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corderie (journal) #5

La première version de Corderie a été publiée sur ce site en 2013 avant de paraître en février 2018 aux éditions L’Atelier contemporain. Augmenté de textes qui rassemblent des dizaines de récits possibles où la voix des vivants, tel un chœur antique, s’entremêle à celle des morts, la version définitive de Corderie en papier est accompagnée de dessins de Daniel Schlier et d’une lecture d’Emmanuelle Pagano. Ce que vous lirez ici n’est donc qu’une étape de travail.

Le banc du Bûcheron dans le Fier d’Ars, longue langue de sable découverte à marée basse, n’est qu’à une petite centaine de mètres de la plage de Trousse-Chemise. Nous venons d’arriver ici, il est 17 heures, la marée est descendante. En regardant attentivement le mouvement de l’eau, je repère au moins deux courants contradictoires, l’un qui fait se retirer l’eau du rivage, l’autre qui vient des Portes-en-Ré et se dirige vers Loix : le Fier est en train de se vider. En regardant mieux encore, je peux voir à la surface de l’eau des reflets verts et non bleus : le banc de sable est à fleur d’eau. Tout s’accélère : dans quelques minutes le banc sera à découvert.

Voulant aller voir ça de plus près, j’entre progressivement dans l’eau (la pente est douce) et, alors que je m’apprête à nager, je sens immédiatement que mes genoux vont rapidement heurter le sable et la vase. À partir de cet endroit, je ne nage plus mais progresse à pied sur des dizaines, voire une centaine de mètres, l’eau atteignant à peine mon thorax. Et soudain, je marche sur l’eau – le Fier ne s’est pas encore complètement vidé – puis sur la langue de sable. L’eau se retirera tout à l’heure plus loin encore et si je continue d’avancer j’aurai très vite la sensation de progresser vers l’un des mondes du bout du monde, sur la presqu’île étroite, sans personne autour de moi sinon quelques voiliers et catamarans colorés au loin et, dans le ciel, sternes, goélands et mouettes se préparant à dîner.

Avant d’atteindre le banc de sable, long et étroit appendice qui s’allonge au milieu de la baie, je me suis placé un temps à l’endroit précis où les vagues frontales et latérales venaient s’entrechoquer. J’avais besoin de connaître cette sensation : lutter contre le courant de jusant qui peut atteindre ici plusieurs nœuds, chercher à résister aux reflux (peut-être n’y avait-il qu’un courant de marée et qu’il changeait sans cesse de direction et de force ?), à ces deux forces opposées que je visualisais, ces deux mouvements contradictoires pourtant liés par un même objectif : vider la baie à toute vitesse, aidés par les forces de gravitation générées par le soleil et la lune.
J’avais l’impression que quelqu’un cherchait à me faire tomber sur le côté en me poussant le bassin pendant qu’un autre tentait de me faire basculer en arrière. Offert aux éléments, en quelques minutes j’étais devenu une pièce de jeu d’échecs, et plus précisément le cheval qu’on déplace ainsi, en L. J’étais un L et tout en elle, un cheval de mer que le reflux déplaçait sans jamais faiblir, mouvement de galérien, toujours recommencé, ou bien un père jouant avec deux enfants, chacun cherchant à le faire basculer : deux forces opposées mais unies dont le but est toujours le même : faire plier l’adulte, faire chuter le père, celui qui se tient fort dans le monde, toujours debout et que, du haut de nos cinq, sept, neuf ans, on n’imaginerait jamais flancher (et comme c’est énervant !), celui qu’il faudra bien faucher un jour ou l’autre si l’on veut à notre tour toucher cette illusion du bout des doigts : accéder au pouvoir, prendre des décisions et commander ce qui nous passe par la tête : mange tes dix tablettes de chocolat sinon pas de courgettes, pas exemple.

Arrivé de l’autre côté (le Fier n’étant pas encore vidé) il n’y a qu’à lever les bras pour reprendre contact avec les siens qui sont restés sur la plage et font, eux aussi désormais, de grands signes. Ce qui nous sépare à cet instant, par-delà le mouvement et le déplacement, est à la fois beaucoup et peu : il ne faudrait pas grand-chose pour que tout disparaisse, s’absente, s’éloigne, se perde et finisse par couler sur les joues.

Je décide de marcher encore un peu dans la mer : les courants ne sont pas assez forts pour me faire dévier de ma trajectoire. Un homme se rapproche de moi en nageant le papillon. Il me dit que je dois me méfier : le Fier se vide trop vite, les courants peuvent nous emporter vers la large si on n’y prend pas garde, même en nageant le crawl je faisais du sur-place. Je me suis fait peur, finit-il par avouer. À ce moment-là me revient la scène-prétexte du petit bleu de la côte Ouest de Manchette lu d’une traite entre une heure et quatre du matin, cette scène qui va pousser Georges Gerfaut (alors cadre commercial en vacances avec sa famille dans l’Ouest de la France) à fuir les siens après que deux tueurs à gages ridicules ont tenté de le noyer dans l’océan. Je laisse défiler cette scène qui m’avait fait tant rire tandis que le nageur continue de me parler, un type beaucoup plus costaud, plus entraîné et plus endurant que moi.

Je ne réfléchis pas plus longtemps.

@ suivre...


_cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, ouvert au public depuis le 17 août 2013, a vu le jour dans le bois de Trousse-Chemise (Les Portes-en-Ré) le 31 juillet de la même année
_horaires d’ouverture : 7j/7 & 24h/24
_nouveaux arrivages : week-end & mercredi

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 1er septembre 2013