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Avant | 17 juin 2003

J’ai copié le mail envoyé à Paul hier soir, en rentrant à la maison. Je veux dire : je l’ai copié dans le journal hier soir, même si la lecture de la page d’hier pourrait laisser penser que c’était antérieur. En vérité c’était antérieur. Mais j’ai eu peur : des mots, de Jean-Pierre, de provoquer quelque chose. Aussi, j’ai enlevé le texte, l’ai copié sur un autre document, pour le retrouver hier soir, et le remettre à sa place. J’avais peur que, par une manœuvre malencontreuse (ou non), Jean-Pierre lise le mail adressé à Paul. J’avais peur, soudain, que la crise revienne. Et de passer une journée atroce à stresser à ce propos. J’ai coupé le texte, je l’ai copié ailleurs, j’ai écrit autre chose, que j’avais aussi à dire. Puis hier soir : j’ai remis le texte à sa place. Je ne suis pas sûr que ce mail ait une importance capitale mais : je suis sûr que pour le moment, Paul a une place à part. Parce que Paris. Parce que réel. Parce que rencontré. Parce que bilingue. Parce que poilu. Parce que là. Parce que correspondance des pseudonymes. Parce que c’est ainsi. Je suis à la maison, matin. Je suis à la maison, mardi matin, les ouvriers viennent d’escalader les échafaudages, l’un d’entre eux est en ce moment sur le balcon, je peux l’entendre. Je suis à la maison, seul, une journée entière. Je vais jouir, plus tard. Je vais à la plage, d’abord, avec Séverine – du moins si le temps le permet, se maintient. C’est nuageux. J’ai envie de bander, de mouiller, de jouir, mais je garde cela pour plus tard. Paul en ligne, peut-être. Ou.
Il y avait un e-mail bourré de photos d’un autre Paul, un Américain celui-là. Ne pas oublier que Paul est français : il vit aux États-Unis, à la Nouvelle-Orléans, mais il est français. Il y avait un e-mail d’un autre Paul, bourré de photos de bites. J’ai regardé avec moins d’émotion : je bande pour la queue des mecs en ligne. Je ne bande pas, là. Je sais faire la part des choses. Et : il est neuf heures moins cinq, j’ai rendez-vous dans dix minutes. Je ne veux pas mouiller mon maillot de bain. Je ne veux pas jouir avant l’heure. Je ne veux pas gâcher quelque chose – même si je ne gâche rien.
Jouir, ça veut dire : d’autres hommes, même à distance.
Jouir, ça pourrait être une rencontre. Il y a une seule photo qui m’a excité dans la dizaine envoyée par l’autre Paul : deux hommes face à face, au boulot, cravates, pantalons sur les cuisses, deux queues massives dont les glands se frôlent, et les deux gars regardent leur sexe avec tendresse, avec désir aussi. Celle-là oui. Je voudrais…
C’est l’heure, je crois, de me préparer.

I wish I could get anyone horny.
I wish I could be horny myself. Be real horny.
I wish I could fucking come.
I don’t.

Beau. Salé. Short, débardeur, boucles collées par la mer, le sel. Beau, la peau salée. Je pourrais rester en ligne, d’autres photos. Je pourrais faire mieux, je sais faire mieux. Je pourrais, voilà, essayer de faire mieux pendant la prochaine demi-heure. Il n’y a pas de courrier, pas d’e-mail, il n’y a rien à lire, rien à signer, pas de nouvelles. Day off et : je peux faire mieux, face à la caméra que je ne sais toujours pas faire fonctionner. Je ne cherche pas, paresse. Je ne cherche pas, je fais avec. Pendant la prochaine demi-heure : sexy. Et photos. Je me connecterai à nouveau, ensuite, après, prêt. Je me connecterai ensuite, encore, à nouveau, je jouirai je pense. J’espère. Il faut. Il faut – je ne sais pas pourquoi. Il faut que cela sorte, que je jouisse. Que j’échange. Qu’il y ait.
Ça.

Finally stroke to cum. Good thing done.

Oui, mais quand même. Quand même… Ça pourrait sonner, le téléphone. Ça pourrait sonner, il pourrait y avoir un appel, des nouvelles de l’édition. D’accord, OK, Jean-Pierre me rassure. D’accord, OK, la première expérience, Dustan, et l’appel du 5 décembre 1998, pour une publication en janvier 2000 – entretemps, de longues périodes de silence, et ma haine, lentement bâtie. D’accord, OK, mais quand même. Appelez-moi. Appelez-moi, bon dieu… Faites-moi signe. Écrivez-moi, e-mailez-moi. Faites-moi partager votre engouement pour moi. Faites-moi partager votre enthousiasme, ou votre joie de m’avoir chez vous. De me publier. H&O. « Si vous êtes toujours intéressé… » Oui. Oui, Jean-Pierre, j’ai répondu oui. Je suis intéressé à l’idée d’être publié. Allez : donnez-moi une date. Donnez-moi un os à ronger, quelque chose à me mettre sous la dent. Ne me faites pas passer un été pourri à espérer beaucoup et à recevoir peu. Écrivez-moi, appelez-moi. Faites quelque chose.
Je vois Claire cet après-midi. Benoît vient dîner ce soir. Demain, c’est chez Jackie et Françoise. Et après… ?
Faites-moi un signe, donnez-moi la possibilité de dire. De ne pas lancer l’information, et me retrouver incapable de suivre les questions provoquées par elle. Donnez-moi un signe, e-mailez-moi. Écrivez-moi.
Kinu a envoyé les photos de l’exposition de Lyon, mais on n’y voyait rien, j’ai dit : bravo pour les photos de l’expo, on a ri, Jean-Pierre et moi. Kinu : j’ai raconté à Jean-Pierre les échanges, il a dit qu’il pensait que Kinu ne serait jamais prêt à entendre ce que je disais, qu’il fallait donc, à un moment donné, que je sois ferme. C’est comme ça. C’est écrit comme ça. Ce sera comme ça. Kinu a envoyé un mail en réponse de mon dernier, il écrivait :

« Je m’éveille et te lis. Très impliqué, effectivement, c’est le mot, sans doute trop en ce qui me concerne. C’est pour cela et pour ne rien te cacher que j’ai hésité à t’envoyer mes suggestions hier. Je revois tout cela à tête reposée et je te dis, ok ? Passe un bon week-end en attendant. »

Marguerite – il faut que j’appelle Géraldine (je ne veux pas la brusquer).
Kinu – en attente de ses suggestions revues à tête reposée.
H&O – un contrat dans l’air.
Triangul’ère – je n’ose pas appeler, je suis un imbécile.
Ça va, ça suffit. Je vois Claire à quatre heures, au Gambetta, place de la Libération, on va prendre un café ensemble, ou un thé, j’ai dit : au Nord-Sud ? Elle a proposé le Gambetta, j’ai dit : si tu veux… Elle a répondu : je préfère. J’ai regardé Fight Club hier soir, pendant que Jean-Pierre bossait ses films, j’ai regardé Fight Club, je connaissais déjà, j’avais déjà vu, j’ai adoré, non, j’ai a-do-ré, Jean-Pierre a dit : c’est douteux quand même, non ? En fait non, je ne crois pas, je ne sais pas, c’est notre civilisation qui est douteuse. Moi : je suis douteux. Je suis rance, je sens le moisi. Je m’accroche à, qu’est-ce que je veux ? Et quoi ? Non ?
Je sens le rance, je veux les miettes de pain des autres, je veux ma photo dans un magazine, je veux que l’on me lise, je veux exister, il faudrait que je sache dire non. Que je dise non. La publication ? Non. Non, je m’en fous, je ne veux pas. Je ne veux plus. Écrire, non. Pour quoi faire ?
Écrire ? Ça ne va pas la tête !
Écrire – peindre aussi ? Être un artiste, être reconnu, entrer dans le système ? Ce que je veux ? Annie Ernaux : « Écrire, c’est se foutre de tout cela. » Tu parles !
Moi je ne m’en fous pas.
Mais c’est ambigu. Ou ça le devient. Ou : ça l’a toujours été.
Au fond il y a quelque chose que je ne comprends pas : ce que je fais ici.

Il faudrait au moins que tout soit propre. Quand il rentrera. Il faudrait au moins que le ménage soit fait, que j’aie acheté à manger, que j’aie eu une idée. Quand il reviendra du travail. Il faudrait que je sois : une bonne épouse. Une ménagère. Une bonne femme de ménage. Une amante. Une maîtresse. Il faudrait au moins que je sois une femme. Une bonne femme. Une femme bonne. Il faudrait que je sois sa femme. Que je sois. Il faudrait au moins faire cela : la cuisine, le ménage. Que ce soit propre. Il faudrait que je sache nettoyer, et ranger, et rendre beau. Pour ce soir.
Il a dit : t’emmerde pas, si t’as rien prévu, on ira au restaurant…
Je crois qu’il s’en fout de tout ça.

Le truc, toujours : allongé sur ce lit, seul, anonyme, inconnu, non-recherché, non-attendu, non-espéré, est-ce que j’existe ?
Est-ce que je vis ? Ou : à quoi bon vivre ?
L’attente. De la mort.

Visite de sites (H&O, Salducci, Écritures – qui n’existe plus). Assis face à l’écran, je suis scotché à cette place-là, je n’existe pas ailleurs. Je n’essaie pas, je ne sais pas quoi faire. Il n’y a rien à faire, il y a des travaux, des ouvriers, du bruit, il est impossible de se détendre, d’avoir envie de quelque chose, il fait chaud, le beau temps s’est maintenu, la température aussi. Je ne transpire pas encore, je ne fais rien. Rien.
Jean-Pierre ne travaille pas demain, mercredi, Jean-Pierre ne travaille pas jeudi, grève. Jean-Pierre travaille la semaine prochaine, puis : Jean-Pierre ne travaille plus pendant deux mois. Sevrage.
« Sevrage, n.m. : privation progressive d’alcool ou de drogue lors d’une cure de désintoxication. » (Larousse, 2000)
Je trouve ça réducteur.

Après tout, j’ai acheté Fight Club à l’époque parce que, sur la couverture, une phrase de Bret Easton Ellis en conseillait la lecture. Le livre de Palahniuk sur mon lit. Palahniuk’s book on top of the bed. « Tyler and me at the edge of the roof, the gun in my mouth, I’m wondering how clean this gun is. »
I’m Joe’s Lack of Patience.
Tyler Durden. Chuck Palahniuk. Laurent Herrou. Bret Easton Ellis. Nina Myers.
My characters don’t own A name.
Mes personnages n’ont pas de nom de famille.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 17 juin 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le samedi 22 juin 2013