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Avant | 11 mai 2003

J’ai fait beaucoup de vide dans mes contacts internet, j’ai effacé la plupart des pseudonymes, ceux des gens que je ne rencontrais plus, de ceux qui m’avaient déçu, ceux que je ne voulais plus voir. Je ne voulais plus me faire du mal, attendre des choses qui ne viendraient pas, des images, des promesses, des mots inutiles. Il me devenait pénible de voir ces hommes en ligne, de ne plus rien partager avec eux, je me suis dit que le virtuel suivait la réalité, la lassitude de la réalité, celle des coups vite faits. Jean-Pierre et moi, on ne se lasse pas – mais c’est une autre histoire. On est allé dîner en ville après le spectacle de Paul Laurent, le frère de Françoise, je voulais inviter Jean-Pierre au restaurant italien où j’étais allé avec Séverine, le Vinaino : on a merveilleusement mangé, on a pris une bouteille entière de vin rouge, cela faisait longtemps que je n’avais plus bu (en vérité pas si longtemps : vendredi midi, seul, j’avais mangé une pizza chez les jeunes sur Gambetta, avec un quart de rouge qui m’avait collé tout l’après-midi au boulot une barre à la tête, je m’étais promis de ne plus jamais boire de la piquette, une fois de plus – je ne l’ai dit à personne). J’ai dit à Jean-Pierre que j’étais heureux quand on était ensemble au restaurant, c’était comme un premier rendez-vous, on avait tellement de choses à se dire, à se raconter, c’est impensable que l’on vive ensemble, que l’on soit déjà vingt-quatre heures sur vingt-quatre ensemble, et qu’arrivé le soir, on ait toujours tellement de trucs à se dire. J’étais heureux, magnifiquement bien, Jean-Pierre a dit : je suis tellement bien avec toi… Ça se voyait, c’était évident. Il est parti chez ses parents ce midi, chercher de la poutine pour faire une omelette au retour, j’avais envie d’être seul, de connecter les pseudonymes, de vérifier les courriers : il n’y avait rien d’intéressant, juste Randy en ligne (mais Randy est toujours en ligne, je suppose que c’est une ligne professionnelle qui ne lui coûte rien, que même absent il reste connecté pour des raisons que j’ignore – et dont je me fous). Je lui ai envoyé un mot auquel il n’y a pas eu de réponse, puis j’ai joint mon sourire rasé à un second courrier, espérant d’autres photos, d’autres échanges, plus tard – j’ai supprimé aussi la barbe ce matin, reliquat des attentes d’un autre. J’aime Jean-Pierre, je n’ai aucun doute, j’aime les hommes, et le désir des hommes pour moi, je n’ai là-dessus aucun doute non plus. Je pense que ce n’est pas incompatible : c’est simplement impossible de vivre les deux simultanément. Je me fais à la situation, je ne culpabilise plus, je vais bien. J’ai gardé Randy parce qu’il me trouve sexy, et que lui-même l’est énormément, j’ai gardé Olivier parce que c’est un auteur, et que je souhaite poursuivre cette relation pour le moment, je crois que j’en ai gardé un troisième – mais je ne sais plus qui. L’amour de Jean-Pierre, c’est ma vie. Le sexe virtuel, c’est une activité, un hobby, une nécessité, un appétit qui, je crois, a remplacé la faim. Je digère mieux le sexe que la nourriture. Peut-être devrais-je essayer la bouffe virtuelle, pour voir si cela me fait le même effet. Je vais bien – ce qu’il faut retenir.
J’ai repris la lecture de Chroma de Derek Jarman. Je garde un sentiment puissant, incompréhensible à l’égard de cet auteur. Son visage m’est important, son regard l’aurait été autant, sinon plus. Derek Jarman est mort, et ne l’est pas, les phrases que je lis me ramènent à moi, même si le contenu, le sujet me sont étrangers : les couleurs (il peignait). Derek Jarman ressemble, je trouve, à mon grand-père, je sens bien qu’il y a quelque chose d’incestueux dans cette attirance que j’ai à son endroit, mais cela dépasse la famille, j’ai l’impression (la sensation, le sentiment, l’intuition) qu’il a quelque chose à voir avec moi. Je quitte son livre, l’abandonne : le reprendre après quelques mois me donne l’illusion de ne l’avoir jamais posé. Je déteste l’idée que la mort me ravisse (ou m’ait ravi) certains artistes avant d’avoir eu la moindre chance de les rencontrer, de coexister avec eux. Dans le DVD de Sebastiane (et dans celui de Jubilee aussi, je crois) il y a une interview de Jarman fait par et pour la BBC : c’est la première fois que je l’ai vu vivant. Je n’ai pas tout compris ce qu’il disait, je me suis laissé envoûté par sa voix, son image, la familiarité, le bien-être. Quand Jean-Pierre est rentré (c’était il y a un an, je crois), j’ai interrompu le lecture du DVD, c’était là encore impossible de faire cohabiter mon amour pour lui et le sentiment pour Jarman. Je voudrais rencontrer quelqu’un qui ait rencontré Derek Jarman, je voudrais, ne serait-ce qu’un instant, parvenir à le toucher, le rattraper par-delà la mort. Cela me rappelle cette phrase de Laura à propos de la mort de mon grand-père : le geste salvateur que je n’ai pas accompli. Je suis coupable de ne pas m’être opposé à la mort de mon grand-père. Idem pour Jarman – la culpabilité dans l’absence.
Jean-Pierre, de retour de chez ses parents, se déshabille derrière moi. Il dit : non, non, à ma décision d’arrêter d’écrire puisqu’il est là (et que je ne parviens plus à me concentrer), puis : mais tu écris n’importe quoi, alors que je lui lis chacune des phrases que je suis en train d’écrire. Je me rends compte que je ne suis plus du tout à mon écriture.
J’arrête donc, finalement.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 11 mai 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 23 mai 2013