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Laurent Herrou | Avant | 25 août 2003

0:50.
Donc toi tu ronfles. C’est comme ça que ça va commencer, parce que tu lances une phrase assassine, et puis tu te retournes dans le lit, et tu t’endors. Et tu ronfles. Je te demande si tu n’as pas froid, je te souhaite une bonne nuit, tu me réponds quand même. Je te dis que je suis désolé de t’énerver, puisque c’était cela, ta phrase assassine : tu m’énerves. D’abord tu dis que tu es de mauvaise humeur, je vois bien que ça a à voir avec moi, puisque tu es rentré dans la chambre en râlant parce que je m’étais levé du salon, que j’étais venu dans la chambre m’allonger, seul, sans rien dire, ou juste quelques mots sur le fait que tu avais l’air très intéressé par la télévision, vraiment. Je tortillais du cul, je faisais un peu le con, c’est vrai : j’avais bu du vin rouge. Ça fait quelques jours que l’on ne boit plus, que l’on ne dîne plus non plus, je m’en suis plaint à toi, tu as essayé un peu, ce soir, mais tellement mal, de proposer un restaurant. Tu savais que ce ne serait pas suivi, tu t’attendais à quoi ? Que j’abonde dans ton sens ?
Tu dis que tu es de mauvaise humeur, et comme je cherche à savoir un peu ce qu’il en est, tu dis : tu m’énerves ! Après tu dis que ce n’est pas grave, et tu t’enfermes derrière tes paupières. Moi je ne me détends pas. Depuis que l’on est à Paris je ne me détends pas. Je te l’ai dit, je t’ai dit : la Bretagne, c’était mieux. C’est vrai, c’était vachement mieux, il n’y avait pas d’attente, et nous étions seuls, toi et moi, à certains moments. Et puis c’était possible, aussi, pour moi, de m’isoler quand je le souhaitais – pour écrire par exemple. Je t’ai fait remarquer plus tôt dans la journée que je n’avais pas écrit depuis deux jours. Ça fait deux jours que je ne parviens pas à écrire. Parce que l’on n’est pas seul, parce que ce n’est pas possible de trouver un moment, et parce que quand vient la nuit, je suis tellement épuisé d’être tendu que je n’ai qu’une envie : aller dormir. Ensuite, je fais des cauchemars, et finalement, je ne dors pas. Je me réveille tôt, je m’assieds dans le salon, j’attends que ça passe. Ce matin, tu es venu me chercher, il était six heures et demie, tu m’as dit : mais qu’est-ce que tu fais là ? J’ai répondu que j’attendais que ça se lève, qu’il soit l’heure. Tu as dit : viens te coucher… Tu m’as pris dans tes bras (enfin) et je me suis endormi.
Je ne dis pas que c’est ta faute.
Je ne dis pas que c’est ta faute si l’on ne fait pas l’amour. Ce n’est pas ta faute non plus si Paris est un leurre, une promesse continuellement non-tenue. Si de Paris j’attends trop de choses, qui ne viennent pas, ou plus. Si tout se passe mal, je ne dis pas que c’est ta faute, puisque ce n’est pas ta faute. Ce n’est la faute de personne, c’est moi.
C’est moi, c’est sûrement moi – c’est toujours moi.
Regarde, encore ce soir : moi je te confie quelque chose, un mal-être, tu essaies quand même, tu fais des choses, tu dis des choses, mais ça finit avec une phrase assassine. Une phrase contre moi.
Je t’énerve.
Oui.
Je t’énerve, et maintenant tu ronfles, et moi je ne dors pas. J’ai pensé avaler un Lexomil, j’ai pensé comme tous les soirs au bruit que ferait mon corps en s’écrasant dans la rue, en bas, cinq étages plus bas. J’ai pensé comme chaque soir m’habiller avec les fringues sexe que j’ai emportées, et aller me faire baiser au One Way. Ou au Bear’s Den, tiens, une adresse rue de la Verrerie que j’ai repérée, mais à laquelle je ne pense jamais. Je bandais avant-hier soir, j’étais allé me coucher plus tôt que vous, je bandais, j’ai tendu ma queue quand tu es rentré dans la chambre, j’étais à moitié assoupi, mais j’avais tellement eu envie de baiser, ce soir-là, j’ai tendu ma queue, tu as demandé quelque chose, ou tu es allé chercher quelque chose – je l’ai déjà raconté ?
Non, je n’ai pas écrit depuis trois jours.
Je ne sais plus ce que tu as dit, mais il était clair que tu n’allais pas te pencher sur ma queue, je me suis retourné, et tu t’es mis à ronfler. Je me suis branlé dans le noir en imaginant que j’avais enfin les couilles de me lever et d’aller traîner dans les bars, profiter de Paris. J’ai pensé à des gars tout en poils, tout en muscles, j’ai pensé à des bouches écrasées contre la mienne et à des queues qui ramonaient mon cul. J’ai pensé que l’on ne faisait pas l’amour, ou plus l’amour, j’ai pensé que tu ne me désirais jamais, je veux dire : tu n’as pas envie de moi. Tu n’as pas envie, quand ta queue se tend, de me l’enfoncer dans le cul, très au fond, et de cracher en moi. Tu t’en fous, en vérité.
Tu as dit avant-hier : mais tu ne penses qu’à ça, tu ne parles que de ça ! Ça avait l’air de t’étonner, ça avait l’air de te choquer, ça avait plein d’airs que je n’aimais pas, je me suis promis de toutes les vacances, de ne plus te parler de sexe, mais plus du tout. Ce soir, à cause du vin rouge, et tu as raison, peut-être à cause de Queer as folk, la deuxième saison qui se terminait sur Série Club ce soir, à cause de cela, j’ai dérogé à ma promesse. J’ai tortillé du cul, je t’ai embrassé, un vrai baiser, je crois, je crois que nos lèvres se sont épousées, qu’il y a eu quelque chose de sensuel, soudain, dans ce baiser-là, que j’ai posé sur tes lèvres nonchalamment, et auquel je me suis attaché. Ça m’a surpris autant que toi, je ne m’attendais pas à la douceur de tes lèvres, la réception. Et puis tu as zappé la télé, et j’ai continué à tortiller un peu, du cul. J’ai enlevé le haut. Je ne suis pas sûr que j’avais envie de baiser.
Je ne bande pas ce soir.
Ce soir, je me fiche d’avoir les couilles de sortir au One Way : de toute façon, il est une heure du matin passée, et c’est trop tard, j’imagine – la boîte ferme à deux heures. Les bars ferment à deux heures, les boîtes, c’est plus tard. Mais je ne vais pas courir la nuit. Cette nuit. Ou une autre nuit. Je suppose que c’est fini, tout ça. Ou que c’est réservé aux nuits solitaires, les nuits de beuverie. Ou aux fantasmes.
Oui, j’ai des ambitions parisiennes, c’est tellement con.
C’est un peu comme la Bretagne, faire l’amour avec toi sur la plage de Kerler. Le cap passé, il y a deux étés. J’ai relu les pages du journal, que j’ai retrouvées, le dernier jour en Bretagne, je voulais retrouver les émotions, avant de venir te rejoindre sur la mezzanine. Et que l’on jouisse ensemble – c’est la dernière fois que nous avons joui, toi et moi, ensemble (ou seul, pour moi – toi aussi, je suppose).
J’ai un truc en plus, faut que je te raconte, c’est nerveux évidemment, j’ai une sorte d’allergie en haut de la cuisse gauche, tout en haut, qui gagne l’aine, presque sous les couilles, ça me démange comme un dingue, si tu savais. C’est peut-être parce que je mets quasiment tous les soirs ce slip Calvin Klein que l’on n’a pas lavé depuis la Bretagne et dans lequel je me sens plus que bien : sexy.
Tu m’as dit chez Angélina que tu me trouvais beau.
Je crois que j’ai rougi.
Cette allergie à la con, tu sais, c’est aussi une façon qu’a ma conscience de me protéger des désirs, de m’empêcher d’aller jusqu’au bout. Au bout de quoi ? pourrait-on se demander, vu mon inaction flagrante. J’ai été seul dans Paris hier soir, après avoir vu Christophe Gendron et Orion Delain à propos de Triangul’ère 4, je n’en ai pas profité. J’ai marché dans les rues du Marais, j’avais le portable à la main, pour t’appeler, pour que tu me rejoignes, on avait rendez-vous une heure plus tard, peut-être même un peu plus, au cinéma, devant le MK2 Beaubourg, j’aurais pu laisser ça comme ça, et aller, pourquoi pas, au Bear’s Den. J’ai décidé de me choisir une table dans un bar, et de t’appeler ensuite, ça m’a pris un peu de temps pour réussir à ne pas t’appeler tout de suite. Je culpabilisais de ma solitude dans le Marais. J’ai rangé le téléphone, je me suis installé à une terrasse très convenable, le barman me souriait pas mal, mais ce n’était pas mon genre. Fred (de Omar et Fred) est venu s’installer à côté de moi avec un couple qui avait un bébé asiatique, alors tu vois… Je t’ai appelé, tu es venu me rejoindre. Mais tu étais loin du Marais, tu as mis du temps, j’aurais eu le temps de faire des trucs peut-être, de rouler des pelles.
Tu crois ?
Tu crois que je pourrais entrer dans un bar et rouler des pelles, et puis après aller au ciné avec toi ?
Tu crois que je pourrais sucer des bites comme ça, et te faire un joli sourire de salope en te retrouvant ?
Non.
Non, j’ai beau avoir des fantasmes, ça je n’y arrive pas.
Je pourrais t’avoir comme confident, ou comme complice, tu pourrais m’aider à me réaliser dans cette sexualité extrême, ou débordante, après laquelle je cours. Tu n’es pas dupe, tu poses des questions dont tu connais les réponses, et moi je ne te réponds pas, parce que je ne veux pas te faire de mal – je t’aime autant que tu m’aimes, figure-toi.
Tu ronfles, et j’écris.
C’est une nuit comme les autres, dans Paris, on habite le Marais, rue de Turenne, ou pas loin, une perpendiculaire minuscule. Tu dis : tu m’énerves ! et tu t’endors, et moi comme je ne dors pas, que ta phrase tourne et retourne dans ma tête, je me dis que je ferais tout aussi bien d’écrire le journal. Le journal que je ne tiens plus depuis trois jours – et pourtant j’en ai des choses à dire. Je ferais tout aussi bien d’écrire, je pourrais aussi m’habiller, même sagement, et entrer dans un bar, boire un verre. Parler avec des inconnus, me faire peloter un peu, pourquoi pas ? Ça pourrait être sympa d’avoir des amis, ou de m’en faire.
Tu as dit : qu’est-ce qui ne va pas ? Et : regarde, tu vas voir tes amis… Tu parlais de Kinu, de Michel, que je vois demain, lundi. Ou plus tard, lundi, puisqu’il est une heure et demie du matin, et que nous sommes, déjà, lundi 25. Tu parlais de Michel Zumkir, avec qui je déjeune demain, et de Kinu Sekigushi, que je dois rappeler dans la matinée, pour savoir où l’on se retrouve. Tu parlais d’amis, mais ce ne sont pas des amis. Kinu est un illustrateur, il travaille dans le milieu gay, il est connu maintenant. Lui. Il est connu, on avait un projet ensemble, et puis peu à peu le projet est tombé à l’eau, reste Kinu, qui est, comme tu dis, un ami. Quelqu’un avec qui quelque chose peut se faire. Moi je n’ai pas d’amis, mais des intérêts. Des gens qui m’intéressent. Ou qui sont intéressants. Kinu, je l’aime bien, en plus, c’est un avantage. Et Michel c’est pareil : on a publié dans la même maison d’éditions, et il s’est intéressé à moi. À mon travail. C’est grâce à Michel qu’il y a eu Écritures. Ç’a été une opportunité. Kinu et Michel aiment mon travail, moi j’aime les dessins de Kinu, d’ailleurs c’est moi qui l’ai contacté le premier. Pour Michel, ç’a été dans l’autre sens, c’est lui qui a fait le premier pas. Son travail, oui, j’aime bien, ou j’ai aimé, suffisamment pour être capable d’écrire quelque chose sur son livre, qui n’a pas été retenu, pour une signature, ou un coup de cœur à la Fnac – moi j’ai fait de mon mieux pour renvoyer la balle, avec les moyens que j’ai. Tu dis : tes amis… Mais ce sont des relations, et cela a à voir avec l’écriture. Encore.
Tu veux que je raconte Triangul’ère ?
Je ne sais pas si je pourrais, je crois que c’est trop tôt. Bien entendu, je ne digère pas le refus, et bien entendu ça joue sur mon humeur. Tu ne peux pas t’étonner des phrases que je dis quand tu me poses des questions sur ce qui ne va pas, et que je lâche que je m’ennuie. Tu réponds : tu t’ennuies avec nous ? Là je le prends mal. Je te le dis. Je te dis de faire attention aux mots que tu emploies, je te rappelle que « nous », c’est : toi et moi. Mais si « nous » devient : Cécile, Florence et toi, je ne suis plus d’accord. Et j’ai davantage de raisons de faire la gueule, ou d’être de mauvaise humeur. Tu as l’air heureux de ma réponse, je ne suis moi-même pas peu fier de mon mouvement d’humeur : il me prouve que je suis sensible à certaines choses. Tu t’étonnes : tu es jaloux ?
Oui.
J’ai toujours été jaloux. Avec toi, je compose. Je travaille. Au début de toi et moi, j’ai dit des choses horribles quand je pensais que tu me trompais. Quand je te suivais, quand je t’épiais. J’ai dit des choses horribles, j’ai fait des choses horribles : quand même, te suivre pour te surprendre ! Et puis un jour, tu as craqué, tu as crié, tu n’as plus fait preuve de compréhension envers moi, et j’ai commencé à regarder le miroir : la jalousie. J’ai trouvé ça très laid, la jalousie. Je me suis trouvé très laid, avec ma jalousie. J’ai décidé de ne plus être jaloux, je me suis dit que c’était fini, que je ne le serais plus. J’ai pris sur moi.
Mais oui, comme tout le monde, jaloux.
Si tu me quittais : jaloux.
Si tu le trouvais plus intelligent que moi : jaloux, oui. Si c’était une fille, j’ai beau faire le fier, ça ne m’emballerait pas davantage.
Ta relation avec Cécile et Florence ? Oui.
Avec ma famille ? Oui, oui.
Je trouve ça très bien, au fond, c’est pour ça que je ne dis rien, mais je ne suis pas à ma place dans ce qui se joue là, entre vous. Elles et toi. Ma famille, Cécile, Florence et toi. On me tolère, rappelle-t’en.
Triangul’ère, tu veux ?
Rien, rien, ils n’ont pas rappelé après l’e-mail que j’avais laissé en disant que j’étais à Paris. C’est donc moi qui ai téléphoné, je suis tombé sur Orion. J’ai refait mon petit laïus, Paris pour quelques jours, et s’ils avaient eu le temps de lire la nouvelle version de mon texte. Il a répondu oui, m’a donné rendez-vous le lendemain, c’est-à-dire hier. Dix-sept heures trente, chez eux. Les éditions Christophe Gendron, à domicile.
Le lendemain vers seize heures, Orion a rappelé. Il a proposé que l’on se voie à la Petite Vertu, un bar en bas de chez eux. Parce qu’ils avaient bossé toute la journée, qu’ils en avaient plein les pattes. Que ce serait plus sympathique de se voir là-bas que chez eux, où ils avaient travaillé toute la journée. Moi j’étais d’accord, ça ne pouvait que bien se passer dans ces conditions. J’y suis allé confiant. Je suis beau, ces temps-ci – même Jean-Pierre le dit.
Tu le dis toi-même : tu es beau.
Toi, Jean-Pierre – je suis fatigué, tu sais… Il est presque deux heures.
Je suis arrivé un peu en retard, mais eux l’étaient encore plus que moi. Orion et Christophe, qui habitent ensemble, vivent ensemble juste au-dessus de la Petite Vertu. Orion est arrivé d’abord, il ne m’a pas reconnu (les cheveux longs), je lui ai fait un signe. Il est venu s’asseoir en face de moi, il avait un chien, j’ai demandé si c’était nouveau en le caressant. Il a eu l’air ennuyé, le genre de gars que l’on emmerde avec des questions futiles, il a dit : c’est à un ami, on le garde… Il a balayé le sujet. Il s’est installé en face de moi, avec son œil mort, et son œil fixe, et sa barbe de soixante-huitard crade. Il ne sentait pas mauvais cela dit. Je me suis dit qu’il était habillé comme la première fois que je l’avais vu, au même endroit, et qu’il avait pinaillé sur le mot « vieux » du premier texte. Je me suis dit ensuite que c’était un vieux con, ça m’a fait du bien.
Il a dit : on a un problème avec ton texte.
Comme j’étais de bonne humeur, j’ai répondu que je voyais ça. J’ai dit : manifestement. Il a enchaîné bizarrement, sans dire les mots, jusqu’à ce que je lui demande de préciser exactement ce que ça voulait dire, ce « ça » dont je parlais, et que je semblais défendre, ou dénoncer, on ne savait pas trop. Il a dit que dans un collectif, tout le monde était responsable (mais ce n’est pas le mot qu’il a employé, et qui ne me revient pas) des textes qui s’y trouvaient. J’ai répondu un peu plus tard qu’à part moi qui avais écrit le texte, et eux qui acceptaient (ou non) de le publier, je ne voyais pas comment les autres pouvaient bien avoir une responsabilité. Il a dit : Christophe arrive, il t’apporte le numéro 3 1/2 – tu ne l’as pas eu, n’est-ce pas ? J’ai répondu que je l’avais eu, si, par S.I.S. mais que c’était une gentille attention. Je n’étais pas encore de trop mauvaise humeur.
Et puis Cécile, et Jean-Pierre, m’avaient dit de ne pas m’emporter. Que les batailles se gagnent petit à petit. Je n’ai donc pas perdu mon calme. Même quand il a parlé des croix gammées.
J’ai demandé de définir les mots, j’ai dit : c’est pénible que tu ne dises pas les choses, j’ai lancé moi-même le mot : l’inceste. Il a dit : oui, comme on crache une expectoration verte. Il a parlé des interdits, ou des tabous qu’il imposait à sa revue. Il disait : « ça » et les croix gammées.
Tu te lèves, tu demandes pourquoi je ne dors pas, tu dis que je vais être fatigué demain, je réponds que je le suis déjà. Je suis assez nul quand j’ai envie de te retenir, ou que l’on parle de ce qui ne va pas, je dis des trucs cons, comme : tu ne m’as pas dit bonne nuit, ou : j’ai envie que tu m’embrasses. Je te rappelle à deux reprises, tu es nu, debout devant moi, tu touches ton sexe machinalement, en me regardant de travers, tu as l’air de dormir à moitié, je me dis que d’une certaine façon tu es aussi venu vérifier si j’étais bien là. Tu as dit : tu ne dors pas ? Manifestement c’était bien le cas, j’ai répondu : j’écris. Tu as demandé l’heure, j’ai dit : deux heures du matin. Tu as remarqué que j’allais être fatigué, demain qui est aujourd’hui, j’ai répondu que je l’étais déjà, je voulais dire : psychologiquement. Ça m’a affaibli ta phrase sur le fait que je t’énervais. Je n’avais pas besoin de ça – mais toi tu n’as sans doute pas non plus besoin de moi, et des mes humeurs changeantes.
Pourtant.
Quand Orion a mentionné les croix gammées, je me suis demandé où j’étais. Je crois que Christophe nous avait rejoints, je crois que je commençais à étouffer à la Petite Vertu, face à ce vieux con qui ne savait manifestement pas ce que c’était que la vertu. Il a dit aussi qu’il y avait deux choses dans mon texte : l’écriture, il a précisé : ton style, et le fond, le sujet. J’étais très sûr de moi. Quand Christophe est arrivé, il a dit : et en plus, il ne comprend pas (parlant de moi). C’est là que j’ai dit que je comprendrais mieux si lui était plus clair, et s’il évitait d’éviter les mots. Des mots comme « l’inceste » par exemple. Il a dit que c’était toujours difficile de refuser un texte. J’ai répondu que ça ne l’était pas quand on avait de bons arguments. J’ai dit aussi que j’espérais les entendre. Il a repris : on ne va pas tergiverser… Je l’ai interrompu, il avait raison, j’avais bien compris que l’on ne voulait pas de mon texte, j’ai dit que je ne cherchais pas à les convaincre puisqu’il était clair que c’était un non qu’ils étaient venus me servir à la Petite Vertu.
L’inceste et les croix gammées, ça m’a quand même soufflé.
Je ne sais plus trop après : j’hésitais entre me lever, et leur foutre mon verre en travers de la gueule, ou continuer sur le mode sourire et cynisme. J’ai choisi le second. Quand Christophe a demandé pourquoi je tenais à ce sujet-là, si j’avais été touché personnellement, ou si je connaissais quelqu’un qui, j’ai répondu que ça n’avait aucune importance. Que c’était une question personnelle. J’ai répété : quelle importance, oui ! en secouant la tête, je savais bien qu’avec ce geste-là, j’enfonçais le clou un peu plus profond.
Orion a dit : ce texte, c’est une bombe !
Orion, franchement, si ce n’est pas un prénom con, ça !
Il a demandé aussi si j’avais fait lire le texte autour de moi, j’ai répondu non, il m’a encouragé à le faire, j’ai répondu que je n’avais pas besoin d’encouragements de mes proches, ou de leurs sentences, pour savoir si ce que j’écrivais était bien. Il essayait : mais vois ce qu’ils en disent… et : c’est important d’être lu par plusieurs personnes ! J’ai répondu que c’était important de toucher le plus grand nombre de gens, en effet, à travers une publication comme la sienne.
Oui mais ce texte, c’est une bombe…
Christophe a enchaîné sur les descentes de police chez lui, une fois le texte publié, même si on n’a rien à se reprocher – finalement, était-ce le cas ? Puis sur leurs épaules, pas encore assez solides, pour ce genre de risques, de provocations. Il a essayé aussi de dire que c’était important, il le voyait bien, de s’engager, de dénoncer des choses. Il a même essayé de dire que je ne dénonçais pas assez, dans le style : mais alors, il aurait fallu en dire plus bla bla bla… Orion a dit qu’on ne savait pas trop bien si je dénonçais ou si je faisais l’apologie.
J’ai levé un sourcil, intéressé.
Il a dit : il est poétique, ton viol… J’ai répondu que c’était bien écrit. En aucun cas, poétique, mais il y tenait.
Et puis ton sujet…
J’ai attiré son attention sur le fait qu’il y avait eu durant l’été un petit garçon retrouvé mort à son domicile après des violences familiales généralisées ; une petite fille aussi, violée par sa famille et les notables du coin, qui était morte elle aussi, quelque part en France. Qu’en somme on était en plein dedans. Il a eu l’air étonné, il a dit : cet été ?
Et puis : il a fait tellement chaud, tu sais, on n’a pas allumé la télé.
Et : il n’a pas fait chaud, peut-être, à Nice ?
Je crois que c’est là que le verre a failli partir. J’ai regardé autour de moi, j’ai dit que je trouvais que c’était un joli bar. Après on a parlé de Têtu qui les boycottait, de la Villa Médicis qui m’avait refusé, j’ai placé le nouveau livre, en fin d’année, Christophe a demandé si c’était une histoire d’amour, j’ai failli répondre que ça parlait d’inceste et de croix gammées.
Mais, j’ai dit à Cécile après, je suis resté très sage.
Il y a sans doute eu d’autres choses dites, d’autres phrases. D’autres mots malheureux. D’autres suggestions douteuses. Christophe a dit qu’il espérait que ce petit refus n’entraverait pas une future collaboration, j’ai souri, j’ai dit : oh que non… Je ne crois pas qu’ils m’aient cru là-dessus. Je me suis levé et je suis allé payer mon verre, je leur ai souhaité une bonne continuation.
Il y a peu de chance que nous nous reparlions.
J’ai des tas d’envies, quand même : envoyer mon texte à Têtu, par exemple, ou leur lettre. À Angot. À Catherine Millet et Jacques Henric pour leur magazine sur la censure. Il y a d’autres choses à faire, écrire un livre entier sur Triangul’ère, et son positionnement frileux. Ou simplement me débarrasser de toute cette merde dans mes pages, ici, les pages du journal.
Jean-Pierre s’est levé, il est venu me demander pourquoi je ne dormais pas, j’ai dit que j’étais fatigué pourtant. Je n’ai plus envie de le tutoyer, l’histoire de Triangul’ère a pompé pas mal de mon énergie créatrice. C’est dur d’écrire face à des cons pareils. C’est dur de continuer à écrire dans un contexte tel. À Paris, dans un salon au milieu de la nuit, au milieu du Marais.
Il y a des hommes qui baisent tout autour de moi.
Moi j’écris le journal.
Il y a des hommes qui baisent autour de moi, moi je publie un nouveau roman, à la fin de l’année qui s’intitule Femme qui marche, et dans lequel des hommes, là encore, baisent. C’est une histoire d’amour ? a demandé Christophe.
Je vois Kinu demain, et Michel Zumkir. Demain qui est aujourd’hui, qui est pour l’un dans dix heures, pour l’autre, je ne sais pas encore : on doit se rappeler dans la matinée. Jean-Pierre ronfle dans la chambre, ou bien ne ronfle plus. Il dort. Moi non.
Je ne lui en veux pas, non, mais aucunement.
Je ne lui en veux pas, je ne lui en voudrais pour rien au monde, ce n’est pas lui qui a un problème : c’est moi. J’ai envie de sauter sur tous les hommes qui passent à ma portée. Ou presque – dans tes rêves, Orion, vieux connard !
C’est moi qui ai un problème, que je ne règle pas.
Jean-Pierre, je l’aime, mais je ne sais pas comment on fait. Pour aimer. Pour tromper. Pour trahir. Pour ne pas trahir. Pour être heureux. Pour jouir.
Je ne jouis pas. Je ne bande pas.
Je publie un livre, normalement, à la fin de l’année – mais peut-être qu’il y aura, là encore, une sale mauvaise surprise. Et peut-être que non.
Je publie un livre, je publie un nouveau livre, il faudrait ne penser qu’à cela : au nouveau livre à paraître.
Exit Triangul’ère.
2:35.

Retrouver le journal à la fin de la journée, après la douche, après avoir lavé mes cheveux, et démêlé les mèches, les boucles, après avoir arraché des dizaines de cheveux, et pris un peu peur – mais Jean-Pierre m’a rassuré : c’est parce qu’ils sont longs que tu en perds plus. Était-ce rassurant ?
Il a dit : pourquoi tu n’écris pas ? Il l’a proposé à plusieurs reprises, je suppose que c’est parce que je lui ai dit hier que je n’avais jamais le temps d’écrire, et que finalement, il a entendu ma phrase. Il dit : j’écoute toujours quand tu parles.
Oui.
Parfois j’ai des doutes, c’est en ce qui concerne la sexualité. Mais c’est une autre histoire. Ou un autre problème.
Il a proposé que j’écrive, Jean-Pierre, il est allé aux toilettes puis il est passé, à son tour, sous la douche. Là il est assis près de moi, pas loin : on est dans le salon des filles, Paris. Jean-Pierre a fait un film il y a deux ans, qu’il a monté alors, et dont il a fait une copie DVD avant les vacances. Il s’intitule Paris, Roi Doré, on l’a montré aux filles. En fait, c’était un peu long, Jean-Pierre n’avait pas encore tout compris, tout maîtrisé sur le montage. On leur a montré les films sur Amsterdam, Bruges et Bruxelles aussi ; et ceux que l’on avait envoyés à Canal+. Cécile a demandé si elle pouvait en avoir une copie, je crois qu’elle est très fan de Jean-Pierre. De son œil, son talent. Ses mots, son intégrité.
Moi je suis changeant, on le sait si on me lit.
Ça me flatte que Cécile soit dingue de mon homme. Ça me flatte que Florence aussi en soit folle. Et toute ma famille. À Villequiers, alors que tout le monde s’extasiait sur Jean-Pierre, j’ai proposé que l’on me porte un toast parce qu’après tout, c’était moi qui l’avais pêché, Jean-Pierre. Il y a eu des rires grinçants, ça les emmerde toujours un peu, tous, quand je leur rappelle que je couche avec Jean-Pierre.
Même si pas beaucoup en ce moment.
Mais il fait chaud, la canicule – même Orion l’a remarqué !
Je ne blâme personne, je suis moi-même un très, très mauvais coup ces temps-ci. Même lorsque je me branle, c’est très, très quelconque. Je suppose que oui, la chaleur en est cause. En même temps, dans Paris, il y a de sacrés mecs…
Ça me flatte, oui, que Cécile s’intéresse à Jean-Pierre. Même si j’ai l’impression qu’elle s’intéresse plus à lui qu’à moi. Mais j’ai peut-être tort. Peut-être que je suis trop dur, trop imperméable pour que les gens veuillent me parler. Je parle de Cécile et Florence. Mais ma famille, c’est pareil. À la Fnac, certains m’ont dit que j’avais cette réputation d’être glacial. Elles ont dit : tu nous fais peur. Du moins, on m’a dit : tu leur fais peur.
Est-ce que je fais peur vraiment, à quelqu’un ?
Michel Zumkir, par exemple, face à moi, qu’est-ce qu’il pensait ? On discutait de tas de choses, mais ça tournait beaucoup autour de l’écriture – que pensait-il de moi ? Est-ce que je lui fais peur ? Kinu a annulé, il avait une merde avec son affiche, un problème de format, une galère informatique, apparemment au téléphone il avait les boules. J’ai eu du temps pour moi – qu’est-ce que j’en ai fait ?
Rien.
J’ai marché dans Paris, je suis entré dans des magasins, j’ai terminé à la terrasse du café Beaubourg parce que Kinu m’avait dit qu’ils avaient de très bons milk-shakes à la fraise. J’en ai commandé un double en attendant que Jean-Pierre sorte du MK2 où il était allé voir Le faisan d’or.
Est-ce que je lui fais peur, à Jean-Pierre ?
Avant de me quitter (il partait au Père Lachaise, moi je restais au centre en attendant l’heure de mon déjeuner avec Michel, j’avais une heure devant moi), il a dit : sois sage.
Je suis sage.
Je suis un ange.
J’ai des pensées diaboliques des fois, c’est vrai.
Ange ou démon, ça vous dit quelque chose ?
19:20.
Paris. Jean-Pierre feuillète les gratuits du Marais, moi j’écris le journal. On rentre à Nice demain, on prend l’avion vers seize heures. J’ai rencontré une représentante dans les rues de Paris, elle était arrivée hier, elle m’a dit qu’il faisait encore super chaud en bas. Je n’ai pas envie de rentrer. Je n’ai pas envie de rester ici non plus. Il n’y a pas grand-chose à faire.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 25 août 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mardi 15 octobre 2013