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vital journal viral #10

Du 17 au 23 mai 2020

Ce journal a débuté le 15 mars 2020 ; tenu au jour le jour, il est mis en ligne chaque dimanche sur ce site.

Dimanche 17 mai 2020

Ce premier aller et retour en métro, masqué, livre en main, méritait bien quelques métropismes :

1. Éviter l’heure de pointe pour se dispenser d’une piqure de rappel dans la minute – on est samedi puis dimanche : pas de panique !
2. Follow the line, les cupidones indications
3. Reprendre son souffle à chaque changement
4. S’hydroalcooliser les mains quand la personne à côté m’a gentiment laissé ouvrir les portes non automatisées
5. Ne pas en vouloir à cette même personne de s’être jetée sur le siège libre
6. Sortir son mètre pour vérifier la distance avec les autres voyageurs
7. Compter les gens, les masques, comparer les matières, les formes, les couleurs, les différentes façons de les porter, de les nouer
8. Rester concentré, c’est-à-dire faire fi des bzzzzz bzzzzz qui s’échappent d’écouteurs blancs sans fil, des poumpoumtchac qui s’échappent d’écouteurs blancs filaires, des sonneries suraiguës et autres parasitages qui ont résisté à deux mois de confinement
9. Trouver le bon angle pour lire sans être gêné par le haut du masque, pour ne pas loucher
10. Lire sans les lunettes pour éviter la buée
11. Immortaliser cette affiche qui, dans d’autres circonstances, serait passée inaperçue et sur laquelle un couple enlacé s’embrasse

Lundi 18 mai 2020

Avant Internet, on tenait un journal sans savoir si un jour il serait lu. Par qui il serait lu. Si de nombreux diaristes pouvaient cacher leurs journaux ou usaient de stratagèmes et de codes si personnels qu’il était difficile de les déchiffrer, certains les laissaient ouverts, bien en évidence dans un coin de leur habitation, afin qu’ils soient lus par des gens de passage tandis que d’autres encore, sentant la mort venir, les posaient sur un meuble, la table de chevet, dans une bibliothèque, pour qu’ils soient découverts après leur disparition ou bien les envoyaient peu de temps avant à quelqu’un de confiance, quelqu’un qui ne trahirait pas leurs dernières volontés : c’est-à-dire les lire, les faire lire à une personne en particulier, les faire publier ou les déchirer, les enterrer, les brûler. Malheureusement, personne n’est à l’abri d’une trahison.

Les journaux continuent de s’écrire hors ligne. Pour ceux qui aiment revenir en arrière, cela permet de les reprendre, de les corriger, de les modifier, voire de jeter des pages. Le temps est cruel. Et le sentiment de honte n’échappe pas à la règle. La tentation est grande de ne plus assumer notre fierté ou notre lâcheté d’hier, nos emportements et passions, nos coups de cœur et erreurs. Pour les autres carnets et journaux qui sont publiés sur un site ou un blog, le recul temporel est réduit à peau de chagrin. J’écris, je publie, je suis lu. Tout est plus rapide, quasi instantané. Et surtout, depuis que les statistiques existent, il est possible de savoir combien de personnes ont visité telle page, quel jour et à quelle heure elles sont venues. Depuis quel endroit du monde, elles ont cliqué sur le lien, combien de temps elles sont restées… C’est extrêmement précis. Et déroutant. Et gênant.

Avec Internet, il y a toujours la possibilité de reprendre, de modifier, de supprimer, de passer telle page hors ligne. Je ne le fais pas. D’autant plus maintenant que je sais qu’un robot de la Bnf prend des photos de plusieurs sites, quasiment en temps réel (coucou aux archivistes si jamais ils passaient par ici !).

C’est un journal. Écrit au jour le jour, publié le dimanche. Je l’écris sur Evernote et, chaque samedi, j’exporte les pages écrites sur le site. Si je passe du temps à le mettre en page, ce n’est pas pour modifier tel propos, telle humeur. Mais pour qu’il y ait le moins de fautes et de répétitions possibles. Il tient à se présenter sous son meilleur jour, ce journal. Puisqu’on m’en donne la possibilité aujourd’hui, pourquoi m’en priverais-je ?

Une autre différence avec les carnets et journaux physiques. Que se passerait-il si je venais à mourir soudainement ? Si plus personne ne règle l’abonnement à l’hébergeur, le site ne sera plus accessible. Je ne crois pas que les articles seront supprimés mais ils ne seront plus visibles. Et dans l’éventualité où les médecins devaient m’annoncer qu’il ne me reste plus que X semaines à vivre, que ferais-je ? Donnerais-je les clés du site à quelqu’un de confiance ? Lui remettrais-je une somme pour continuer à payer l’hébergeur ? Quand bien même quelqu’un le ferait, il arrivera un jour où plus personne ne s’en occupera.

Une chose rassurante : je ne saurai plus si ce journal ou un autre, peu importe lequel, continuera à être lu, et par qui, un homme ou une femme.

En tout cas, ce qui est sûr : chaque semaine, ce site est de moins en moins visité et le journal moins lu. Savoir cela ne m’empêche pas d’écrire ni de poursuivre ce journal.

Aujourd’hui, par exemple, Michel Piccoli est mort. Et tout le monde l’aimait, Michel Piccoli. Il avait presque cent ans, Michel Piccoli. Autant dire que nous sommes nombreux à avoir pu voir Michel Piccoli au moins une fois au théâtre ou au cinéma. (Désormais quand une personnalité meurt, on découvre tout un tas de personnes qui l’ont vue, rencontrée, connue, à tel ou tel endroit ; c’est devenu monnaie courante sur les réseaux sociaux : chacun y va de son hommage désormais. Il m’est arrivé de le faire à l’occasion de la mort d’écrivains qui avaient compté pour moi ; alors me moquer un peu, je peux.) Il avait deux ans d’écart avec ma grand-mère, Michel Piccoli, celle qui est atteinte de la maladie d’Alzheimer et se retrouve confinée depuis le 6 mars dans la chambre d’un Ehpad, dans l’Est de la France. La semaine dernière, l’un de ses fils lui a rendu visite. Il devait porter un masque. Comme elle ne l’a pas reconnu, elle a refusé de le voir. Elle criait, paraît-il, elle criait qu’elle ne voulait pas voir cet inconnu. Il a repris rendez-vous. Il doit attendre plus de quinze jours pour tenter de la revoir. Il a demandé au personnel s’il pourrait alors enlever son masque. Il attend toujours la réponse. Un autre de ses fils l’a appelée pour son anniversaire il y a deux semaines. Lui non plus, elle ne l’a pas reconnu. Elle lui a raccroché au nez. Ma grand-mère n’a jamais fait de cinéma. Pas comme Michel Piccoli. Mais elle devait le connaître, Michel Piccoli. Néanmoins, ce qu’elle vit depuis des années me sidère. Depuis l’arrivée du virus, c’est pire. À chaque fois que je l’imagine dans sa chambre de vingt mètres carrés, sur son lit ou son fauteuil, à attendre, je suis très triste et parfois même en colère. Pas même une visite puisqu’elle les refuse désormais. Même Michel Piccoli, elle l’aurait méprisé.

Pas fini, donc, ce journal. Vital et viral mais pas final, comme l’écrivait une fidèle lectrice hier ou bien Francis Cabrel dans sa chanson de 1985 : « Et ça continue, encore et encore ; ce n’est que le début, d’accord, d’accord. » À la fin de cette citation, j’aurais pu ajouter un smiley qui fait un clin d’œil ou un émoticône qui se gondole pour appuyer le trait d’humour. J’aurais pu.

Mardi 19 mai 2020

Je découvre dans la dernière livraison de FloriHebdo, avec un plaisir non feint, que Corinne Amar a chroniqué Va-t’en, va-t’en, c’est mieux pour tout le monde qui vient de paraître dans une nouvelle édition chez publie.net :

« Un jour sûrement, par agacement ou par lassitude, par résolution, un jour sûrement, parce que même près, même loin, son image nous obsède tristement, cette phrase sans doute l’aura-t-on, nous aussi, prononcée : “mais va-t’en, va-t’en, c’est mieux pour tout le monde !” Le narrateur de ce road trip n’a ni le costume ni la mallette, ni le rasage de près du commis voyageur, et pourtant, c’en est un ; sur les routes, le coffre de la voiture de location empli des livres de la maison d’édition qui l’embauche, avec ses catalogues et ses bons de commande. Marathon organisé : les villes traversées, les rendez-vous en librairies au pas de course, l’attente fébrile, les parkings à trouver, les kilomètres de route à avaler, les cafés anxieux, les sandwichs sans âme en vitesse, les petits hôtels, les livres qui ont une âme et dont il faut parler, le temps après lequel il faut courir. Tout laisser tomber, ultime tentation : disparaître, s’évaporer, lui et son corps et son anonymat, nulle part chez eux. Dans les bars, les hôtels, les librairies, il entend les histoires des autres, toutes ces vies côtoyées, quand il peut, il sort son cahier, il écrit. Son univers, c’est les livres qu’il trimballe dans sa voiture ou ceux qu’il achète, les musiques qu’il écoute au volant, les rencontres, celle à qui il écrit – extérieur intérieur qu’il ouvre, qui apparaît. Partir, c’est écrire, c’est aimer pour ne pas se sentir mourir, même si ça doit finir un jour. Un road- trip comme un long poème, sensible à la blessure et habité de littérature. “Je n’ai pas oublié les heures passées sur la route, les villes traversées et les librairies visitées, les voies à sens unique et les impasses, les arrêts forcés et les parkings souterrains, les chambres d’hôtel et les repas pris la plupart du temps en solitaire, la couleur des ciels du nord et l’odeur du bitume l’été, les moments joyeux et les doutes, les rencontres ratées et les attentes, les musiques écoutées et les phrases en boucle, les décisions à prendre et les questions ressassées, les prénoms, les noms et les pronoms à attendre, à entendre, à comprendre, à saisir, à retenir ou à oublier.” »

Mercredi 20 mai 2020

La semaine dernière, j’ai reçu un appel de Gilles Nadeau des éditions Maurice Nadeau. Il m’annonçait qu’il allait publier un roman de Patrice Trigano, L’amour égorgé, dans lequel les personnages ont pour nom André Breton, Louis Aragon, Paul Éluard, Adrienne Monnier, Sylvia Beach, Stefan Zweig, Alberto Giacometti, Salvador Dalí, Luis Buñuel, Pablo Neruda (et des dizaines d’autres encore) et surtout René Crevel, poète dadaïste et surréaliste. Il voulait savoir si l’agence souhaitait accompagner ce texte pour le faire lire aux libraires. Prévu initialement début juillet, il sera publié début septembre. Avant de me prononcer, je tenais à le lire. Je l’ai dévoré en deux jours alors que le lecteur que je suis redevenu n’a pas encore retrouvé sa vitesse de croisière.

René Crevel n’est pas le poète français le plus connu des années 20 et 30 mais il est essentiel, notamment parce qu’il était au bon endroit, au bon moment. Bien que mort à 35 ans, il a connu et fréquenté (dans tous les sens du terme) celles et ceux qui ont compté et comptent encore aujourd’hui et pas mal de sanatoriums. De sa mère violente et castratrice, il gardera des traces indélébiles. Et il ne pourra se défaire de l’image de son père, les deux pieds dans le vide, alors qu’il était adolescent, et ira jusqu’à reproduire le même geste que lui : mettre fin à ses jours tandis qu’il venait d’apprendre que sa maladie était incurable. Toute sa vie, il sera attiré par des hommes et des femmes. Bisexuel comme beaucoup d’autres dans ces années folles et dans un certain milieu (artistique, littéraire et mondain), il n’aura de cesse de se chercher une mère et un père. Sa rencontre avec le tyrannique André Breton sera décisive. Amateur de cocaïne et d’émotions fortes, ses expériences sentimentales et sexuelles, quant à elles, seront libres, audacieuses (quelques triolismes), parfois malsaines ou violentes, souvent insatisfaisantes.

Antimilitariste, internationaliste, anticolonialiste, René est très fin et cultivé ; sa beauté subjugue, son esprit fascine. Au lycée Janson de Sailly, il se lie d’amitié avec Marc Allégret, Marcelle Sauvageot ou encore Michel Leiris et rend régulièrement visite à André Gide. Il fait très vite la connaissance de Tristan Tzara et Philippe Soupault mais aussi d’André Breton ; il assiste à la naissance du dadaïsme et du surréalisme, à la rivalité entre Breton et Tzara, entre Breton et Cocteau et tous ceux qui ne sont pas à ses pieds ; il côtoie Eluard, Desnos, Ernst, Artaud, Aragon et tant d’autres, continuant de voir Tzara en cachette, culpabilisant de trahir Breton ; il va jusqu’à porter sur scène un costume dessiné par Sonia Delaunay ; il s’essaie au spiritisme ; il participe à des performances provocantes, à des revues inouïes, à des réunions interminables. René commence à publier alors que les combats s’intensifient du côté des surréalistes et des communistes. Entre nuits de débauches et séjours dans les sanatoriums ou sur les tables d’opération, René tombe régulièrement amoureux et croit à chaque fois avoir trouvé la bonne personne, homme ou femme (Nancy Cunard, Eugène Mac Cown, Mopsa Sternheim) tandis que plusieurs ombres s’étendent au début des années trente : sa maladie mais aussi la montée des nationalismes et de l’antisémitisme en Europe.

Une scène parmi d’autres fascine dans ce roman : Aragon entraîne Crevel dans les bains-douches parisiens et au moment où ils vont s’embrasser, la police déboule puis les embarque au 34 quai des Orfèvres. S’ensuit un dialogue très drôle entre les deux jeunes poètes et le commissaire.

Le récit est haletant, le rythme est bon, les scènes vivantes. Et s’il est très bien documenté, je n’ai jamais eu l’impression de lire un essai mais bien un roman. Ponctué des nombreux rêves de René et de dialogues passionnants, notamment entre René et Paul (Éluard), il dresse le portrait tout en contrastes d’une époque unique (l’entre-deux-guerres) et d’un certain milieu qui oscille entre désirs de liberté, débauches, folies, anarchisme, communisme et montée du fascisme. En guise de balises, ou comme guides, des poètes, des peintres, libraires, cinéastes, sculpteurs… et deux figures aux visions opposées : Breton et Aragon – tous deux liés à un homme : René Crevel.

Deux extraits :

Aragon à Crevel à propos de Breton : « Tu sais, je le considère comme un frère, mais je ne peux adhérer à sa conception de la morale. La mienne est nietzschéenne, située par-delà le bien et le mal. La sienne est hégélienne, puritaine, éloignée de mon approche libertine de la vie. Il aspire à étendre son magistère sur tous nos faits et gestes. Il voudrait être le censeur de nos existences et il pourrait passer maître dans l’art de la culpabilisation des désirs intimes. Mais la morale ne peut servir de modèle à qui prétend lui tourner le dos. »

Crevel à Giacometti : « Je dois t’avouer avoir éprouvé le plus grand choc esthétique de ma vie devant La Femme égorgée. Je me suis longtemps demandé pourquoi. Je crois que j’ai fini par comprendre : ta sculpture livre ta vision de l’amour, un amour qui fait mal. Un amour devenu scorpion. Cela m’a immédiatement renvoyé à ma propre histoire. Par l’amour qu’elle prétendait me porter, ma mère m’a précipité dans le malheur. Elle détestait mon père, qu’elle a poussé au suicide ; mon frère, qu’elle a tué en lui refusant les soins qui auraient pu le sauver. Elle critiquait tout ce que je faisais, tout ce que j’étais. Elle me censurait, me harcelait, m’humiliait en prétendant que c’était pour mon bien. Elle m’affirmait n’aimer que moi, dont elle a fait… son amour égorgé ! »

Jeudi 21 mai 2020

Au début ça ressemble à un pays après la tempête (ligne 6 vide) quand, ligne 9, un raz de marée de valises fait reculer quelques voyageurs contre la vitre.
Tout est à refaire.

Tout aurait pu commencer comme un jeudi de mai, férié. La ville, qui est redevenue un peu la mienne, un jour ou deux par semaine, est chaude et calme. Je sors, baskets lacées, sac au dos, sans veste. Devant moi, quelqu’un claudique, une femme porte valise et enfant. Je décide de ne pas fumer mais de regarder le ciel avant de descendre sous la ville.

J’y suis cette fois, sous la ville, et dans un instant je la survolerai grâce au recueil de nouvelles publié aux éditions Verdier (Le Jour où le désert est entré dans la ville de Guka Han – j’en reparlerai un autre jour) et que je ne lis que dans le métro. Grâce à lui je visiterai d’autres villes, souvent imaginaires, non citées, mais qui rappellent l’Asie ; je les arpenterai, par-dessous, par-dessus surtout (pourquoi écrire “sous terre” et non pas “sur terre” ?).
Mais pour le moment je ne suis pas dans la lumière de ces jours décrits puisque j’écris. Quelqu’un me dit : “Redescends un peu sur terre !”. Cette phrase qui remonte de l’enfance n’a rien à voir avec les souterrains.
Les mots, que voulez-vous ?, ils sont ma seule mémoire, mon seul rapport avec le passé si tant est qu’il ait eu lieu.
On verra ça, on va voir ce qu’on va voir, des paroles des paroles, des promesses rien que des promesses. STOP ! Le train s’arrête, met fin à la boucle.

Je vais d’une ville à l’autre. C’est le cas aujourd’hui. Mais je fais ça depuis longtemps. Ou en lisant, en écrivant. Parfois tout se confond, les villes que j’ai vues, celles que j’ai lues. Et je pense à leurs tunnels, à leurs sous-sols aménagés, à leur réseau : métro et RER, tunnels et zones industrielles, gares où jamais je ne descends.

Ici comme ailleurs, il faut descendre, visiter les dessous, longer des quais vides, à peine un décor, des détails qui retiennent mon attention.
Autour de moi : une ambiance de films angoissants.

Tout est perdu mais pas encore foutu.

Il nous reste du temps encore pour voir apparaître et disparaître, se dresser et tomber, des lieux, des êtres, des murs, des mots.
Il nous reste l’élégance, la politesse du désespoir.
Il nous reste quelques verbes : tourner, retourner, se retourner, se retrouver, se trouver, trouver. Pour mieux se perdre ? On ne perd rien si ÇA se trouve.

Vendredi 22 mai 2020

Cela ressemble à un salon du livre ou de la revue. Je vais discuter avec quelqu’un qui apparemment me connaît, un auteur, mais une voix annonce que c’est la fin du salon. Je réalise alors qu’on m’a volé mon sac à dos. La salle se vide, il n’y a plus beaucoup de monde, je cherche le sac partout. J’en trouve un qui lui ressemble, je l’ouvre et retrouve le type à qui il appartient. Je commence à paniquer quand je réalise que mon billet de train est dans le sac ainsi que ma carte bleue, mes carnets, mes clés. Il ne me reste plus que mon téléphone mais qui appeler et quoi demander ? Bizarrement, la seule personne à qui je pense à ce moment-là est ma petite amie du lycée. Comme si j’étais revenu en arrière. En même temps, je continue de parler de projets actuels avec l’auteur qui s’appelle Fabrice ou Fabien ou Philippe. Nous sortons, faisons quelques pas ensemble, je ne pense plus à mon sac. Il me demande où j’en suis mais quand je lui dis que l’un des projets a abouti chez publie.net, il regarde ailleurs. J’insiste une fois puis me ravise. Et ce n’est que lorsqu’il disparaît que je me mets à la recherche du bureau des objets perdus. Mais je ne me souviens plus de ce nom-là : “objets perdus”.
Alors j’erre au milieu de gens et passe de pièces en pièces, de salons bourgeois en cantines, de bars branchés en pizzerias. Rien ne va ensemble.
Soudain je pense à Paul Auster. Me revient Le Carnet rouge lu à 20 ans. Je me dis qu’il me faudra rapidement écrire quelque chose de cette histoire pour ne pas déprimer.
Plus tard, quelqu’un ne comprend pas que personne n’ait pensé à voler les fichiers des éditions de Minuit. Qu’y avait-il d’autre dans mon sac ?

*

Tout ce qui disparaît a besoin de temps pour se faire oublier.

Samedi 23 mai 2020

Nous ne sommes plus claquemurés. Depuis deux semaines, nous pouvons à nouveau sortir. Pas loin. Mais nous pouvons le faire. Je ne sais pas si c’est parce que j’habite en région parisienne avec deux enfants qui ne sont toujours pas retournés à l’école, mais je ne vois pas beaucoup de différences avec la période qui l’a précédée : le confinement durant deux mois.
L’école primaire a rouvert ailleurs dans la ville et uniquement pour les enfants de soignants, d’enseignants, des employés de la commune, de la RATP, de la SNCF... Le collège est toujours fermé.
Je continue à faire l’école à la maison.
Je continue à travailler quand je peux, le matin avant le lever des enfants, après le déjeuner, le soir quand ils sont couchés et les trois jours où ils sont chez leur mère.
Je ne sors pas beaucoup plus.
Je ne suis toujours pas retourné en librairie. J’ai l’impression que les libraires ont autre chose à faire en ce moment qu’à tailler la bavette avec moi. Mais je peux me tromper.
Le parc à côté est toujours fermé. Les bars et restaurants aussi.
Les magasins ont rouvert mais il faut toujours faire la queue, se méfier de tout le monde, de tout ce qu’on touche. Faire ses courses prend un temps fou.
Je peux reprendre le métro, sans autorisation si j’évite les heures de pointe. En temps normal, le métro n’est pas l’endroit le plus festif de la ville. Là, c’est ahurissant. Et c’est là que je prends le plus conscience que ce que nous vivons est bien réel.
Je peux revoir celle que j’aime le mercredi et une partie du week-end. C’est le plus grand changement. Et mon équilibre retrouvé.

Il fait beau. Les gens ressortent, marchent ou font du vélo, de la trottinette. Il y a de plus en plus de voitures. Ailleurs, je ne sais pas, mais ici, les parcs sont toujours fermés. On me dit que les Invalides et les quais de Seine sont noirs de monde. Il fait beau. Le gouvernement nous vend du rêve avec la possibilité de voyager cet été. Il fait beau. Ça sent la merguez, les apéros dans les jardins. Il fait beau. On se retrouve, tout le monde est content. Il ne faudrait plus être en colère. Il faudrait rester optimiste, joyeux, insouciant, être un peu léger pour une fois, cesser de ronchonner, faire comme si tout le monde n’avait plus peur, comme si tout le monde mangeait à sa faim, avait un toit, ne manquait pas d’argent, de bras, d’amour. Il faudrait faire semblant de ne pas être au courant des coups bas, des arrangements, des copinages, des pots-de-vin. Il faudrait arrêter de râler quand le Ministre de la Culture annonce l’annulation de centaines de festivals tandis que le Président Macron autorise la réouverture du Puy de Fou, quand celui qui se verrait bien roi de France offre un cadeau royal aux populistes, aux patriotiques et souverainistes de Villiers. Il fait beau. Les gouvernants font semblant de ne pas être d’accord entre eux, nous enfument, cherchent à nous dégoûter, à nous endormir. Il fait beau. Il ne faudrait plus parler des choses qui fâchent.


Montreuil,
29 mars 2020

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le dimanche 24 mai 2020