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Laurent Herrou | Avant | 16 août 2003

Merveilleuse Bretagne.
Nous avons passé une nuit normale, enfin, après ce mois et demi de chaleur, de transpiration, une nuit avec couverture, drap et oreillers, l’un contre l’autre, serrés – je n’avais plus l’habitude, et ne savais pas, surtout, que le coude blessé m’empêcherait de refermer mon bras sur le bras de Jean-Pierre contre moi (frustration). On s’est réveillé, croyait-on, au petit matin, le désir dressé, on a joui ensemble, excité, le retour du sexe, j’avais envie de lui comme il avait envie de moi, et la jouissance, l’éjaculation, ont été conséquents. On est allé déjeuner, petit-déjeuner, il était dix heures, Cécile et Florence se levaient elles aussi, ma tante nous tenait compagnie. Hier soir, à l’arrivée (relativement tôt : on a passé la porte de la ferme à six heures), deux crabes nous attendaient, et un verre de muscadet, un gâteau breton, un far aux pruneaux. Soirée complice, oncle et tante, Cécile, Florence, Jean-Pierre et moi – ou : quand la famille a du bon. Il paraîtrait que ma mère aurait appelé mon autre tante qui est à Bénodet, dans sa maison de vacances, elle lui aurait dit (j’emploie le conditionnel : ne pas faire confiance, ne pas accepter ce téléphone arabe, les jalousies) de la prévenir lorsque Jean-Pierre et moi serions repartis d’ici, qu’alors (et : peut-être, seulement) elle monterait, ils, mon père et ma mère, qui trouvent des prétextes, s’arrangent avec la réalité. Évidemment, des phrases comme celles-là, qui blessent, fatiguent.
On a passé une soirée en famille, dans le jardin, autour de deux crabes, chair blanche et mayonnaise, le « boet », fait avec les œufs du crabe, allongés d’huile, une sorte de tarama liquide, délicieux, on a dîné, heureux, ce matin j’ai lancé la nouvelle, de la parution, Cécile et Florence étaient au courant, restait ma tante (mon oncle était parti à Quimper), qui s’est enthousiasmée, puis les filles ont posé des questions, et je suis revenu à ma petite personne, ma petite personne d’écrivain niçois.
On est en Bretagne, à Clohars-Fouesnant, on est au bord de la mer, à la campagne, on est en vacances, le temps est maussade depuis l’arrivée, couvert, nuages, il fait une température voisine des vingt-cinq degrés, qui descend vers les quinze la nuit, on est en vacances, Jean-Pierre et moi, refroidis, rafraîchis, heureux, on est heureux, je suis heureux, je tape ces mots depuis la chaumière, dans laquelle nous habitons seuls, tous les deux, tandis que les autres se répartissent dans le bâtiment principal, la ferme, Florence prend sa douche, dans la chaumière, tandis que Cécile fait de même là-bas, dans la ferme, c’est une vie paisible, et calme, Jean-Pierre marche, il flâne, il fera la cuisine, des courses, il aura des idées, il enchantera tout le monde, les fera rire, moi je serai égal à moi-même, ténébreux, nébuleux, pénible sans doute, et puis attachant aussi ; Cécile fera la forte tête, elle élèvera la voix pour éclater de rire la minute suivante, on trouvera des points communs, des trucs familiaux, entre nous, qui feront rire les autres (comme ce matin : le fait que je n’aime pas les tomates et que je me gave de pizzas, et Cécile qui déclare ne pas aimer la viande, mais être fana des steaks tartare) ; Florence sombre, cheveux noirs, puissante dans sa concentration, dans son intégrité, Florence à l’image de ma femme qui marche, monolithique, définitive, un personnage, cette Florence, un rêve d’auteur, une star, une femme, réellement, une petite fille quand elle se blottit contre Cécile, qui l’appelle « mon chat », et soudain l’image se confirme : l’indépendance, la sauvagerie, Florence qui tuerait sans doute, si la société, la vie ou la morale ne la retenait pas. Restent les parents, les amis, oncles et tantes, leur hospitalité étrange, généreuse, douloureuse, tendre, un besoin : les enfants, la transmission, l’accueil. Nous.

Toujours des questions, se poser des questions.
Se demander si.
Toujours se demander si ça convient – au finish, se taire.
Ça ne part pas d’un mauvais sentiment, sans doute pas, ça part peut-être d’une réelle intention d’aider. C’est un agacement quand même. Quelque chose dont je suis conscient, témoin, la victime aussi. Cécile dit : c’est marrant, ça, que tu en aies conscience en plus… Non, ce n’est pas marrant, c’est désolant. Pour moi. C’est Florence qui commence, elle dit : il faudrait faire quelque chose, ça va mieux, mais quand même… Elle fait référence aux parasites de mon dialogue, les « en fait ». Cécile demandera s’il y a des parasites équivalents dans mon écriture, je dirai non, sûr de moi, Jean-Pierre en rajoutera en expliquant que par écrit, c’est un dialogue entre moi et moi, qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur. Je dirai moi-même, je me livrerai, ou m’enfoncerai, je dirai que je suis conscient que c’est une façon de masquer le rien que l’on a à dire. Les phrases inutiles. Je dirai que je suis conscient qu’il faudrait que je réfléchisse davantage avant de parler, que j’aille doucement, Cécile dira : il faudrait aussi arrêter d’avoir peur. C’est vrai, il faudrait, ce serait bien. Je ne dis pas que je le prends mal, je dis que je ne sais pas comment on peut le prendre bien. Je ne sais pas comment on peut se contenter de se taire, ou se contenter de la remarque qui va vous faire évoluer. Aller mieux. Comment fait-on pour aller mieux ? Je ne dis pas que c’est méchant, je dis que je ne sais pas faire. Sans. Sans les « en fait ». Sans me demander en permanence ce que untel ou unetelle pense de ce que je viens de dire. Sans me demander si je n’ai pas dit une connerie. Sourire intérieur quand je remporte des points, que Cécile ou Florence est d’accord avec moi. Ou Jean-Pierre. Sourire quand je suis conforté, et puis le reste du temps : la déprime. Le truc qui se pose sur les épaules, s’alourdit. Le sentiment que j’ai, celui de ne pas être à ma place. Celui, continuel, d’être toléré. D’être là parce qu’il y a Jean-Pierre. Même dans ma famille. Surtout dans la famille. N’être qu’un invité. Celui qui est en plus. L’inversion des rôles. Ne pas, ne jamais avoir été à ma place – soit que je ne l’aie jamais conquise, soit que je l’aie perdue. Descendu du piédestal. Oublié. Tombé.
Je pense à Mutilé, mon texte. Mes mots.
Je pense à Mutilé, je dis les mêmes choses, je parle d’eux. Les hétéros. Famille.
Je perds ma place, j’ai perdu ma place. Dans ma famille, dans ma propre famille, je veux dire : au sens strict, Papa, Maman, Mathieu et moi, quelle est-elle ? Je n’ai pas de place. Je ne suis pas leur enfant. Je ne suis pas ton frère, je ne crois pas, tu sais : on est homo tous les deux, tu as un amant, que tu vas peut-être quitter un jour, peut-être bientôt, mais je ne suis pas : ton frère. Ton épaule, ton soutien, ton sang. Je viens d’ailleurs, je viens d’autre part. Du jour où ils m’ont fermé la porte, du jour où ils m’ont fait comprendre que toi oui, mais que moi non. Parce qu’il y avait eu une fille dans ta vie ; moi non. Moi jamais. Ou bien si : la fille de ma vie, elle était devant eux, c’était moi, c’était insupportable. Ils avaient en réalité une fille et un garçon, dans cet ordre-là.
Je veux bien être ta sœur, là il y a une chance.
Mathieu m’a dit au téléphone qu’il était impressionné par ce que je disais de la famille, ce que je laissais passer quand j’étais énervé, la haine de la famille. Qui transpirait. C’est ma grand-mère qui fait monter le sujet, c’est à propos de ma grand-mère que la haine de la famille s’est matérialisée, c’est elle qui va faire qu’il y aura un texte, dont le titre incertain évoque pour le moment un héritage, ou une cessation, une interruption. Un acte de fin. Peut-être cela : L’interrupteur. Éteindre la lumière qui les lie entre eux. Ou bien au contraire, l’allumer. Comme on dit que l’on fait la lumière sur les événements.
Je suis cet interrupteur. J’arrête quelque chose, je donne naissance à quelque chose d’autre. C’est à vous de savoir si c’est de l’obscurité ou de la lumière. C’est à vous de choisir la position de l’interrupteur : moi je ne fais qu’éteindre et allumer. Passivement.
Je suis passif de fait.
Florence dit : arrête de te préoccuper par exemple de ce que pense untel ou unetelle de ce que tu as dit. Elle ne me désigne pas, elle parle des parasites qui plombent le langage, elle donne des exemples. Elle est docile et tendre, elle pourrait (aurait pu, est-ce trop tard ?) être ma sœur. Mais qui suis-je moi, là-dedans ? Le cousin de sa nana. Le cousin de Cécile.
Je ne suis pas ton cousin, tu n’es pas ma cousine.
Nous sommes passés à autre chose.
Elle dit : je peux être méchante ? Je réponds oui parce que je sais ce qu’elle va dire, je sais qu’elle va parler du doute, ou de la crainte, du rien que je masque dans mes phrases avec mon abondance de « en fait ». Je ne lui en veux pas, ce n’est pas de la méchanceté, c’est de l’analyse, et de la bonne. Elle n’est pas méchante, elle est juste. Elle a raison. Elle sait, elle écoute, elle dit, elle voit. Moi je ne vois pas, elle me l’a déjà reproché une fois, il y a longtemps, elle a dit : sur les gens, tu te goures complètement. On travaillait ensemble, c’était à l’agence.
Après il y a eu le livre, après il y a eu Laura. Il y a des actes de courage, et de reconnaissance. Il y a une tentative d’être compris, entendu, une tentative de dire : pour cela je suis toléré. Pour cela je suis pardonné, s’il faut aller jusque-là. Je suis pardonné, il y a une place alors, dans cette famille-là, qui n’en est pas une, qui est une association.
Qui est Cécile et Florence, et Jean-Pierre et Laurent.
Quatre.
On part en vacances ensemble, on s’appelle. On se téléphone, on prévoit. On propose, on se dit que ce serait une bonne idée. On rit aussi, beaucoup. On s’apprécie, tu me tolères, vous me tolérez. Je fais des erreurs, je ne me demande pas si vous en faites. Vous n’en faites pas, Jean-Pierre n’en fait pas. Vous êtes capables d’une conversation, d’une engueulade, d’une écoute. Moi je crois l’être, c’est pourquoi dans la voiture je dis que je suis conscient du rien qui se dégage de mes phrases. Tu dis : c’est marrant que tu en aies conscience… Mais non ce n’est pas marrant.
Si j’étais un imbécile, tu ne me fréquenterais pas. Tu n’en verrais pas l’intérêt. Tu biaiserais sans doute, tu aurais tourné la page – tu as failli, j’ai failli moi aussi. Mais j’ai besoin de toi. Tu le sais. Je ne crois pas que tu en profites. Je ne crois pas que tu ferais cela. J’ai encore confiance dans certains des membres de cette famille, même si je n’en fais pas partie, n’en ai jamais fait partie.
Même si faire partie de cette famille-là n’est pas une possibilité que j’ai.
Je n’existe pas, vous invitez un corps.
La tête, vous regardez mais vous ne la voyez pas.
Vous invitez un corps, vous souriez, on partage des choses.
Avec Jean-Pierre ? Il y a quelque chose d’équivalent, bien entendu.
Le corps.
La tête.
L’absence.
C’est marrant que tu en aies conscience…
Ce n’est pas marrant pour Jean-Pierre non plus, qui en a conscience. Mais il m’aime. Il y a quelque chose de plus, un sentiment.
Moi je ne sais plus. Qui je suis.

Débat autour de la Fnac, je reprends la parole. Je fais attention. Aux « en fait ». Je crois que je maîtrise mon sujet, que je ne dis pas n’importe quoi. Ni rien. Florence n’est pas là, elle lit quelque part. Peut-être que cela y fait, moins de pression. J’aime Florence, que l’on ne s’y trompe pas. J’aime Cécile. Je n’aime pas ce verbe-là, aimer. Mais vous voyez ce que je veux dire.
J’aime Jean-Pierre, qui veut dire autre chose.
J’aime les hommes.
J’aime le sexe. Ma queue tendue. Me branler.
J’aime jouir sur internet.
J’aime aussi le jambon cru, et le tarama.
J’aime la littérature.
Je n’aime pas Frédéric Beigbeder.
Bretagne, merveilleuse Bretagne : il fait maintenant très beau, très chaud, mais ce n’est pas comparable avec Nice, on ne transpire pas. Ici, on brûle au soleil. Il y a du vent, un vent frais qui balaye les plages et le jardin de la ferme. On s’allonge sur le sable frais, l’eau est à vingt degrés. On se sent bien, la peau salée par la mer, chauffée par les rayons du soleil. Au large il y a des nuages noirs, de gros nuages blancs, et des nappes aussi, de nuages gris, comme un brouillard. La mer est bleue marine – c’est l’océan, c’est vrai. On va manger un sandwich à l’andouille en buvant un verre, on discute en terrasse et j’achète des cartes postales sur lesquelles je ne sais pas quoi écrire, et à qui.
Je pense :
« Cher Papa, chère Maman,
C’est dommage que vous n’ayez pas la capacité de vous réjouir de mon bonheur, et des vacances que je passe ici, en famille. C’est dommage que vous n’ayez pas la possibilité de venir nous rejoindre, Jean-Pierre et moi, possibilité physique, parce que ce que lui et moi nous formons vous dégoûte. C’est dommage au fond que je sois votre fils, et que je le sois si peu. Ou que vous soyez, vous, si peu mes parents. Ma seule consolation serait que quelque part au fond de vous-mêmes, vous en ayez quand même conscience. »
Je n’envoie pas cette carte postale-là.
Ce n’est pas ce que l’on attend d’une carte postale.
Si c’était pour nous écrire cela, tu aurais mieux fait de t’abstenir.
« Cher Papa, chère Maman,
Qu’est-ce que vous m’avez fait pour que je ne sois aujourd’hui tellement personne, et tellement quelqu’un à la fois ? »
Vous avez remarqué, je ne commence pas par ma mère… Le féminin n’est pas ici prioritaire. Vous avez remarqué, moi je le remarque à l’instant. À la relecture. C’est amusant, n’est-ce pas ?
C’est marrant quand même que tu en aies conscience…
Tout est une affaire de cette conscience que l’on a des choses, ou que l’on n’a pas. L’avoir ou ne pas l’avoir. C’est bien de cela que je parle dans ma carte postale, moi aussi.
« C’est marrant que vous n’en ayez pas conscience. »
Vous ne trouvez pas ça drôle, vous non plus ?


_résidence Laurent Herrou | Avant | 16 août 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 10 octobre 2013