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se désenclaver


 
Vous penserez toucher du doigt les limites de notre territoire aux confins des terres orientales et vous n’aurez pas tort puisque si poursuivez votre route vers l’Est, d’ici sept kilomètres, derrière les lignes que les hommes ont tracées, vous sortirez du pays. Mais vous n’irez pas vous y frotter, pas aujourd’hui, même si cette présence toute proche vous rappellera peut-être odeurs et goût de l’interdit, de la tentation : sang dans la bouche, sudations subites, souffle animal chargé à la fois d’une haleine apeurée et désireuse.

Vous avez souvent eu cette impression-là durant votre enfance. Mais cette fois ça ne revient pas.

Si la plaine est inondée, ne vous inquiétez pas, c’est souvent le cas par ici. Et si le bourg dans lequel vous venez d’entrer n’en finit pas de s’allonger, ne désespérez pas, tout va bien, vous aussi vous sortirez d’ici un jour, vous vous désenclaverez.

Comme dans beaucoup d’autres communes de cette région frontalière, vous ne trouverez pas dans ce bourg de véritable centre-ville. Quelques magasins se tasseront ici et là le long de la nationale et de la voie ferrée, souvent par paquets de trois ou quatre. À l’Ouest, le commerce de voitures PSA et les petites usines – tôle et plexiglas. À l’Est, non loin de l’ancienne tuilerie, le restoroute, un hôtel et le supermarché qui a régulièrement changé d’enseigne et de gérant. Entre les deux, de quoi soigner les plaies du corps et de l’âme, enterrer ou incinérer ses proches, louer des vidéos et emprunter des livres, de quoi composer fleurs, gerbes, listes de mariage, empaqueter la vaisselle fantaisie, les colifichets, de quoi refaire une beauté aux fringues achetées ailleurs, à sa tignasse, à son animal de compagnie, de quoi remplir son cabas d’un kebab ou d’une pizza, de viande de cheval ou de saucisson d’âne, de pain d’épeautre ou de religieuses, de topinambours ou de maltaises, sans oublier le journal local ou le magazine quelconque qu’on épluchera, qu’on commentera, qu’on refilera – sauf les recettes qu’on découpera et qu’on rangera dans le grand classeur – à moins qu’ils ne viennent accueillir d’autres épluchures.

De part et d’autre de la cicatrice et à l’écart de la partie la plus ancienne où on a tout rasé pour que puissent s’installer là le cabinet médical, la pharmacie, la nouvelle école publique, la bibliothèque et bientôt la future mairie, peu à peu, maisons de maître, fermes mal entretenues, cités ouvrières en cours de rénovation et anciennes forges ont été rattrapées par des lotissements sans charme où s’entassent des familles de militaires et des gens qui travaillent de l’autre côté de la frontière.

Restes de l’Enclave, traces encore visibles bientôt disparaîtront, laisseront place au dur au neuf avec alarme, avec vigile peut-être bien, car du passé faire table rase et se forger une nouvelle image brillante sont les seules choses qui comptent désormais – même si la flèche sur le clocher de l’église massive, compacte, tout de grès rouge vêtue, semble non pas se foutre de quel côté vient le vent mais ignorer ce côté-là du bourg.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le vendredi 25 mars 2011