christophe grossi | lirécrire

Accueil > carnets & journaux > cheval-mouvement > il n’y a pas de machine à remonter la ville-montre

il n’y a pas de machine à remonter la ville-montre


 
Tu crois far from the pictures longer le boulevard, traverser la place du marché, dévaler les escaliers du métro mais ce sont d’autres escaliers que tu descends déjà, la citadelle en face to face, un autre boulevard qui est un quai qu’on désosse, une autre place du marché que tu ne traverseras pas cette fois, far from ce trait passé and by yourself you would be lost.

Les portes sont en train de se refermer mais tu as beau les entendre et courir, le ciel te lessive le corps, c’est comme ça. Remember, remember ces même ciel même lessive dans l’autre sens ‒ tu venais de quitter ta vi(ll)e en boucle, oh là là c’est compliqué. Image suivante : le train est à quai, la conductrice ouvre sa vitre, te fait signe, tu réponds : c’est gentil merci j’arrive.

Est-ce qu’on ne se serait pas rencontré vous et moi, déjà, quelque part par hasard ?
― Ça ne me rappelle rien.
Ça ne vous dit rien, ça ne vous rappelle rien ?
― Vous étiez sur la passerelle blanche et je me rapprochais de la ville pour la première fois depuis la gerçure, c’est ça ?
La foule minuscule sur ciel électronique, ça ne vous dit rien ?
― Vous aimiez les voitures bleues, alors c’était vous ?
Les visages impeccables, genre film z, ça vous rappelle rien ?
― Votre chambre s’ouvrait sur la jungle des villes, c’est bien ça ?
Shake the night shake the night-box... ça ne revient toujours pas ?
― Vous aviez des yeux tristes mais le ciel vous éclairait la nuit le jour c’est bien ça ?
Allons voir ailleurs.
― Et les autres on en fait quoi ?
Personne personne n’a vu n’a vu rien du tout... longtemps qu’ils sont morts... longtemps que la tombe s’est ouverte... longtemps que les années les ont avalés... longtemps que tout s’est écarté... longtemps que les os ont parlé, que les cendres ont menti, longtemps qu’on n’y croit plus aux rebours, longtemps qu’on se sait loin (nous) des images, qu’on se sait loin de l’errance au front, loin de la route, de la poussière et de nos doigts sur les côtes.
― On ne va pas recommencer, on ne va pas poursuivre, la ligne s’arrêtera avant, vous le savez aussi bien que moi que tout ça n’a jamais été à ce point si bousculé. Fermez cette boucle. Fermez cette bouche. Bouchez les vues, ce paysage de déjà vu.
Vous n’auriez qu’un mot à dire dans la rue la journée...
― Va.
― Oui c’est ça.

Tu prétends attendre le train suivant alors que tu rejoins déjà cette chambre d’hôtel où le plancher craque. Tu crois porter ta valise alors que tu te surprends à ne plus te souvenir du nom de certaines rues. Tu penses lever les yeux mais tu sais déjà, season changing every hour, que la porte ne sera plus noire et que les sandales ne seront plus. Sur le miroir de la salle de bain, tu dessines alors le visage de ta-vie-sept-ans-plus-tard et celui de ton garçon puis tu redescends par l’ascenseur. Ici il n’y a pas de machine à remonter la ville-montre. Dehors c’est ciel sans étoiles, shadow blues, mannequins dans les vitrines, sacs recyclés empilés et nuit dominicale. Alors tu te mets à marcher à reculons dans ta ville d’avant, far from the pictures, les lacets défaits, calme, tes boucles coupées. Demain tu tremperas dans le thé des langues de chat en silence.
 
 


• Les phrases en italiques sont toutes issues de l’album de Kat Onoma, Far from the pictures.
• Une première version de ce texte a été publiée sur le site de Guillaume Vissac, Fuir est une pulsion, en avril 2012 lors des vases communicants.
• Inspirée par ce voyage, Maryse Hache publiait quelques jours plus tard le raidillon sur son site Semenoir, un texte troublant que je vous invite à lire.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 13 mai 2012