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Laurent Herrou | 10 octobre 2003

Ce n’est pas tant que Jean-Pierre ait tort – il a tort et raison à la fois. Ce sont les généralités qu’il prononce et qui me concernent qui me mettent hors de moi. Le ton monte et nous nous disputons. Ensuite il dit qu’il est en colère parce que nous ne serons jamais d’accord, qu’il ne vaut mieux pas en parler. Comme la veille, au Keep, au sujet de la fidélité, de l’amour, on se prend la main, on fait attention l’un à l’autre, ne pas laisser éclater une dispute, il dit : je ne changerai jamais, et toi non plus… Je réponds qu’on le sait tous les deux, que l’on fait avec. Évidemment cela éclate le lendemain – hier soir.
Il dit que je veux séduire à tout prix, il utilise des mots qui me blessent, il dit : tortiller du cul… Il dit : minauder, je lui réponds que lui est un homme et moi une tante, c’est ça ? Il dit à un moment donné que si je me fais casser la gueule, je l’aurais bien cherché ; je ne lui réponds pas ce qui me vient à présent, que c’est le même argument pour les filles violées, elles n’avaient qu’à pas porter des jupes courtes. Il essaie de me rallier à sa cause, sa cause contre moi, comme quoi je suis comme cela (n’est-ce pas ?) : je veux séduire à tout prix. Je ne peux pas être d’accord avec lui même s’il a raison. Il dit : tu ne dis pas bonjour à tout le monde, tu le sais très bien, il y a des gens que tu ignores complètement, ceux qui ne t’intéressent pas… Il dit : au Keep, il y a des types qui passent, qui vont aux toilettes, et qu’il faut ab-so-lu-ment que tu salues, alors qu’ils ne t’ont rien demandé… Je pense à Damien. Aux clients de la Fnac. Eric M. Je pense à internet. Les ours ressurgissent, agitent des mains excitées, et des sexes durs. Je voudrais répondre que ce n’est pas moi qui le premier ai tendu la main à Stéphane, au café, le matin ; que ce n’est pas moi qui tends la main aux hommes qui veulent me saluer. Je voudrais répondre que ce n’est pas moi qui tends la main aux ouvriers dans la cage d’escalier, aux agents de sécurité, ce n’est pas moi qui tends la main aux hommes de ménage, aux gars en salle de pause, aux beurs dans la rue. Je souris, je salue : les hommes (et peut-être en effet cherchent-ils à briser cet élan de séduction que je lance vers eux en me tendant une main virile, amicale, sans équivoque) tendent la main. Ils serrent, francs. Troubles parfois. Ils cherchent le contact. Je ne demande rien.
Il y a d’autres mots échangés, je ne reviens pas dessus.
Il y a d’autres mots, des phrases, à propos des homosexuels, de l’étendard que je brandis, du combat que je mène, ma lutte engagée, Jean-Pierre dit : c’est ta bataille, ce n’est pas la mienne, je lui demande comment il se fait que ce soit lui qui vote à gauche, et moi à droite – même si je ne vote plus à droite depuis longtemps. On parle du calendrier du Quinze de France que j’ai affiché en salle de pause, pour provoquer des réactions, et qui joue en effet son rôle à la perfection : les filles se pâment, les hommes baissent les yeux, le mot « pédé » circule, et lorsque je le saisis, je m’arrête, je demande : tu as un problème avec les pédés ? Jean-Pierre dit que je provoque, que je cherche la bagarre. Il dit : tu attends quoi ? Je réponds que si le gars s’était entêté, ça aurait en effet mal fini. Cette nuit je rêvais qu’un médecin voulait m’enfoncer une sorte de pistolet pour otites dans la paroi du ventre pour vérifier si je n’avais pas une inflammation, je lui répondais que s’il essayait, moi je le lui enfonçais dans les yeux ; Jean-Pierre a dit : tu devrais arrêter de regarder Alias.
Au café, j’ai demandé où l’on se retrouvait ce soir, vu que l’on enchaîne la journée avec un repas chez Georges et Françoise, et que j’ai une séance chez le kiné en sortant de la Fnac. Il a répondu : quoi ? Tu vas chez le kiné ? J’ai dit calmement que je le lui avais déjà dit, je ne me suis pas énervé, j’aurais pu. Je ne me suis pas énervé, l’horoscope de Nice-Matin disait : « Cœur : restez zen. »
8:30.

Tout sèche : moi après la douche (et deux heures en ligne) et le carrelage. J’ai nettoyé la maison, elle en avait besoin. Je l’ai fait par culpabilité ? Oui. Et non. Je l’ai fait aussi parce que je suis à la maison, c’est le matin. Je ne travaille pas. Jean-Pierre est à l’école, on se retrouve devant chez le kiné. Dix-neuf heures trente. Puis c’est le week-end. Le gars en ligne a écrit : « free on weekends ? » J’ai répondu : « nope. » No hope. Aucun espoir. Mais c’est une formule toute faite, il n’y a pas à espérer quoi que ce soit là-dedans. Je n’espère rien : j’ai joui. C’était bien. J’ai joui, ça a pris deux heures, c’était bien. Ça ne m’empêchera pas de jouir encore, avec Jean-Pierre au lit ou ici sur internet. Je jouis, je me douche et je sèche.
Je suis passé devant la fenêtre avant de me coucher, hier soir, il y avait une drôle de lumière, je me suis fait la remarque devant la rondeur de la lune qu’elle était pleine. Que ça expliquait plein de choses. La nécessité presqu’inéluctable de la connexion, de la jouissance. Les énervements. Les disputes. Emily a écrit qu’elle s’était disputée avec Steve, elle pensait que ça avait à voir avec les travaux dans leur maison, j’ai répondu : « tout a à voir avec les travaux. » Ici aussi : le bruit du marteau contre les murs, les ouvriers sur les échafaudages, la grue face à la fenêtre comme un nouveau monument immuable ou la poussière de la cage d’escalier. La saleté des sols. La mauvaise humeur. Tout a à voir avec les travaux.
C’est le week-end ou presque, je travaille à deux heures, jusqu’à dix-neuf heures, puis séance chez le kiné, et dîner, Georges et Françoise. Et Jean-Pierre, samedi, dimanche. Nina Myers, 24. Urgences qui ne m’intéresse plus. D’autres e-mails.
Il n’y a pas, ici, d’urgence. Je pense à Philippe, à Kinu. Au livre, dédicaces. Mehdi et Blue Book Paris. Béziers. Femme qui marche. Un appel d’Henri et la signature des services de presse. Il n’y a pas d’urgence, il faut que je respire.
Mickey3D.
« Il faut que tu respires. »
Ce qu’il faut que j’écoute à présent.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 10 octobre 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mardi 26 novembre 2013