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Vital journal viral #11

Du 24 au 30 mai 2020

Ce journal a débuté le 15 mars 2020 ; tenu au jour le jour, il est mis en ligne chaque dimanche sur ce site.

Dimanche 24 mai 2020

Cette nuit et ce midi, les musulmans fêtaient la rupture du jeûne du ramadan (l’Aïd al-Fitr). Cette année, comme les réunions étaient interdites, ou tout du moins limitées, la fête était moins joyeuse. Néanmoins, vers midi, j’ai entendu des youyous et des voix de femmes qui provenaient de l’appartement du dessous. C’était très émouvant, très beau. Plus tard, nous avons été invités à boire un thé à la menthe et à manger des gâteaux. Nous avions nos masques, étions assis à un mètre de distance les uns des autres et parlions toutes et tous du confinement, de ses conséquences.
Puis je suis rentré à Montreuil pour récupérer mes enfants.
Au moment où je sortais du métro à La Croix-de-Chavaux, Antoine Jarrige, libraire à Bordeaux était en train de lire la première partie de La ville soûle qui se déroule en grande partie sur la ligne 9. Le temps de quelques échanges, j’ai appris qu’Antoine avait habité Montreuil et qu’il fréquentait alors le bar du Marché, fermé actuellement, devant lequel j’étais passé quelques minutes auparavant. Nous nous sommes promis d’y aller ensemble le jour où il reviendrait dans les parages.
Une fois arrivé chez moi, j’entends quelqu’un frapper à ma porte. C’était la fille de mes voisins qui m’apportait des gâteaux que sa mère et elle avaient cuisinés à l’occasion de l’Aïd al-Fitr.
La boucle était bouclée, d’un appartement à l’autre, en compagnie des pâtisseries des voisins du dessous. Mes enfants pouvaient venir désormais et les déguster avec moi.

Lundi 25 mai 2020

J’imagine qu’il faisait nuit déjà quand ils ont pris la décision de sauter. Son texte, phrases ressassées, sûr que Robert le connaissait par cœur, comme sa chanson à elle.
Depuis le matin, depuis que Sophia la napolitaine avait fait son entrée, il ne pensait qu’à elle, Volare, cantare, ouo ouo ! et il aimait déjà son Italie, loin des peintures des grands maîtres, des allers et retours incessants et des promenades dans la neige le jour de Noël. Il s’apprêtait néanmoins à refaire un grand voyage. Avec elle, il aurait été prêt à tout mais deux mètres le séparaient de sa principessa. Et pour lui, dans son état, deux mètres c’était beaucoup. Il savait qu’il devait agir cette nuit, que le lendemain elle serait peut-être déjà loin. Tiens, voilà un clair de lune ; on dirait que les astres sont avec moi. Alors il a fermé les yeux. Il est est tombé la tête la première. Scheiße ! j’ai dû me froisser quelque chose. Il a rampé jusqu’à Sophia, l’a appellée, ouh ouh ! ouh ouh !, a prononcé quelques mots en allemand, plus doux. Quand Sophia l’a vu au sol, maintenant qu’elle dominait la situation, elle a pensé, ce chevalier est bien mal en point mais je les aime comme ça, courageux. Elle n’avait plus qu’à sauter dans ses bras. A-t-elle chanté ? Qu’a-t-elle chanté ? Elle a chanté, s’est envolée. Cet amant je le veux.
Quand je suis rentré chez moi, ils étaient là tous les deux, devant ma bibliothèque, face contre terre, pliés en deux par la fatigue. Je me suis penché et je les ai ramassés. Si quelques pages de La bonne étoile de Sophia Loren étaient cornées, le roman de Robert Walser, Les Enfants Tanner, lui, était dans un sale état.

« Venez. Sortons dans la nuit d’hiver. Dans la forêt qui gronde. J’ai tant de choses à vous dire. Savez-vous que je suis votre pauvre, votre heureuse prisonnière ? Plus un mot, plus un mot. Venez – »

Mardi 26 mai 2020

Ligne 9. Croix-de-Chavaux. Je m’assieds près d’une jeune femme. Je n’avais pas remarqué qu’elle était en train de téléphoner. Je comptais lire. Pas envie d’être parasité par le récit fondamental de sa journée. Je change de place. Deux stations plus loin, un jeune homme se pose de l’autre côté de l’allée et visiblement il va continuer sa journée de télétravail, au téléphone. Je change de place. Je retrouve celle que j’occupais au départ. La fille qui avait eu une journée extraordinaire était partie, poursuivant peut-être son monologue sur une autre ligne. Une femme et sa fille âgée d’une petite dizaine d’années, avec valise, entrent. Il n’y a plus assez de place. Les voilà séparées. Je fais signe à la dame de s’asseoir. Plutôt que de rester debout dans l’allée avec toutes ses affaires, elle sera avec sa fille, dans la diagonale. Elle me fait un signe de la main, moi aussi ; on se regarde, sa petite fille et moi.
Je trouve une nouvelle place.
Elles descendent avant moi et, sur le quai, se retournent en même temps. La mère me fait un grand sourire avec ses yeux et sa fille, un signe avec sa main. Je ne sais pas si elles l’ont vu, mon sourire.
Avant de poursuivre ma lecture, je suis resté un moment à fixer les vitres. J’étais heureux de cet échange furtif. Comme j’avais bien fait de changer de place sans en vouloir aux voyageurs qui prennent le métro pour un immense central téléphonique !

Mercredi 27 mai 2020

Certains livres ne sont lus que dans mes déplacements. Comme ceux-ci sont moins nombreux qu’avant, ceux-là, désormais, je les lis plus lentement. À raison de 15 ou 20 pages par trajet, ces livres, (et puisque les bars sont toujours fermés), on peut dire que je les sirote. Et c’est le cas de L’âge de la première passe d’Arto Bertina (éditions Verticales) que j’ai commencé ce week-end – dans lequel les bars ne sont pas fermés. Bien au contraire puisque ce livre est le récit de plusieurs mois passés au Congo au sein d’une association qui s’occupe des prostituées travaillant dans des bars, des filles souvent très jeunes, abandonnées, violées, violentées, et la plupart déjà mères. Trois allers et retours dans la semaine : 80 pages. J’ai beau avoir quasiment tout lu de cet auteur, je découvre encore une nouvelle facette de lui ici. Et le premier mot qui me vient est : courageux.

En rentrant, j’apprends que l’Assemblée vient de voter, par 338 voix contre 215 et 21 abstentions, la mise en place de l’application de détection des malades potentiels, appelée StopCovid et pourtant largement contestée. Mais Cédric O, Secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances et du ministre de l’Action et des Comptes publics, chargé du Numérique, n’en démord pas : « Ceux qui font circuler l’épidémie, ce ne sont pas les personnes âgées. Ceux qui font circuler le plus l’épidémie, ce sont les urbains actifs qui prennent le métro aux heures de pointe et qui vont dans les bars et les restaurants. C’est cela qui fait circuler l’épidémie. C’est cela que les brigades d’enquêtes sanitaires ont le plus de mal à suivre parce qu’il est impossible de retrouver quelqu’un que vous avez croisé dans un bar, dans un restaurant ou dans un métro. Et, donc, ce sont ces populations-là, qui sont en général dotées de smartphones à plus de 95 ou 97 %, que nous cherchons prioritairement à toucher. » La première chose à laquelle je pense est de retrouver mon vieux Nokia et de me séparer de mon smartphone. Puis je lis que « tous les membres du gouvernement présents ce jour à l’Assemblée nationale ont bien insisté sur ce point : l’utilisation de StopCovid se fera sur la base du volontariat. Personne ne pourra exiger de vous son utilisation ».

« Ce vote à l’Assemblée doit désormais être suivi d’un débat et d’un vote au Sénat, où le gouvernement s’attend à un avis majoritairement défavorable. Ce qui ne devrait pas empêcher le déploiement de l’application : dans nos colonnes, Cédric O n’avait évoqué que le vote positif de l’Assemblée nationale comme nécessité pour poursuivre le projet. La décision finale doit cependant être prise par Emmanuel Macron et Edouard Philippe après ces débats parlementaires.
L’équipe de développement de StopCovid doit donc désormais mettre les bouchées doubles pour être prête dès mardi 2 juin, date du déploiement national de l’application envisagé par le gouvernement. Il reste notamment à terminer le calibrage de l’algorithme permettant de déduire des ondes Bluetooth la distance séparant deux individus. Puis, si la décision est prise, surviendra la véritable épreuve du feu pour StopCovid : celle de son adoption – ou non – par les Français. »

La suite de l’article du Monde est ici.

Jeudi 28 mai 2020

« Information coronavirus : L’île-de-France passe du rouge à l’orange. Les bars, les cafés, les buvettes, les tavernes, les auberges, les bouges, les popines, les pubs, les brasseries, les assommoirs, les salons de thé, les bals musettes, les troquets, les rades, les gargotes, les estaminets, les pianos-bars, les cyber-cafés, les coffee shop, les self-service, les grill-room, les rôtisseries, les cafés-concerts, les tapis-francs, les caboulots, les bars à vin et à bière, les cabarets, les beuglants, les bousins, les bouis-bouis, les guinguettes, les guinches, les bastringues, les bistrots, les bouchons, les cafétérias, les cantines, les relais, les pizzerias, les sushi&cie, les kebab&cie, les burger&cie, les caravansérails et les restaurants vont rouvrir, seulement en terrasse. Il vous faudra continuer à respecter les distances de sécurité. Comme dans les gares, les cours d’école et tout lieu où peut se former une file d’attente, les terrasses et trottoirs seront bientôt recouverts de ronds, de croix, de carrés, de flèches. Vous pourrez jouer au Morpion quand les tables auront été rentrées.
Bientôt les hôtels rouvriront, seulement en terrasse. Nous dessinerons de grands rectangles pour les lits et des plus petits pour les tables de nuit. Toilettes et douches, seulement en terrasse. Les rideaux et le papier-toilette seront vendus dans les supermarchés, à raison d’un lot par personne pour éviter les stockages inutiles, les pénuries. Les gels-douches et shampooings seront vendus par les pharmaciens qui fixeront les prix et ils seront à usage unique, les gels-douches et les shampooings, pas les pharmaciens. Le rinçage ne sera possible qu’après avoir signé un contrat avec une des grandes marques d’eau minérale homologuées par le gouvernement. Chaque jet d’urine et chaque excrément, seulement en terrasse, seront analysés grâce à une application actuellement en bêta-test, téléchargeable prochainement sur tout téléphone distribué gracieusement par les partenaires du gouvernement. Nous comptons sur votre participation et votre bonne volonté pour n’occuper ces lieux qu’un court instant. Amusez-vous, c’est bien tout ce qui compte ! Ceci n’était pas un message du ministère chargé de la santé et de Santé publique France. »

Vendredi 29 mai 2020

Nouvel appel du directeur de l’école primaire de ma fille. Pas d’évolution malgré le discours du Premier ministre. L’école ne rouvrira pas. Depuis deux semaines, les enfants des familles prioritaires vont dans un autre groupement scolaire, ailleurs dans la ville. Six instituteurs et institutrices sont présents. Il reste vingt places possibles. Le directeur a déjà reçu plus de demandes qu’il n’en faut et il ne peut assurer que ma fille sera avec son institutrice et ses camarades. Face aux nombreuses demandes, il va sans doute devoir faire des rotations – de la permaculture scolaire – si bien que les enfants choisis par le conseil des maîtres pourront aller en classe un ou deux jours par semaine maximum. Je préfère garder ma fille avec moi. J’ai beau savoir depuis plusieurs semaines déjà que je vais continuer à faire l’école dans l’appartement jusqu’aux vacances d’été, à surfer et zigzaguer pour travailler et retrouver un peu de vie sentimentale, là, grosse fatigue en raccrochant. Le plus difficile n’est pas d’aider mes enfants à grandir, à s’épanouir, à les rendre autonomes et curieux mais de ne pas avoir assez de temps long pour bien faire les choses et de parvenir à faire le vide, arrêter de penser à la logistique, à l’organisation, aux leçons, au travail à rendre, aux tableaux à remplir, aux mails à écrire. Tout est tellement rythmé et morcelé que ça se confond. Et parfois je ne sais plus reconnaître fatigues physique et psychologique.
Je raccroche. Je filme ma fille qui récite un nouveau poème aussi niais que les précédents. Elle s’en sort bien. Une de ses incisives est en train de se déconfiner. Elle l’avalera un peu plus tard en mangeant une glace.

Samedi 30 mai 2020

Il y a ce rêve qui ne me quitte pas depuis quelques jours.
Je vis dans un grand appartement situé au rez-de-chaussée. Comme la sonnette ne fonctionne pas, chaque visiteur doit cogner aux carreaux pour annoncer son arrivée.
C’est ce qui est en train de se passer. Mais je mets longtemps à le comprendre.
Je quitte la pièce dans laquelle je dormais mais au lieu de regarder par la fenêtre, je décroche le combiné dans l’entrée. J’entends une femme parler dans l’interphone mais il y a tant de bruit autour d’elle qu’il est très difficile de savoir qui est en train de parler. Et je ne comprends rien. Comme je n’ai pas les clés du portail, je me tiens dans l’entrebâillement de la porte d’entrée. Maintenant je reconnais la voix. C’est celle d’une voisine. Elle parle, parle, parle, sans même se demander si je suis là, si j’écoute. Je comprends néanmoins que son compagnon et elle vont déménager, qu’ils ont trouvé un bel appartement. J’ai beau lui crier que je n’entends rien, elle continue. Alors je lâche le combiné mais la porte se referme. Énervé, je me rue à nouveau sur le combiné et hurle que ce ne sont pas des manières, qu’elle aurait pu m’annoncer cette nouvelle autrement. En colère, je raccroche et quitte l’entrée.
C’est grand chez moi. On dirait que je viens d’arriver. Je ne reconnais pas les lieux. J’arrive dans dans une pièce presque vide, m’assieds devant un bureau sur lequel sont étalés quelques crayons de couleur. Je remarque alors qu’un fil court le long du bureau. Je le suis. C’est celui de la sonnette. En tirant dessus, j’ai l’impression de casser quelque chose. À ce moment-là, je réalise que quelqu’un cherche à me joindre sur mon téléphone.


Montreuil, gâteaux de l’Aïd al-Fitr
24 mai 2020

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 31 mai 2020