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corderie (journal) #8

La première version de Corderie a été publiée sur ce site en 2013 avant de paraître en février 2018 aux éditions L’Atelier contemporain. Augmenté de textes qui rassemblent des dizaines de récits possibles où la voix des vivants, tel un chœur antique, s’entremêle à celle des morts, la version définitive de Corderie en papier est accompagnée de dessins de Daniel Schlier et d’une lecture d’Emmanuelle Pagano. Ce que vous lirez ici n’est donc qu’une étape de travail.

J’entre dans la salle d’attente, m’assieds, sors la tablette, tente de reprendre la lecture d’Intérieur de Thomas Clerc mais vu que je ne parviens pas à me concentrer je me mets à regarder les quatre autres personnes arrivées avant moi. Le type à l’accent américain qui est assis de l’autre côté de la porte d’entrée restée ouverte vient de recevoir un appel sur son téléphone portable : il tient une bouteille d’eau dans sa main libre qu’il porte régulièrement à la bouche. (Quand il parle ça fait blablablabla dirait mon fils, quand il écoute son interlocuteur ça fait glouglouglou.) Comme la plupart des gens ici il porte des tongs sauf que plusieurs feuilles de papier sopalin tachées de sang entourent le coup de pied et la cheville gauche. Le type s’hydrate dix fois plus qu’aucun d’entre nous. Sur le même banc que lui une jeune femme a étalé la beauté injuriée du Monde sur ses genoux, mains à plat, yeux fermés – trop de monde dans la salle d’attente tue Le Monde. Quant au couple qui me fait face il fait passer le temps en se levant pour un rien, en se grattant, en fixant les affiches ou bien en s’échangeant des informations qui font froncer les sourcils – question marmonnée, courte, réponse aussi monosyllabique et guère plus audible. Moi aussi je me gratte, j’en ai marre et honte.

Le jeune homme à l’accent américain demande à la cantonade à quelle heure les autres sont arrivés. Comme je viens d’entrer je fais mine de ne pas me sentir concerné. La jeune femme ouvre un œil, dit 14h40 (il est 16h10). Après un court silence l’Américain en déduit qu’il y aurait quinze à vingt minutes d’attente entre chaque patient, soupire. Puis : Il n’y a qu’un médecin ici ? Oui. Et : Il y a un hôpital sur l’île ? Non, le plus près est à La Rochelle. Alors : Et s’il arrive quelque chose de grave ? La jeune femme : Il y a des hélicoptères. Un silence puis la femme (celle du couple) : Il ne faut pas tomber malade en vacances. Moi j’habite à New-York, dit le jeune homme, sur une île, même chose qu’ici, c’est très semblable, s’il vous arrive quelque chose de grave un hélicoptère vient vous chercher, comme ici. La femme (pas celle du couple) : Ça doit être plaisant de vivre sur une île à New-York ? Le New-yorkais : Oui, comme ici mais l’architecture est très différente, sinon c’est la même chose (de l’autre côté de l’Atlantique). Silence appuyé. Il est 16h36 quand la jeune femme au journal en donne la moitié à son voisin qui n’a plus de questions à poser ni de comparaisons à faire entre l’île de Ré et la sienne près de New-York. 16h40 : le couple vient d’entrer dans le cabinet. D’après les calculs de l’Américain estropié dans une petite heure je pourrai montrer au médecin le haut de mon dos, mon cou et mes épaules recouverts de petits boutons qui me démangent depuis quarante-huit heures maintenant et qui ont la fâcheuse manie de se multiplier.

Je ne pensais pas venir ici. J’ai résisté deux jours mais depuis ce matin ce n’est plus tenable. C. me dit que ça ne peut pas être le soleil ni une allergie ni les moustiques, peut-être un parasite. Depuis qu’elle a prononcé ce mot (et parce que je pressens qu’elle n’a pas tort) j’ai l’impression que des colonies de bestioles microscopiques sont en train de prendre possession de mon corps : des intrus qui me visitent sans s’être présentés, me grignotent de l’intérieur, me transforment en garde-manger pourri, en décharge. Maintenant que ce mot a été prononcé (et parce que cette fois il n’y a plus de doute : elle a raison) je tente de me représenter ce qui se passe sous l’épiderme, là où j’accueille et nourris contre mon gré des corps étrangers, étranges, inconnus, qui me transforment en une sorte d’amanite phalloïde doublée d’emmental : si ça continue comme ça dans quelques jours ma peau sera un champ bourré de mottes de peau, ce que les taupes font d’ailleurs très bien dans la terre. C’est ça : les bestioles qui creusent leurs galeries souterraines dans mon corps sont des taupes microscopiques qui opèrent la nuit et me travaillent le jour sauf que, contrairement aux vraies taupes, on ne les voit pas à l’œil nu. Pourtant je les observe mais à part me tordre le cou et me brûler les yeux à force de concentration, je n’ai jamais rien obtenu en retour.

Il est 16h48 : situation similaire sauf que des nouveaux patients ont débarqué. Certains donnent le goûter à leurs enfants tandis que les autres attendent devant la porte. Mais qu’est-ce qu’on a tous à être malades un 6 août ? (J’apprendrai plus tard que ce médecin reçoit en ce moment soixante patients par jour.)

J’envoie un texto à C. qui mange une glace avec notre fils sur la place du bourg. Je m’en veux d’avoir assombri le séjour.

16h50 : le New-yorkais entre dans le cabinet. Il ressort dix minutes plus tard sans son bandage de fortune en prenant bien garde de marcher sur l’intérieur du pied – la coupure est nette dessous. La femme au journal pénètre alors dans le cabinet puis vient mon tour. (Les statistiques du New-yorkais s’avèrent fausses.)

À 17h30 je salue le médecin, une ordonnance à la main : opération déparasitage. Ça ressemble à la gale (il a dit) mais ça pourrait tout aussi bien être des aoûtats ou d’autres saloperies de ce genre (en fait il ne sait pas trop) ou bien encore des acariens (des puces, des punaises) qui pourraient se nicher dans le lit (il n’en est vraiment pas sûr). Ce qui est certain, des parasites s’amusent à creuser des galeries sous l’épiderme et causent des démangeaisons : il faut les anéantir avant qu’ils n’étendent leur terrain de jeu. Pensez à appliquer la lotion sur tout votre corps (sur toutes les parties de votre corps il a précisé) avant de vous coucher, prenez une douche le lendemain, avalez les comprimés que je vous ai prescrits et lavez tout à 60° : habits, draps, serviettes, tout ce que vous avez porté, touché. Je demande si je suis contagieux. La réponse est vague. Je précise que j’ai un enfant de moins de cinq ans et que ma compagne est enceinte de six mois. Il ne sait pas quoi me répondre, cherche à ne pas m’inquiéter mais comme je persiste à connaître son avis, il ne trouve rien de mieux à me répondre que : ça arrive à tout le monde, faites ce que je vous ai dit, tout ira bien. Je ressors de là piteux, honteux, coupable, en colère et prends le chemin de la pharmacie qui n’accepte pas les mutuelles des touristes (sic). Le pharmacien n’a pas la lotion ni les comprimés en stock. Je pourrai les récupérer demain en début d’après-midi et commencer le traitement avant de me coucher.

Demain il ne fera pas beau, le journal local l’annonçait ce matin. Ce sera l’occasion d’aller tester la laverie automatique qui voisine avec le cabinet du toubib qui, lui, vient de Berlin.

Ma bonne humeur de ces derniers jours me quitte. Celle de C. également qui est furieuse, en veut aux propriétaires de louer une maison infestée de parasites, me dit que si je la contamine elle ne pourra prendre aucun traitement. Dans la voiture notre fils compte les points et commence à se gratter. C. aussi. Seule la petite dans le ventre de C. ne se manifeste pas. Nous prenons la route du petit bois, silencieux.

Je ne tiens pas en place : je cherche à comprendre pourquoi je suis le seul sur les trois à être infesté et me demande si le responsable ne serait pas le canapé du salon où je suis souvent allé lire et dans lequel un matin je me suis endormi après avoir été regarder le soleil se lever depuis la côte, un canapé sur lequel ni C. ni notre fils ne se sont allongés. Je me rends dans le salon, retourne les coussins du canapé, ne vois rien bouger, enlève la housse et la fourre dans la machine à laver. J’essaie de me connecter avec mon téléphone mais il n’y a pas de réseau ici. C. me conseille d’aller nager : Ça te détendra.

Je me dirige seul vers la plage en tentant de me persuader de prendre cette histoire à la légère. Je pense à Intérieur de Thomas Clerc que j’ai laissé de côté, à sa tentative d’épuisement d’un intérieur parisien, à ce faux et minutieux inventaire qu’il fait de son appartement, pièce par pièce, et qui, à partir des poignées de portes, d’une cloison, des rideaux, du tapis de salle de bain, du carrelage, etc., l’amène à entreprendre une autobiographie fictionnée (entre Georges Perec et Édouard Levé). Mais ce soir, je ne m’imagine plus partager son intérieur et le mien, habité également, infesté plutôt : la cohabitation n’est plus possible. Remontent alors en moi des phrases de l’enfance : Tu peux boire dans mon verre je suis pas galeux, tu peux me donner la main, tu peux me faire un bisou je suis pas galeux, je suis pas galeux – je ne savais même pas ce qu’était un galeux mais ce mot portait déjà en lui tout le dégoût du monde.

Sur la plage je m’installe à l’écart des familles et des véliplanchistes. Comme j’ai un peu de réseau je consulte plusieurs sites sur les origines, les symptômes, les caractéristiques et le traitement de la gale ainsi que des forums (j’aurais mieux fait de balancer le téléphone dans l’océan).

Je suis une brebis galeuse. C’est l’image qui me vient tandis que je plonge dans le Fier, pas fier pourtant, espérant vainement que cette saloperie finisse par se noyer à force de brasse coulée et de dos crawlé.

@ suivre...


_cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, ouvert au public depuis le 17 août 2013, a vu le jour dans le bois de Trousse-Chemise (Les Portes-en-Ré) le 31 juillet de la même année
_horaires d’ouverture : 7j/7 & 24h/24
_nouveaux arrivages : mercredi et/ou week-end

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 15 septembre 2013