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Laurent Herrou | 9 octobre 2003

En ligne. C’est-à-dire que je suis connecté sur AOL, que je ne perds pas mon temps : mon journal et la possibilité que des hommes…
Des hommes.
Je suis arrivé au Keep le premier hier soir, Alex était assise à une table avec des gars qui sont là très régulièrement. L’un d’eux (Damien – ce que j’apprendrais plus tard) est un ours épais, qui porte des lunettes, pectoraux et seins qui pointent sous ses tee-shirts moulants, un gars qui me mate toujours très ostensiblement lorsque l’on va au Keep, celui que j’ai eu peur, souvent, de rencontrer là-bas – à cause de Jean-Pierre, de sa jalousie. Damien m’avait effleuré le cul lors d’une soirée chez les filles, on était ivres, tous ; il était parti vers les toilettes, j’avais hésité, avais demandé la permission à Jean-Pierre, j’avais dit : je vais aux toilettes, tu crois ? Il m’avait pris dans ses bras, embrassé, serré fort peut-être. Réprimandé. J’embrasse Alex, tournée générale de sourires à l’attention des gars attablés, je termine par Damien, qui me regarde avec intensité : je suis seul après tout. Je vais au bar, je commande un verre, et dans le miroir qui fait face au comptoir, je vois Damien qui commente mon dos avec le gars à ses côtés ; lorsque je me retourne, je souris, Alex a quitté leur table, Damien m’y invite. Je demande : alors c’était beau ? Il fait l’innocent, je dis : tu commentais mon jeans, mes bottes ou mon cul… ? Le gars éclate de rire : ton cul ! il lâche. On rit. Avec Eric M., on est sur le sexe aussi, il me caresse l’épaule à chaque allusion que je fais – et j’en fais des tonnes. Eric dit : je fais bien la cuisine, je réponds qu’on est souvent doué dans les deux domaines. Il parle du Canada, je dis que j’aime les ours. Il dit que les gens là-bas sont tendres, je réponds que j’aime justement ce mélange de tendresse et de sexualité affirmée que les ours américains offrent, spontanément. Les hommes me sourient.
Les ours me sourient.
Damien me parle de la Fnac, ou c’est moi qui la place, il dit : on va se revoir, hein… ? Moi je sais que je ne passerai pas à l’acte, c’est impossible, pas avec un gars qui connaît tellement le monde que je fréquente. C’est comme Eric M. Hier soir, allongé au lit avec Jean-Pierre, je rêvais d’être capable de dire à Damien que j’avais envie de le voir nu, poitrine en avant, seins tendus, queue en main, couilles lourdes, serrées dans un cockring. Regarder en direct son plaisir. Même topo avec Eric, passer à l’acte sans passer à l’acte : ne pas toucher. Le virtuel face à face. Je me mens, toujours.
Puis Chantal est arrivée, accompagnée de Claire, de Claudio ; Jean-Pierre est arrivé ensuite. J’ai quitté la table des hommes, j’ai dit : je rejoins mon groupe. Chantal et les autres ont regardé vers les types à qui je parlais. À table, on a parlé fidélité et adultère. Jean-Pierre ne souriait pas, mais il faisait attention à ne pas faire la gueule. Moi je me demandais si Damien ferait un commentaire en quittant le Keep, mais rien : juste un bonsoir poli, normal. Ça m’allait.
Alex a accepté l’idée d’une signature pour Femme qui marche. On a fixé la date arbitrairement au 3 décembre. Jean-Pierre a dit : merde, c’est le soir où Françoise Murcia fait son spectacle à Cannes. Il a ajouté qu’il me rejoindrait plus tard, il a dit : de toute façon, tu vas être très occupé à séduire. Plus tard encore, il est revenu sur sa phrase, il a dit : je peux aussi ne pas aller voir Murcia.
De quoi ai-je envie ?

Dad online.
Je vais jouir.

Il se passe forcément quelque chose, ça a à voir avec le travail. Ou bien c’est autre chose. Mais il se passe quelque chose.
Je me connecte très souvent, de plus en plus souvent je crois, je me connecte dès que je suis seul, il faut que je sache. Si quelqu’un m’a envoyé quelque chose. Je sais que je me raisonne dès que j’ai joui – mais cela n’a pas qu’à voir avec la jouissance. Il faut aussi qu’il y ait un e-mail en rapport avec le livre – ce soir un e-mail de Philippe, qui confirme la date pour la dédicace de Femme qui marche au Keep, le 3 décembre. Ce matin, Kinu répondait positivement…
– je change de sujet, Jean-Pierre appelle et il dit qu’il part de l’école, il pense qu’il va tourner une heure devant la maison pour trouver une place, je lui dis de m’appeler quand il sera en bas, que je descendrai, puis je me reprends, il y a la bande des gars du quartier, jeunes beurs de seize à vingt ans qui traînent au début de la rue, et je connais l’un d’entre eux, qui a travaillé à la Fnac en renfort, un autre me dit bonjour régulièrement, mais change d’attitude une fois sur deux, et suivant qui l’accompagne, le gars ex-Fnac lui c’est selon, il a l’air parfois enragé, comme s’il allait me mordre, à d‘autres moments, c’est sourire, mais à peine, ils n’aiment pas les pédés, ça s’arrête là, je dis à Jean-Pierre que je ne me sens pas de redescendre au fond, que je ne me sens pas de les affronter, il dit : tout ça, c’est de ta faute… Je ne veux pas argumenter au téléphone, pourquoi ce serait de ma faute s’ils m’agressent, alors que je suis sans doute le seul gars de la rue qui leur dit bonjour comme à tout le monde, mais Jean-Pierre va argumenter qu’il ne faut pas sourire, tout en étant pleinement de leur côté, le côté du plus faible, sauf que s’ils me tombaient sur la gueule, le plus faible ce serait moi, le pédé, Jean-Pierre est du côté des opprimés, il pense au racisme, il ne voit pas que l’homophobie est encore pire, parce que les victimes du racisme nous détestent, en somme on fait l’unanimité de la haine, avec nos sourires et notre bonne humeur, moi je fatigue, hier soir en partant le rejoindre au Keep, j’ai entendu cette voix qui m’appelait : eh ! Francis Lalanne… Il y a eu des rires, j’ai fait celui qui n’avait même pas entendu, en même temps j’imaginais que j’allais leur répondre (eh ! Joey Starr…), qu’on allait se mettre sur la gueule, j’étais prêt ce soir à aller à leur rencontre, leur demander où était le problème, le gars de la Fnac était là, et celui qui traîne avec lui a rencontré mes yeux, m’a dit bonsoir, œil dans l’œil, j’ai répondu, sourire las, j’ai entendu quelqu’un dire : c’est à toi qu’il dit bonjour maintenant… Je crois que c’était le gars de la Fnac, je ne me suis pas retourné pour répondre, je suis fatigué de leur haine gratuite, je ne fais rien d’autre que dire bonsoir, civilisé, je ne fais rien d’autre qu’être poli, je devrais ne pas l’être, je devrais être capable, aussi, peut-être, de tenir tête, de chercher la bagarre, est-ce vers cela que l’on va ? –
… au mail dans lequel je lui disais que je voulais signer mon bouquin au Blue Book Paris, la nouvelle librairie gay qui a pris la place de Pause-Lecture, il citait un Mehdi, qui devait être le patron de la boutique, il disait qu’il y avait pensé lui-même, qu’il s’occupait de nous mettre en contact, je suis heureux que l’on me parle du livre, de sa promotion, il y aura donc le 3 décembre la Fnac de Nice au Keep, et avant ou après quelques jours à Paris, pour signer Femme qui marche, et Montpellier peut-être, pas de nouvelles de Céline, et Cannes et Monaco, Philippe ne m’en dit plus rien, mais je m’en fous un peu, et j’ai envie d’autre chose, mais calmement, hier soir face à Labro Amélie Nothomb (je regardais l’émission pour voir s’ils allaient citer le livre de Michel Zumkir – mais non) disait qu’elle aspirait à une seule minute de sérénité, une seule dans son existence, elle disait : peut-être qu’au fond c’est très surfait, la sérénité… C’était touchant (plus en tout cas que son discours inutile, et contradictoire), je me suis dit que j’aspirais moi aussi à cette minute-là, que j’avais ressentie une fois, dans la salle de gym rue Dabray, le livre était paru, ou allait paraître, je crois que je l’avais eu en mains, Laura, soudain, pendant quelques secondes, j’avais été fier de moi, ça m’avait fait sourire, plus rien n’avait existé, des angoisses, des stress, des espoirs, des attentes même, j’étais dans le moment parfait, heureux, satisfait, accompli – je souhaite la même chose, une fois encore, la même chose… et que ça dure.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 9 octobre 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le lundi 25 novembre 2013