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Laurent Herrou | 19 octobre 2003

C’est à moi de reconnaître que c’est parce que je ne supporte pas ma tête ce matin que tout va mal !
C’est à moi, c’est ma faute, c’est encore une fois ma faute si on s’engueule, c’est ma faute, c’est moi, c’est encore à moi de reconnaître que je fais chier le monde. Moi. Moi.
Moi, Jean-Pierre, tu le dis : reconnais que c’est parce que tu ne supportes pas ta gueule ce matin que etc… !
Etc.
Etc, c’est : quitter le café, c’est ne plus se regarder, c’est : tu ne me souris pas. C’est : je pars de mon côté, je te laisse le panier, le téléphone, les clés, je t’attends au milieu de la rue, dans cette ville qui pue, où les gens sont prêts à se mettre un coup sur la gueule parce qu’ils se regardent de travers.
Je demande : il y a de la place à l’intérieur ? Tu hoches la tête, je prends mon livre, je dis : je vais lire à l’intérieur, je parle du café, tu dis : non, alors on s’en va… Après tu ne me parles plus, tu me fais la gueule. Et : reconnais que c’est parce que etc…
Non.
Non, je ne reconnais rien. Je reconnais qu’en sortant de la douche, je n’arrivais pas à ressembler à quoi que ce soit ; j’ai pris le sèche-cheveux, tu as été étonné, tu as dit : tu vas te sécher les cheveux ? J’ai dit que c’était moche, que ça n’allait pas le faire ce matin – en disant ces mots, je me suis fait mentalement la remarque que j’étais folle. Taré. Mais j’ai pensé : folle. J’ai pensé à l’émission à la télé de la fille qui ne se supportait pas, je me suis dit : je suis folle. Folle, oui. Folle, je reconnais.
On devait filmer « Nina Myers » hier soir, c’était ton projet, tu avais dit : on filmera ce soir… Après tu as dit : non, pas ce soir… J’ai demandé si c’était parce que j’étais trop moche, tu as dit que ça n’avait rien à voir avec moi, ce n’était pas vrai, peut-être juste que Nina Myers te portait sur le foie, comme une crise qui ne passerait pas, peut-être que tu en avais ta claque de Nina Myers, moi je ne savais pas, on s’est couché tard, j’ai installé le même programme que sur ton 17 pouces sur mon portable, apparemment ça a marché.
Les ouvriers sont dans la cage d’escalier, c’est dimanche.
Tu as dit en rentrant à la maison : va lire, on est à la maison, tu es en sécurité. Tu te moquais de moi. J’ai dit que ça allait être la guerre à la maison, un dimanche. Tu as dit : pas la guerre, non… Mais tu ne sais pas de quoi je suis capable.
Les gens sont des monstres en ville, et tu te moques de moi parce que j’ai peur d’eux. Tu dis : ils pourraient aussi sortir une mitraillette et nous abattre tous, à la terrasse du café. Oui, ils pourraient, justement ils pourraient. Ils l’ont fait, c’était en Corse. Et puis, Colombine – certains racontent que c’était par amour frustré de l’un pour l’autre que les deux étudiants ont fait le massacre. Les gens sont des monstres en ville, c’était à la table à côté de la nôtre, il y avait un couple avec bébé dans son landau, qui dormait à poings fermés, un Arabe est passé, s’est arrêté, a demandé au père pourquoi il le regardait comme ça, le ton a monté, le père a dit : mais je suis arabe moi aussi, comme toi… La mère s’interposait, l’Arabe offensé est parti, revenu, ça montait encore, il menaçait : viens… Par-dessus le landau. Le bébé ne s’est jamais réveillé. Ça se passait à quelques centimètres de mon visage, bien sûr je n’étais pas visé, mais j’avais envie de dire qu’il y avait un enfant, là, que ça suffisait les conneries. Seulement…
Je baisse les yeux, le père dit : je ne vais pas baisser les yeux, la mère : mais tu le provoques, arrête, pas devant mon fils ! Ils se cherchent, un ami de l’offensé l’attrape par les épaules, lui dit : viens… Ils s’éloignent, mais je sais que le père et l’offensé n’attendent que cela, ça se voit dans leurs yeux, d’ailleurs le père en rajoute, il dit haut et fort qu’il n’en fera qu’une bouchée, la mère elle : pas devant mon fils, mon fils est là, arrête Joseph…
Joseph !
Je te demande s’il y a de la place à l’intérieur et tu prends la mouche. On quitte le café, tu me dis que je n’ai qu’à aller lire à la maison, je te réponds que j’avais envie de lire au café, que tout a foiré, je ne dis pas ça, mais je devais lire au café pendant que tu serais allé acheter du raisin, au lieu de quoi tu nettoies la cuisine en me faisant la gueule et je tape des mots aigris sur mon ordinateur.
On est fâché, c’est dimanche.
Je suis amer, toi tu dis : tu me saoules. Ou : tu me fatigues. Ça me rappelle Georges. Que je fatiguais parce que j’avais raison, à chaque fois. Parce que j’avais toujours raison.
J’ai raison : Nice est une ville morte, pourrie.

Tu es passé à la salle de bains, je t’ai proposé mon aide que tu as refusée. Je t’ai demandé si tu voulais que je mette de la musique, j’ai demandé : tu veux quoi ? Tu as répondu : n’importe… J’ai mis le nouveau Keren Ann. Tu vides l’étagère poussiéreuse, voilà ce que tu vas faire à présent : nettoyer la salle de bains. Et pourquoi pas ?
Moi j’écris mon journal.
J’écris des livres.
Tu as dit ce matin que l’on irait au ciné cet après-midi mais cela veut dire qu’il va falloir encore s’excuser en traversant la cage d’escalier, ouvriers en blanc partout et pots de peinture. Tu sais que je n’en ai pas envie, je n’ai pas envie d’affronter la ville, les gens. Je déteste Nice, ça se confirme. J’ai réservé une chambre dans un petit hôtel quartier Saint-Paul, pour les nuits de jeudi et vendredi prochains, Cécile et Florence nous rejoignent à Lyon vendredi soir, il va falloir trouver une chambre pour elles, et prolonger pour nous, le cas échéant trouver ailleurs. C’est moi qui m’en suis occupé, tu sais que je m’occupe bien de ces choses-là. Tu sais que lorsque j’ai envie de quelque chose, rien ne peut m’arrêter.
Mais je n’ai pas envie de Nice et c’est là où nous vivons.
Tu essaies sans essayer, hier tu es descendu seul en ville, j’avais pris un Zaditen pour contrer un début d’allergie, je me suis mis sous la couette, j’ai dormi tout l’après-midi. Tu es rentré, tu m’avais acheté des fruits confits dans une boutique hyper-vieille de Nice, parce que j’en avais émis le souhait en passant devant la veille. Tu es un amour, cela n’est pas remis en cause, à aucun moment. Et mon sale caractère non plus : ça je reconnais.
Tu m’aimes, et je t’aime, et on se fait la gueule un dimanche mais ça ne durera pas. Ça ne nous motive pas particulièrement, ce n’est pas un jeu entre nous, je crois que nous n’aimons cela ni l’un ni l’autre. Mais il y a un point sombre entre nous, une donnée incontournable, un problème.
Nice.
Nice où tu vis.
Nice où je tiens bon. Pour le moment. Mais chaque crise voit ma patience envers cette ville s’amenuiser. Plus tôt, t’attendant dans la rue, je pensais faire mes bagages. Et quitter Nice. Puis je réfléchis.
On part à Lyon dans quatre jours, voilà ce qui va me faire tenir.

Tu dis : ne viens pas me saouler.
Je rejoins le journal.
J’ai installé AOL pour Mac OS X sur le portable, l’iBook, qui veut dire que mon portable est à nouveau, je crois, fonctionnel. Il faut que je passe le journal et la mise à jour des derniers textes retravaillés de ce disque dur-là à celui du portable, une affaire de minutes. Je ne le ferai pas aujourd’hui, j’écris encore au bureau. Mais Jean-Pierre a dit : tu devrais copier ton journal sur le portable, il va bientôt faire froid dans la chambre et tu pourras écrire plus au chaud dans la salon. C’était il y a quelques jours, la raison pour laquelle je me suis dit qu’il fallait upgrader mon iBook. Pour que j’avance en même temps que Jean-Pierre sur son 17 pouces. Il y avait un e-mail de Jackie intitulé « le monde va mal », mais je ne l’ai pas lu. Je l’ai conservé en courrier non-ouvert, je le lirai demain matin, depuis ce poste-là, l’iMac.
Qui cela peut-il bien intéresser, mes aller retours entre poste fixe et portable ? Qui à part moi ?
Mais c’est mon journal, c’est pour moi que j’écris. Hubert Colas n’a donné aucun signé de vie, d’acceptation ou de refus de septembre. Je crois que je ne commettrai pas la même erreur une troisième fois.
(mais je commets et commets encore les mêmes erreurs, sans cesse, Sisyphe…)
Dimanche à la maison, tu as presque terminé la salle de bains, j’ai demandé : je peux regarder ? Tu as répondu : ne viens pas me saouler. J’ai dit : quand alors ? Tu as dit : on verra. Je l’ai bien pris parce que je ne suis plus en colère. Une de mes grandes qualités (en est-ce une ?) : mes colères fondent comme neige au soleil. Même sans soleil. Mes rancunes demeurent, mais mes colères disparaissent. Je n’aime pas être en colère contre toi, cela ne m’apporte rien.
Jean-Pierre dans la salle de bain, je suis dans la chambre. On va passer ainsi d’une pièce à l’autre, en prenant soin de ne pas être dans la même pendant un moment. Puis il demandera si j’ai faim, si je veux manger quelque chose. Ou bien il ira faire une lessive, puisque le soleil refait une apparition. Ou il se sera décidé pour une séance de cinéma – j’aurai le choix de l’accompagner ou non.
Jean-Pierre et Laurent, un dimanche. Dans la cage d’escalier, plus de bruits. Mais les voisins d’en-dessous s’engueulent depuis ce matin. Sa voix à elle surtout, monte dans les aigus : c’est sa voix qui m’a réveillé ce matin, après que Jean-Pierre est passé sous la douche et que je suis resté au chaud, dans les draps. Il a dit : on va remettre la couette, j’ai eu froid toute la nuit.
Hier soir Nina Myers a confirmé qu’il avait bien fallu qu’elle tue Teri Bauer. Elle a demandé l’immunité pour le meurtre futur de Jack. Cela ne s’est pas passé comme elle le voulait. Jack a fait quelques pas, elle a dû le suivre, et des hommes l’ont désarmée. J’ai cru que c’était fini, qu’elle allait mourir, que c’était le dernier épisode de Nina Myers. Mais Jack lui a murmuré quelques mots à l’oreille, et elle l’a suivi des yeux, incrédule, avant de disparaître dans une voiture militaire, sous escorte. Le président Palmer a donné l’ordre qu’elle soit conduite au cœur de Los Angeles, afin d’être aux premières loges en cas d’échec du désamorçage de la bombe nucléaire qui menace la ville.
J’imagine qu’elle sera ramenée à la Cellule Anti-Terroriste. Mais ce n’est là qu’une hypothèse.
J’ai dit à Jean-Pierre que la troisième saison de 24 s’intitulerait : « The hunt for Nina Myers ». Il a répondu : mais la deuxième saison n’est pas encore terminée. C’est vrai.
Nina Myers.
J’ai mis un blouson noir pour aller au café, mes cheveux en désordre me déplaisaient, Jean-Pierre a remarqué que je marchais vite, il a dit : tu crois échapper aux regards des gens en marchant aussi vite ? Il n’a pas remarqué que je reproduisais malgré moi la démarche énergique de Nina Myers – pendant quelques secondes, avant sa phrase, j’y étais parvenu.
Parvenue.
Définition : « Personne qui s’est élevée au-dessus de sa condition première sans avoir acquis les manières, la culture, le savoir-vivre qui conviendraient à son nouveau milieu. »
Il y a quelque chose de juste dans la définition : une inadéquation.
Je ne suis pas celle que je parais être.
Je ne suis pas celui que vous croyez.
Un décalage.
En décalage.

J’ai rasé ma barbe, lavé les cheveux : je suis aussi loin de moi-même (ou de Nina) que cela peut être possible. Cheveux propres, les bouches sont désunies. Peau rase, visage masculin – je ne me reconnais plus. La barbe me dissimule, c’est pourquoi je la porte. Avec les cheveux longs, en désordre sur le visage : disparaître.
J’ai mis un serre-tête, je dégage le visage. Un regard dans le miroir me renvoie plus jeune que je n’étais hier, à la même heure. Je tente de ne pas imposer mon état d’esprit à Jean-Pierre. Je ne lui parle pas de moi. Nous déjeunons, nous nous embrassons. Il propose le cinéma, je n’en ai pas envie – lui non plus au fond. Il dit : on ne fait rien du week-end… Je demande si c’est un reproche. C’en est un sans doute. En même temps…
Qui suis-je dans le miroir ?
Qui suis-je, assis face au journal ?
Jean-Pierre disait il y a deux soirs au restaurant (nous évoquions Nina Myers) que je cultivais sans doute la manifestation. Le désir d’être une autre. Que cela m’avait donné une unicité, une différence. Que je ne pouvais pas faire autrement que me définir à travers cela, sinon je perdais tout. Il avait raison : face au miroir, barbe rasée, cheveux propres, je perds tout.
Je me ressemble.
Je ne suis rien.
Cela pourrait me faire peur, me terrifier. Mais c’est mon quotidien. Finalement, je n’existe que parce que je me cache. Et même à découvert, je suis à nouveau caché, derrière la peau. Une nouvelle peau, nouveau visage.
Moi : je suis dedans.
Crabe ?
Bernard-l’ermite.
Dictionnaire : voir Pagure. Du grec pagauros, qui a la queue en forme de corne.
« Crustacé décapode, très commun sur les côtes de l’Europe occidentale, et qui protège son abdomen mou dans la coquille vide d’un gastropode. »
Voilà.

Il y a un côté magnifique à ce dimanche : une lumière. À quatre heures passées, on croirait qu’il en est deux de plus. Ciel pluvieux, mais il ne tombe pas de pluie. Nuages gris, sombres. L’appartement est plongé dans une obscurité propre, nette. On s’y sent bien.
Être bien chez soi, en sécurité.
Les ouvriers dans la cage d’escaliers, en interpellations bruyantes.
Mais je suis dedans. A l’intérieur.
Lumière noire.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 19 octobre 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mardi 3 décembre 2013