera simplement, hein ? Alors à Lundi.

Elle nage dans la musique ; le trio c’est vraiment la forme native du jazz : piano contrebasse et batterie la formation parfaite. Drôle de trio, eux trois, oui. Dans tes rêves Lili !

Les "opérations extérieures" ne disent rien mais elle sait ce que signifie le silence. Le groupe est très exposé, beaucoup de risques, des victimes inévitables, moi et Julien par exemple pense Elisabeth, mais elle se dit que Patricia doit en baver rudement plus, et ça la réconforte. L’automne, puis octobre : elle envoie là bas quelques messages par e-mail : on a le droit jusqu’à une centaine de lignes et on peut même ajouter ce qu’ils appellent une note vocale, qui permet de dire quelques mots au conjoint. L’état-major qui hésitait au début trouve finalement que c’est bon pour le moral des hommes. Ça ne veut pas dire que c’est vraiment privé [elle pense qu’on les lit, les écoute, que tout est enregistré tout le temps, même dans nos chambres disait-elle à Rivoal, mais plusieurs fois pour le blesser, elle écrit ou elle dit comme ça l’air de rien dans les messages le prénom de Patricia, comme une vengeance, lui fait semblant de, ou ne relève pas, il lui répond juste de bien continuer son traitement comme elle a promis, prend des nouvelles de la grossesse, demande si elle a pensé à d’autres prénoms] pff comme si elle n’était pas assez forte toute seule ! D’ailleurs elle ne veut plus voir ce médecin avec les yeux calmes, ni les autres du Centre, eux qui contre son gré etc. Ne me parlez pas sans cesse de jalousie ce n’est pas le problème plutôt le profond et juste sentiment de la propriété, elle est lorraine après tout, vous savez nous autres on sait bien mieux que les autres Français ce que c’est que la fidélité. La Lorraine ? l’enfance ne fut pas non plus un paradis, ces jours où Papa buvait des coups, où elle en prenait ensuite des coups, comme ça presque gratuitement entre deux phrases censément de Hugo, puis il s’excusait, pleurait, et le lendemain n’en parlerait pas, jamais parler, danger de la parole, des mauvaises idées qui risquaient de ... en somme, alors la première fois vers quinze ans quand c’est venu et alors les coups de rasoir sur ses propres poignets, et le premier Centre pour ados à Hardincourt avec les posters de Julien Clerc. Elle aurait voulu devenir professeur des écoles.

Le lapin de Lali lape le lait là-bas sous le lilas violet.

La fin de la mission est prévue pour janvier 2012. Sur place les événements se succèdent et la patrouille de Daniel est accrochée le 13 décembre. Blessé à la tête et au ventre, il meurt neuf jours après, un peu avant Noël. Le corps est rapatrié seulement à la mi-janvier avec les deux blessés légers, Marco revient aussi et raconte les montagnes, l’hôpital de Kaboul, le froid, la neige (pas pire que chez nous pense-t-elle par exemple cette année en 2001 où les mirabelliers même avaient gelé). Cérémonie officielle, épouse éplorée, Xanax, drapeaux, sonnerie, discours puis incinération ; un article dans Ouest-France : Elisabeth Ivinec à peine vingt-sept ans, enceinte etc. décoration à titre posthume, fermez le ban. Naturellement Patricia est là parmi les autres, cette semaine là il pleut pendant une dizaine de jours d’affilée, alors les cauchemars reviennent : des visages ensanglantés, méconnaissables, comme martelés avec une pierre, des corps adossés contre un mur de granit, corps d’une femme, toujours la même mais à des âges différents, parfois aussi les voix, parfois la rage, froide comme un grand varech autour de ses seins, de son ventre, comme un sort, une malédiction – autrefois aussi au hameau de Tréviers, hein ma Lili, tu sais que si tu le vois il faut partir, t’éloigner, tu lui parles pas, hein Lili tu lui parleras plus jamais au Bertrand ? Tu promets à Papa ?

En février 2012 la pluie fait place à la neige, par ici personne n’en a jamais vu autant, maintenant qu’elle sait ce qu’elle doit faire, ses rêves sont moins fréquents, moins durs, parfois juste une tenaille dans le ventre une chose qu’elle reconnait bien, un seul comprimé c’est suffisant, tout ira bien, tu es courageuse Lili ! La température est polaire ; un reportage diffusé sur France-Inter lui donne l’idée du monoxyde de carbone, l’allié idéal bien sûr avec ce chauffage au gaz, et les bouches d’aération à hauteur d’homme, il suffit de boucher l’orifice avec un tas de neige, l’affaire de quelques instants donc, puis laisser faire la nature, Dieu ou le Diable – c’est ce nom là qu’on donnait à Bertrand G à Tréviers avant que Papa déménage et trouve enfin la place à l’entretien des Cimetières de Paris. Et donc le 13 février de nouveau les journalistes, de nouveau ces mines graves comme savent si bien faire les militaires en parlant d’esprit de famille, encore la mort mais la vraie qui est moins terrible que celle de la nuit. Ou celle de Victor Hugo il y a longtemps, elle douze ans, à peine formée et seule désormais comme elle l’a expliqué aux gens du Centre.

Quelques jours après c’est à dire avant-hier la cérémonie d’inhumation qui est prévue dans le Sud, y aller ou pas ? Elle décide finalement que oui, pour voir, pour vérifier, tourner cette page. C’est important qu’elle voie, qu’elle soit bien certaine du résultat, sinon on vient à douter. Maintenant elle est sûre, vengée. Il y a bien les quatre corps quel soulagement, quelle paix ! Pour les petits c’est un peu injuste, mais elle est certaine, presque certaine Lili que les deux enfants étaient de Daniel, tant pis pour eux après tout, même destin que leur salope de mère, et maintenant que tout est terminé tu vois Patricia, je te pardonne, là-haut tu vas pouvoir coucher un peu, je t’en voudrai pas. Et puis qui n’a pas droit à l’erreur après tout ? Qui donc d’entre eux réussit tout ? Par exemple Daniel et moi on avait dit qu’on irait à Venise, et j’avais même acheté le plan, Venise après tout c’est moins loin que Kaboul, et puis non finalement. Ou bien plus tard, avec un autre, un qui aimerait le jazz.

Elle monte le son du mp3, c’est maintenant un trio piano clarinette batterie, comme une berceuse, et justement toute la famille dort ensemble, grâce à elle comme si c’était une partie de camping, mais dans la neige, pour changer. Un village protestant sur les contreforts des Cévennes, dans le temple boiseries de chêne sombre ornant la chaire, le crucifix, Bach joué péniblement sur un orgue mangé d’humidité, grincheux, arthritique, sans aucun tempo. La dame ensuite qui promène la quêteuse de velours cramoisi dans les rangs, et Lili met un billet de cinq. A la sortie de grands sacs de nuages déchiquetés, puis on descend vers Nîmes à travers les bois. Solo de clarinette, notes qui bondissent comme une chèvre.

Et puis se dire que Daniel avait une conception à lui de l’amour : autoritaire, violente même, après tout c’est lui qui avait demandé, exigé d’elle les tatouages, tous ces trucs sexuels qui la dégoutaient, il la marquait, la domptait. Sa manière à lui de voir le couple, comme le Père sans doute autrefois, comme eux tous les hommes, partisans d’une sorte de hiérarchie même dans la chambre. Or ce qu’elle aime Lili c’est le calme, la paix, le silence, le jazz. Tout ce mal s’accumule et c’est comme ça qu’un jour malgré ses efforts reviennent les Voix, comme en Lorraine, mais avec les années elle a grandi, compris qu’il faut résister, rien dire à Daniel, au médecin-chef qui a des yeux si bleus, et finalement aux Images qui reviennent avec tout ce sang et alors comme un dénouement arrive ce début de l’année 2011 où elle a l’intuition de tout, ou elle a la quasi-certitude pour Patricia, en additionnant tous ces très très petits indices.

Eh bien tu es seule, c’est un peu dur non ? Rien ne te manque ? Non, car pour Elisabeth l’amour ça n’est pas du tout ce qu’on dit, l’amour physique c’est si peu le corps et plutôt la poursuite de la discussion mais autrement, comme si on parlait avec les mains et les cuisses, un peu comme les lundis quand tu veux bien voir Rivoal et avant lui au Centre des ados, comme font les filles entre elles : parler, parler, et surtout s’écouter l’un l’autre, comme si c’était de la musique où les solos se succèdent.

Lundi tu iras le revoir, calme et gentille, bien courageuse comme toujours hein Lilou ?


J.W. Chan est un des auteurs et animateurs du site un promeneur [à propos de Joseph F.]. Amateur de Claude Simon, de Georges Perec mais également de prose poétique, d’écritures visuelles, oulipiennes et urbaines, ses textes et images sont traversés par les lieux, la mémoire et le temps (l’inverse fonctionne aussi). On pourra également le suivre sur twitter où il met en ligne d’autres séries que sur le site.
C’est un promeneur qui est à l’origine de cet échange. C’est également lui qui a choisi la thématique mais je ne me souviens plus de la proposition exacte. Me sont néanmoins restés ces trois mots : portrait, polar et noir.
Sa contribution, Lili Solo, longue nouvelle schizophrénique et très noire, peut être téléchargée en PDF pour la lire tranquillement où vous voudrez cet été.
Pour lire ma contribution intitulée Requiem, il vous suffira de cliquer ici.

Ce texte de J.W. Chan [un promeneur] a été écrit dans le cadre des vases communicants. Sans Brigitte Célérier nous aurions été paumés ; grand merci aussi à elle d’avoir tenu à jour la liste des 16 échanges du mois que vous retrouverez ici ou .

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le vendredi 3 août 2012