christophe grossi | lirécrire

Accueil > la chambre d’amis > Avant | résidence Laurent Herrou > Avant | 22 mai 2003

Avant | 22 mai 2003

Matin, tôt, Jean-Pierre parti déposer sa voiture au garage, un problème de pièces qui manquent, il en a marre, Jean-Pierre, de se lever tôt, de se lever tôt chaque matin, de quitter mes bras. Hier on est allé voir Matrix reloaded, tous les deux, avec Ben : dès l’entrée dans la salle, un truc m’a énervé, un connard qui a rejoint la salle, n’a pas pris la peine d’en refermer la porte, lumière sur le dossier des fauteuils, venant du couloir, j’ai juré, je me suis levé, j’ai bousculé tout le monde, suis allé fermer cette foutue porte, il m’a fallu une demi-heure pour revenir au film, je me suis rassis auprès de Ben, histoire de ne pas les déranger à nouveau, dans l’autre sens, et regarder le film auprès de Ben et non de Jean-Pierre m’a dérangé, il me manquait sa présence, que je sentais à la fois si loin et si proche, j’ai tenté à un moment donné de regarder vers lui, de lui sourire, mais Ben a arrêté mon regard, il s’est interposé malgré lui, interrogatif – tu veux quelque chose ? – et j’ai souri bêtement, me sentant stupide. Avant de rentrer Jean-Pierre m’a dit qu’il avait hâte de me serrer dans ses bras. On est allé dîner au Vinaino, notre nouvel endroit préféré, j’ai dit : c’est vraiment surprenant, la vie… Je me sentais bien, Ben a demandé pourquoi je disais ça, je n’ai pas expliqué, j’ai dit : j’ai une vie intérieure très riche… J’ai souri, énigmatique, je crois que ça allait à tout le monde. Je pensais à Jean-Pierre, que j’aime ; à Ben auprès de qui je me sens bien, mon fils par procuration ; je pensais au roux qui avait croisé mon chemin à midi, je déjeunais avec mes collègues, je l’avais vu venir de loin, accompagné d’une nana, j’avais reculé ma chaise pour qu’il me voie, je n’avais pas osé regarder dans sa direction, je l’avais senti passer derrière ma chaise, je m’étais dit : tant pis… Et puis il y avait eu ce mot : bonjour… Et son sourire, sa main tendue vers moi, offerte, que j’avais prise, reconnaissant, cela n’avait duré que quelques secondes mais ces secondes-là avaient suffi à me rendre heureux pour la journée, il y avait quelque chose d’amorcé, c’était réussi ; je pensais à Arnaud, à Cannes, je me disais que je n’avais plus honte, ou plus peur, que s’il fallait passer par ses bras, ou sa rencontre, ou sa voix, et bien pourquoi pas ? Que ça ne remettait pas en cause mes sentiments pour Jean-Pierre, anciens, immortels, mes sentiments pour Ben, puissants, structurés, mes sentiments naissants pour le roux, nouveaux, ça ne mettait en jeu que mon sexe, et mes fantasmes, ma vie intérieure riche, ma libido – chacun jouait son rôle : le mari, l’amant, le fils, l’amour (je pourrais reclasser, cela ne me convient pas : l’amour, le fils, le sentiment amoureux, le sexe), bref, il y avait de la place pour tout le monde. J’ai appelé Arnaud, matinée, j’étais nu, allongé sur le lit, je me caressais la poitrine et le sexe qui durcissait, j’ai dit que j’allais jouir, ce matin, avec ou sans lui, qu’il pouvait me rappeler s’il voulait, qu’il tomberait peut-être bien, ou trop tard, que l’on pourrait se rencontrer sagement demain, ou pas, conserver la relation virtuelle, l’enrichir, j’ai dit : tout me va… Tout me va, il faut jouir, écrire, aimer, et vivre, cohérence.
Camille Laurens, L’amour, roman, emporté au café – et une fois encore, ma vie est à l’image de mes lectures, j’en suis à la fois troublé et rassuré.

Faut-il avoir peur, en permanence, ou accepter la vie, comme elle vient ?


_résidence Laurent Herrou | Avant | 22 mai 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le vendredi 31 mai 2013