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nos corps ont des tas d’ancêtres


 
Nos corps ont des tas d’ancêtres dont ils ont oublié les langues mais pas le langage. Sentiment d’être habité par eux, de porter leur histoire, la violence de leur existence, leur trajectoire et leur ellipse, les coutumes du dire ne plus faire, du faire ne pas oser dire. Si parfois ils se sentent vieux d’eux et parlent d’eux c’est parce qu’ils parlent en eux.
 
 
À la fois sainte et putain, nos corps trichent, se repentent, ne mentent jamais, exsudent, s’appliquent.
 
 
Nos corps arpentent les rues et lorsqu’ils sont arrêtés dans leur course, ils se couchent sur la pierre froide. Là, leurs yeux repèrent tensions et marées, les vibrations, la musique des corps et la marche des nuages, les voix chahutées aussi, à bout de souffle parfois ou proche du canal.

Ils ont leurs ciels de novembre et leurs orages d’été, leurs reliques d’histoires et leurs sanctuaires ouverts.

Ils sont rouges, tout auréolés du gris de la pierre du sculpteur.

Ils ont leurs raisons, leurs déraisons.
 
 
Nos corps n’aiment pas la parole en cage et ils ont peur des grilles. Ils sont animés par des lendemains qui voudraient chanter, dans les nuits courtes, là où se prennent les décisions.

Ce sont des herbes de résistance qui trouvent leur force dans la fragilité. S’ils ne connaissent pas la recette, ils ne cherchent pas à la connaître.

Nos corps préfèrent les figures libres aux imposées.
 
 
Je nous sais dans ces corps-là, en marche, dans l’atelier du sculpteur, prêt à, sur le seuil de, et même si parfois les pieds ne se décollent plus, nos corps sont toujours en mouvement.
 
 
Nos corps suivent d’ombre en ombre tous ces fantômes tapis qui les observent mais se montrent rarement. Certains de ces anciens corps ont disparu depuis longtemps mais ils continuent de se mouvoir dans le cinéma de nos vies, de nous éveiller, de nous émerveiller. Ces corps ont de la tenue, celle du geste qui souffle ; ils ont cette retenue, la grâce de ceux qui savent ce qu’est disparaître chaque jour un peu plus.

Ces corps étaient regardés par ceux qui ne sont plus. Ce sont nos corps désormais qui ont pris le relais, qui font leur toile, leurs connexions, qui s’adressent à eux, les regardent et les redressent. S’ils tremblent de se dissoudre, dans d’autres ils se faufilent, dans la cohue ils s’éjectent. Il leur faut une absence de corps pour se faufiler en eux, il leur faut retrouver la chambre noire où développer des photographies sans images, il leur faut ouvrir des albums de famille où il n’y a que des mots, où les visages ont l’âge qu’ils leur donnent.

Ne gardez pas les images figées des êtres aimés, disent-ils. Vous aurez tout le temps d’imaginer que vous les perdrez tous.

Les albums réclament des corps qu’ils refusent de livrer. Le travail du temps sur les autres corps, son travail de sape, les minent.
 
 
Nos corps ont leurs idées reçues mais ils s’interdisent de faire comme s’ils n’étaient jamais nés. Quand nos corps quittent la camera obscura, c’est pour chercher la chambre à soi, là où se fait le silence, le bruit, la stupeur aussi, là où ils deviennent des cocottes en papier que des mains manipulent, là où repose leur bibliothèque de citations, de sons, d’images, là où l’argentique troue le temps. S’y promener, c’est forcément y croiser des figures connues, des personnages qu’on se partage, cette famille qui n’aura jamais de tombeau.

Oui nos corps ont eu la tuberculose, une jambe gangrenée, une vie sans divertissement, ils se sont suicidés, ils ont traversé l’océan Atlantique en compagnie d’un chat neurasthénique. Ils se sont fiancés trois fois à la même femme sans jamais l’épouser, sont morts bêtement, se sont endormis avec leur amante au Brésil après avoir bu un élixir, ont pissé dans leur soupe à Clamart. On les a fusillés, on leur a arraché un poumon, un nazi les a abattus en pleine rue, ils ont éjaculé et se sont écroulés, ils se sont évadés de leur cellule vénitienne. Ils sont toujours en vie alors qu’on les croyait morts de la vérole, enterrés.

Nos corps ne font que renaître dans des corps d’abasourdis. Ce sont des hérissons qui passent leur temps entre deux pièces. Ils errent d’un folio à l’autre, se reposent derrière un marque-page.
 
 
On ne retrouvera jamais nos corps.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mardi 7 septembre 2010