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corderie #17 transition

La première version de Corderie a été publiée sur ce site en 2013 avant de paraître en février 2018 aux éditions L’Atelier contemporain. Augmenté de textes qui rassemblent des dizaines de récits possibles où la voix des vivants, tel un chœur antique, s’entremêle à celle des morts, la version définitive de Corderie en papier est accompagnée de dessins de Daniel Schlier et d’une lecture d’Emmanuelle Pagano. Ce que vous lirez ici n’est donc qu’une étape de travail.

(Transition)

Mi-août je roulais sur l’autoroute du retour depuis deux ou trois heures quand, dans les environs de Joué-lès-Tours (ça ne s’invente pas), je me suis soudain retrouvé coincé dans un bouchon long de plusieurs dizaines de kilomètres. Trois mois plus tard, en novembre, au moment de poursuivre la virée autoroutière dans la corderie, j’ai d’abord tenté de retrouver et de retranscrire (avec la part de fiction qui vient toujours se coller aux souvenirs) ce qui m’avait traversé durant l’attente, ce que j’avais mangé, bu, fumé, écouté, chanté, ruminé, textoté, ce que j’avais observé (les mines et occupations des autres voyageurs, les NL, B, F et autres D, la longue bande verte et ocre sur la gauche parallèle aux barrières de sécurité, les travaux sur la droite qui empêchaient de prendre la sortie et avaient créé ce bouchon, la chaleur à cette heure du jour dans la bagnole...) ou encore ce que j’avais photographié. Malgré la distance, je persistais à attendre, moteur coupé sur l’A10 au cœur de la campagne tourangelle, au volant de la familiale métallisée, certain que la route finirait bien par s’ouvrir, que je pourrais terminer ce trajet tandis que le train transbahuterait ma famille, à pareille heure, suivant en parallèle sa ligne courbe jusqu’au même point final que le mien.

Mais ça n’avançait plus et cette halte contrainte ne rimait plus à rien. Deux ou trois semaines plus tard, force était de constater que ce n’était pas la voiture qui n’avançait plus (cet arrêt sur la route du retour n’avait pas duré plus d’une heure, le temps d’un CD de Jacques Brel). Non c’était l’écriture de Corderie qui était en panne et celui qui s’était tenu au volant de sa bagnole ne maîtrisait en réalité plus cet autre véhicule qu’est sa voix et cette autre voie : celle du récit.

Ça ne pouvait pas continuer comme ça.

Il m’aura fallu du temps pour comprendre et accepter ce qui se passait ici et encore un peu plus pour l’assumer : alors que je suis resté en bon prisonnier silencieux dans les embouteillages autoroutiers pendant plusieurs semaines, j’ai soudain compris que ce qui m’empêchait de rouvrir la corderie et de faire avancer le récit n’était pas ce bouchon prévisible mais mon impuissance soudaine à revenir vers une des sensations estivales dans l’atelier familial de fils et de ficelles : ça ne câblait plus. (L’impuissance a sa langue et sa grammaire propres : la comprendre est un apprentissage de longue haleine et avec elle il faut souvent tout reprendre à zéro, comme la mer, la mer, toujours recommencée.)

Les jours passaient, je pressentais que c’était fini : la corderie continuerait avec moi mais sans ma voix. Et même si je m’entêtais à ne pas vouloir refermer ce qui au départ était un journal et qui, au fil des jours, était devenu un récit, je ne voyais pas comment écrire après la naissance de ma fille quand ce projet d’écriture avait surgi (comme en effraction) dans cette période si particulière qui l’avait précédée. Bien sûr que ce bouchon dans l’été n’arrivait pas par hasard dans l’écriture de l’automne mais comment me remettre dans la peau de celui qui rentrait chez lui mi-août alors qu’il n’attendait plus son deuxième enfant au moment où il tenait la corde puisqu’elle venait de naître avec une dizaine de jours d’avance. Comment poursuivre ? Continuer à feindre comme je le faisais depuis le 19 octobre ? Retourner dans la bagnole, attendre à nouveau x fois une heure sous la chaleur en écoutant Jacques Brel ? Tout abandonner sur la bande d’arrêt d’urgence ? Rouvrir la corderie non pas à la fin du mois d’août mais aujourd’hui, six mois plus tard, alors que la famille s’est agrandie depuis, qu’elle a tangué durant des semaines, tentant d’appréhender au mieux les cris nouveaux et les revenus qu’elle interprète toujours aussi mal, cette famille qui a changé de maison pour la deuxième fois en moins d’un an et doit désormais répondre à cette question, puisqu’on la lui pose : où habitez-vous ?

(Pas de réponse, seulement des questions.)

Où habitons-nous ? Et qu’habitons-nous ? Que laissons-nous derrière nous, que laissons-nous de nous, à chaque départ ? Est-ce qu’une corderie change de paysage à chaque fois que quelqu’un (qui a été relié à elle) naît, change d’adresse, d’amant(e) ou meurt ? Suffit-il de se faire réexpédier le courrier pour être à nouveau joignable à soi-même ? Pour se savoir habitant, habité ? Où va ce qui s’en va, ce qu’on laisse, abandonne, jette ? Que gagnons-nous à chaque changement, que signifie cette nouveauté qui devrait gommer l’ancienneté et quelles pertes portons-nous, reportons-nous sur nos enfants ? Quelle histoire pour demain ? Et qui se souviendra ? D’ailleurs, faut-il s’en souvenir ? Si oui, qui réécrira ce présent passé quand derrière nous tout ne sera plus que brouillard, impressions floues, vagues et tutti quanti ? Et combien nous coûte, chaque jour qui passe, les générations de fils et de ficelles entremêlés dans notre coin de corderie ?

La corderie, cet atelier, était une excuse, pas un prétexte mais mon excuse aux reliés. Elle a été durant plusieurs semaines une forme de réponse à mes silences, hésitations, maladresses, et elle l’est toujours, à la fois consigne et témoin, trace fragile et pierre sur laquelle tout embrasser, et les vivants, et les morts ; elle accueillait un ciel ouvert, la balance des jours, le ciment des échanges mais elle était aussi le refuge de nos peurs ; la corderie était en décalage, une vitre derrière laquelle continuer à être relié au monde et aux autres, quelque temps après les événements et sans jamais chercher à les contourner ni à les modifier, une vitre contre laquelle je pouvais coller mon front, une vitre que je pouvais, comme l’enfant, lécher, que je cherchais à tout prix à ne pas briser, la vitre grâce à laquelle continuer à nous relier derrière la buée, sur laquelle j’écrivais nos attentes, les moments de grâce, les troubles, sur laquelle je traçais les contours imprécis du monde d’où je viens, ce monde vers lequel je retournerai un jour, boucle des boucles, et qui ressemble au vôtre – mais nous n’en savons rien, ni vous ni moi qui venons pourtant d’une même absence impossible à définir clairement, cette cécité absolue, cette vie sourde que nous rejoindrons tous, ce noir qui inquiète longtemps, celui des commencements, des nuits, celui de la dernière nuit (et bien que nous, les ignorants, cherchons à dompter ce vertige, rien ne pourra jamais le combler, pas même en tentant de le nommer).

Sans doute que nous ne vivrons plus ensemble ces instants qui nous ont tant rapprochés cet été et qu’il nous sera même difficile voire impossible désormais de retrouver ces sensations, malgré le vécu, malgré les regards, malgré les pensées, malgré les images, malgré les mots prononcés ou écrits. Aussi parce que nous sommes revenus dans un présent d’équilibristes et que malheureusement sur la balance actuelle je dénombre plus de morts que de naissances à venir.

La corderie n’a peut-être pas encore dit son dernier mot mais c’est le vent d’hiver qui vient secouer ses câbles désormais et il y fait plus frais.


_cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, ouvert au public depuis le 17 août 2013, a commencé à s’imaginer dans le bois de Trousse-Chemise (Les Portes-en-Ré) le 31 juillet de la même année
_horaires d’ouverture : 7j/7 & 24h/24

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le mercredi 15 janvier 2014