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Avant | 10 mai 2003

Kate Bush sur la B&O, The Dreaming.
J’ai raconté à Jean-Pierre l’histoire avec Pierre Salducci, les différents courriers, l’Union des Écrivains Gais. J’ai raconté à Jean-Pierre : il y avait un nouveau mail de Pierre qui ne voulait pas d’un débat avec moi, avait autre chose à faire, écrivait-il, voulait se consacrer à ce qui en valait la peine et s’estimait beaucoup plus en avance que moi dans sa réflexion. Le courrier était bourré de condescendance – il terminait par : « Tout ceci n’est pas grave, tu sais… » – et tout en ne souhaitant pas le débat, Pierre développait de nombreux points d’une manière stupide et puérile. Jean-Pierre, à qui je lisais toute l’affaire depuis la première newsletter de l’Union, m’a dit : il est vexé que tu n’adhères pas, il te le fait payer… Je me suis dit : encore une fois ! On en a parlé un peu, puis on a lâché le sujet, mais j’y suis revenu à plusieurs reprises au cours de la journée, même au début du film de Hong Sang-soo que nous avons vu à l’Espace Magnan en milieu d’après-midi, Le jour où le cochon est tombé dans le puits. Jean-Pierre faisait des parallèles entre mon attitude dans les divers pôles de ma vie, au boulot, dans la famille, et maintenant sur le forum du site de Pierre. Il a dit : tu mets les gens face à leurs contradictions, mais tu ne le fais pas face à eux, tu le fais en public. J’ai répondu que je me rendais bien compte que ma démarche nécessitait de l’attention, une reconnaissance là encore. Jean-Pierre a poursuivi : la réunion d’expression, tu mets ta responsable face à ses responsabilités devant toute l’équipe (il pensait que j’allais me faire virer, réellement, le lendemain), chez tes parents, tu quittes la table, tu les laisses en face de leurs invités, à devoir expliquer ton départ, pour Pierre Salducci, tu critiques son Union dans le forum et non pas dans un courrier à sa propre intention… Il pensait en somme que j’avais tort, non pas que mes arguments n’étaient pas fondés, mais plutôt dans ma façon d’exposer l’autre. Il disait : ça ne m’étonne pas que les gens t’en veuillent. Ça ne m’étonne pas non plus, finalement : Séverine tirait un peu la gueule après la réunion, on s’est expliqué ensuite, elle disait qu’en tant que responsable, à la place d’Anne, elle aussi m’aurait saqué par rapport à mon attitude, on se comprenait malgré tout – ou du moins on se le faisait croire. Jean-Pierre a dit : méfie-toi de Séverine, elle sait ce qu’elle veut et elle est en train de l’obtenir, à mon avis, vous n’êtes pas au bout de vos surprises en ce qui la concerne… J’ai pensé à Ghislaine, au couteau planté dans le dos deux étés auparavant. J’essaie de croire que Séverine est différente, mais je sens bien que j’ai tort. Moi-même, je mêle les différentes couches de mon existence. J’ai dîné avec les parents hier soir, on n’a abordé aucun sujet dangereux, on n’a parlé de rien. Face à Anne à présent : sourires. A Pierre j’écris, cynique : « Avec toute ma confiance. » Je laisse tomber, c’est sûr, je démissionne. J’ai dit à Jean-Pierre que si dans le boulot, le but était de mentir en permanence, de manipuler les autres pour obtenir les meilleurs privilèges, je n’y arriverais pas. J’ai dit : cette impression que j’ai d’étouffer, et bien quand tu me parles de ça, du rapport au travail, je sens que ça monte et que ça m’empêche de respirer. Jean-Pierre a répondu qu’il était très évident que je n’étais pas fait pour ce monde-là. J’ai demandé : alors quel travail ? Il a répondu : celui qui n’engage que toi. Donc : l’écriture. Qui met en scène les autres. Où j’ai les mêmes travers : je peins les gens face à eux-mêmes. On a vu le film de Jacques Nolot hier soir, La chatte à deux têtes, en sa présence : pendant la rencontre avec lui, à la suite de la projection, je n’ai pu m’empêcher de lui dire que j’avais été très ému par la tendresse du film (qui se déroule dans une salle de cinéma porno hétérosexuel, mettant en scène le ballet des hommes qui se font sucer par des travelos, leur hypocrisie mais aussi leur innocence puérile, leur besoin d’être rassurés), et très intéressé par l’effet miroir qui se produisait en regardant le film, le fait d’être face à ces hommes assis dans la même position que nous, spectateurs, et qui se masturbaient frénétiquement sur le siège, tandis que nous ne leur renvoyions que l’image de notre hypocrisie en ne le faisant pas. Je crois que j’ai touché à quelque chose de sensible, Jean-Pierre a dit à la fin : c’était très intelligent ce que tu as dit, à propos du miroir. C’est rare que Jean-Pierre commente mes interventions. A la sortie de la salle, Estelle et Marianne ont arrêté Jean-Pierre parce que Nolot cherchait l’adresse d’une boîte à Nice, Jean-Pierre a proposé le Klub, elles ont demandé : vous ne l’accompagnez pas ? Je trouvais toute cette intervention très malvenue. Mon hypocrisie ? Il y avait avant tout cette impression que nous allions servir à quelque chose parce que nous étions homosexuels. J’ai détesté. Quand Jean-Pierre m’a dit : attends, Marianne voudrait que l’on donne une adresse à Nolot, j’ai failli me casser. Mais je suis resté sur la défensive, crispé, j’ai attendu que Jean-Pierre se dépatouille de la situation. Nolot a dit trois mots, il était passablement bourré, quoique très sympathique, j’étais très touché par son film, son personnage, sa sincérité. Même face à Jean-Pierre qui lui expliquait comment aller au Klub, j’étais très ému – par le réalisateur et par l’homme de ma vie, face à face. Mais le regard d’Estelle et celui de Marianne me gênaient. Leur condescendance soudaine. En anglais on dit : Takes one to know one… C’est à propos d’autre chose, la ressemblance, l’évidente reconnaissance entre deux personnes ayant le même défaut. Le renseignement attendu devait forcément transiter par une bouche homosexuelle. Mais je suis injuste quand même : Marianne avait proposé le TipTop, je suppose que j’ai mal réagi, peut-être seulement mal vécu la scène. La conclusion de la soirée, de la discussion, du film. Que rien ne nous soit proposé d’autre que : vous emmenez Jacques Nolot se faire sucer. Même s’il m’était passé par la tête pendant le film qu’il aurait été presque normal, presque bienvenu, que Nolot s’asseye à côté de nous et se paluche pendant son propre film. Ça m’aurait semblé sain.
Je me perds encore ? Peut-être.
J’ai envie de dire des tas de choses, d’écrire des tas de choses à la fois, je ne sais pas mettre de l’ordre dans mes idées. Je sais simplement que : Pierre Salducci est un con. Anne est responsable de l’équipe de libraires qui travaillent à la Fnac. Mes parents sont mes parents, avec leur million de défauts incorrigibles. Et Jacques Nolot avait, et a, quelque chose à dire.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 10 mai 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mercredi 22 mai 2013