christophe grossi | lirécrire

Accueil > carnets & journaux > vital journal viral > vital journal viral #8

vital journal viral #8

Du 3 au 9 mai 2020

Ce journal a débuté le 15 mars 2020 ; tenu au jour le jour, il est mis en ligne chaque dimanche sur ce site.

Dimanche 3 mai 2020

J’ai découvert l’écrivain israélien Etgar Keret au début des années 2000 avec La Colo de Kneller (roman) et Crise d’asthme (nouvelles), tous deux parus chez Actes Sud et je n’ai jamais cessé de le lire depuis. J’ai immédiatement aimé son humour noir, sa poésie, sa violence et sa mélancolie, son insolence et sa concision mais aussi les situations cocasses dans lesquelles se retrouvent ses personnages ou encore sa façon de faire surgir le fantastique dans des scènes très concrètes. D’emblée, j’ai aimé son regard, le pas de côté qu’il parvient à faire pour parler, mine de rien, de ce qui nous traverse, nous obsède, nous traverse : l’amour, la mort, la filiation, la transmission, l’absurdité de nos sociétés, la méchanceté et l’avidité des êtres humains mais aussi ce fol espoir que nous sommes capables de placer dans des détails, souvent infimes et dérisoires, mais qui parfois sont ceux qui nous aident à rester debout. On dirait un auteur d’Europe centrale, un héritier de Franz Kafka, de Dezső Kosztolányi, de Ferenc Karinthy.
Avant-hier, j’ai découvert qu’il venait, avec Shira Geffen, de réaliser pour Arte une mini-série (un film de trois heures en réalité mais il faut les découper ainsi désormais) : L’agent immobilier avec Mathieu Amalric et Eddy Mitchell, entre autres. Lui-même joue le rôle d’un des deux acolytes du père du héros. C’est truculent, corrosif, souvent cocasse, jamais hystérique malgré le sujet ; très proche de ses romans et nouvelles, ce film est à la fois bien ancré dans notre présent et imprégné de fantastique. C’est aussi une chronique familiale cinglante. Avec un regard très lucide sur le couple, la famille. Chez lui, nous ne savons pas toujours qui est l’enfant de l’autre et ça aussi, c’est assez juste.

*

Privé de son émission Paludes pour cause de confinement et de la fermeture de Radio Campus Lille qui est hébergée par l’Université de Lille, Nikola Delescluse propose depuis plusieurs semaines ses “coronalectures”. Après avoir chroniqué La ville soûle dimanche dernier, pour son vingt-deuxième épisode, il propose une critique avec lecture de la nouvelle édition de Va-t’en, va-t’en, c’est mieux pour tout le monde – photographies de Nathalie Jungerman aux éditions publie.net. Je mesure ma chance d’être lu ainsi. Pour écouter sa critique, cliquez ici, c’est mieux pour tout le monde.

*

Je lis ici et sur la toile qu’à « Montreuil, la police interrompt une distribution solidaire de nourriture ». Mais la police n’a pas simplement interrompu la distribution solidaire ; elle a également dressé des procès verbaux. Verbaliser la Brigade de solidarité populaire de Montreuil, qui était sur la place du Marché pour distribuer des fruits et légumes aux personnes qui ne peuvent les acheter, est honteux, écœurant, ignoble. Verbaliser les personnes, qui étaient réunies là parce qu’elles ne peuvent pas acheter ces fruits et légumes, est honteux, scandaleux, inhumain.

Je lis sur le site du Point que vendredi soir cinq policiers ont fait une descente dans le 18e arrondissement de Paris, une “montée” plutôt puisqu’ils ont demandé à une habitante du dernier étage d’un immeuble de cesser de diffuser de la musique sur son balcon. Chaque vendredi, cette femme devenait DJ pour ses voisines et voisins. C’était devenu un rendez-vous incontournable pour les gens du quartier. Tout le monde était à sa fenêtre, enfants et adultes, un verre à la main, et chacun chantait, dansait. Mais, selon ces policiers, c’est à cause de personnes comme elle que le Covid-19 s’étend.

J’entends qu’une femme vient de se faire verbaliser dans le sud de la France parce qu’elle était en tenue de cycliste et non de “travailleuse”. Cette femme habite à vingt kilomètres de son lieu de travail. Depuis des années, elle s’y rend à vélo. Elle n’a pas changé ses habitudes depuis le confinement. Elle a en effet le droit d’aller travailler si c’est son seul moyen de transport. Mais sans cuissards, selon les gendarmes.

J’entends aussi que des gens se sont fait arrêter par des gendarmes en Normandie parce qu’ils faisaient du quad sur la plage à trois heures du matin.

J’entends que chaque jour des dizaines de jeunes jouent au foot dans une cité et que le commissariat qui jouxte le terrain ferme les yeux.

Lundi 4 mai 2020

L’agence Relief, qui accompagne les publications de nombreuses maisons d’édition indépendantes en librairie et dans laquelle je travaille avec Julie, a signé, comme de nombreux éditeurs et éditrices indépendant.e.s, mais aussi des freelance, des libraires, des écrivain.e.s, des traducteurs et traductrices, des agent.e.s littéraires, des attaché.e.s de presse, des bibliothécaires et des intellectuel.le.s, une tribune parue dans L’Humanité. Cette tribune, qui n’est pas corporatiste et intitulée « Nous sommes en crise : des maisons d’édition indépendantes prennent la parole », pose des constats non pas sur la période, mais sur la place de l’édition indépendante en général, sur certains des effets structurels qu’elle subit. Elle revient aussi sur la place des travailleurs indépendants dans le bon fonctionnement de la chaîne du livre, appelle au dialogue interprofessionnel, propose des pistes d’action et forme le vœu que soient mis en place des États généraux francophones de l’Édition indépendante. Pour lire la tribune dans son entier, cliquez ici.

Quelques jours plus tard, c’est Julien Delorme, directeur commercial de la maison d’édition québécoise La peuplade, qui partageait ses pistes de réflexion transversales sur Facebook et listait une série de questions et de souhaits :

« – Comment faire pour que chaque maillon de la « chaîne du livre » connaisse mieux les méthodes de travail et les contraintes de ses collègues ?
– Comment faire, surtout en cette situation et les suites qui s’annoncent, pour que la prescription puisse encore fonctionner pour les textes les plus courageux (premiers romans, auteurs inconnus, « petites langues ») sans passer par la course au marketing ?
– Si l’on assume une politique de prix bas, ne serait-ce pas à TOUS les acteurs de faire preuve de pédagogie, pour montrer que tout le monde peut être lecteur (sans jugement sur la qualité de la production lue dans un premier temps) ?
– Ne serait-ce pas à l’ensemble de nos professions de retrouver un discours global sur la place du livre dans nos sociétés, non pas seulement comme une branche économique, mais comme un média qui irrigue en idées et en pensées chaque partie de celles-ci ? Un livre, ce n’est pas qu’un objet de consommation culturelle, ce peut être aussi un support pédagogique, une porte vers d’autres cultures, un outil d’analyse et de réflexion… Oublier la dimension profondément politique et sociale du livre pour le cantonner à un pur enjeu économique est la pire erreur que nous avons collectivement commise.
(…)
Et avant toute chose, apprenons à mieux nous connaître les uns les autres. C’est quand même incroyable que des professions qui « donnent à lire », qui « donnent à entendre », qui se targuent de leur rôle de passeurs ne parviennent pas à comprendre comment travailler ensemble dans une dynamique vertueuse pour tous. Ça me semble la base, et ce n’est tout de même pas infaisable. »

À suivre...

Mardi 5 mai 2020

Depuis le mois de mars, je reçois chaque mardi la lettre de la Fondation La Poste, baptisée FloriHebdo en attendant le retour des FloriLettres mensuelles. Le dossier de cette semaine, consacré à l’écriture du « journal à soi, intime, personnel, d’écriture, de confinement… », permet de retrouver la voix d’Annie Ernaux ou encore celle de Philippe Lejeune à travers des entretiens réalisés il y a quelques années. Des propos de ce dernier, spécialiste en France et en Europe de l’autobiographie et du journal intime, je retiens ceci : « Les diaristes sont des gens qui essaient de vivre. Tenir un journal n’a rien de ridicule, de niais, mais reflète la gravité de la vie, tout simplement. Ce n’est pas une activité permanente. On écrit pendant des mois, trois ans, huit ans, quinze jours, on s’arrête et on reprend dans d’autres circonstances. C’est une activité discontinue. »

À la mi-mars, j’ai ouvert ce journal. Je lui ai donné un nom. J’ai toujours donné un nom à mes carnets et journaux, depuis le premier en 1991. Je ne pensais pas, à ce moment-là, qu’on le rangerait dans la catégorie « journal de confinement ». Parce que je ne le voyais pas ainsi. Pour moi, il n’est qu’un journal ou un carnet, un de plus. Philippe Lejeune dit aussi qu’on se met à tenir un journal quand « on a une pression de l’intérieur ou de l’extérieur qui vous dit qu’il faut faire ça pour essayer à la fois de restaurer une communication existante et d’autre part, mobiliser son énergie. » Dans mon cas, c’est à la fois vrai (une nécessité liée à un bouleversement dans ma vie ou à un événement extérieur) et faux (il m’est arrivé de me fixer des contraintes : écrire du 1er janvier au 31 décembre ou écrire chaque jour quelques mots à partir d’une photo, par exemple). Pour moi, la problématique est ailleurs : pourquoi vais-je rendre public tel journal et pas tel autre ? Dans le cas de celui-ci, pas un jour ne passe sans que je ne me pose la question. J’en ai déjà parlé ici les premières semaines du confinement et j’ai même tenté d’y apporter des éléments de réponse. Je ne vais pas me répéter.
En revanche, comme Philippe Lejeune, je remarque que l’accueil des journaux actuels est mitigé. Pour mes autres journaux, j’étais tranquille. On me lisait ou pas, on me faisait signe ou pas, ceux qui s’en moquaient ne me lisaient pas mais ne m’en parlaient pas. Là, parce qu’il y a d’abord eu cette polémique autour des témoignages maladroits de deux auteures médiatiques et parce que de nombreux écrits personnels ont fleuri sur les réseaux sociaux, une certaine méfiance s’est instaurée. Le « journal de confinement » est devenu objet de moquerie, une blague même. Pourquoi pas ? Mais personne n’oblige personne, me semble-t-il, à écrire, à lire. Je crois, au contraire, qu’il faudrait plus de témoignages encore. Il n’est pas si fréquent d’être aussi nombreux à vivre en gros la même chose au même moment alors que personne ne le ressent de la même manière et ne restituera ses impressions, ses sensations, ses émotions, de la même façon. Parce que nous sommes différents, parce que celui-ci vit seul, en couple ou avec enfants, parce que celle-là vit avec cinq, six personnes, parce que celui-là vit avec quelqu’un qu’il ne supportait déjà plus avant l’assignation à résidence, parce que celle-là vit avec des frères ou des sœurs qui ne sont pas nés de la même mère, parce que cet autre vit en ville dans un espace réduit tandis que cette autre vit à la campagne (si je m’écoutais, j’en ferais une liste la plus complète possible – un jour prochain peut-être), aucun journal, jamais, ne se ressemblera.
Je crois que le problème est toujours le même : pourquoi rendre public ce qui a d’abord été écrit pour soi, surtout lorsque la publication en ligne est quasi instantanée ? Mais est-ce que nous écrivons pour soi ? Ne tentons-nous pas plutôt d’instaurer un dialogue entre soi (sa chambre à soi) et le/la/les lecteur.s/lectrice.s (la chambre d’écho) en tenant un journal ? Ne sommes-nous pas toujours dans un double mouvement : être au plus près des sensations, émotions, impressions, pensées, idées ou questions personnelles (dialogue entre soi et soi) qui pourraient résonner chez quelqu’un qui ressentirait la même chose mais n’aurait pas trouvé les mots (dialogue avec des inconnu.e.s) ?
« Encore un.e qui raconte sa vie ! ». Je lis cela très souvent. Quand bien même ce serait le cas, est-ce que celui-ci ou celle-là, moi par exemple, ne témoignerait pas plutôt de sa preuve d’existence, de sa lutte pour rester en vie, de sa résistance au vivant, de sa survie ? N’écririons-nous pas simplement, non pas pour dire « C’est ma vie » mais « C’est ma survie » ou « Je suis encore en vie » ?

Ce soir, comme tous les soirs, je me demande quand ce journal prendra fin. Le 11 mai ? Le lendemain ? S’arrêtera-t-il parce qu’une date de « déconfinement » est sortie d’un chapeau ? Et si ce journal devait se poursuivre, le rangera-t-on dans la catégorie « journal de déconfinement » ? Ou continuera-t-il sa vie, comme les autres, jusqu’à ce qu’un jour je ne puisse plus rien écrire ? Jusqu’à la prochaine fois ? Dans une semaine, un mois, deux ans, dix ans ?

Mercredi 6 mai 2020

Je l’écoute et le regarde une première fois. Ensuite, je l’écoute sans le regarder. Puis je le regarde sans l’écouter.

Il est en bras de chemise. Il gesticule, se passe la main dans les cheveux, se gratte le bras. Il est agité, fait des moulinets avec ses mains, ses bras, se tient l’arrière du crâne avec ses mains jointes. Il se touche le nez, se déhanche sur sa chaise. Ses yeux vont dans tous les sens. Il grimace, tord sa bouche, joint presque ses mains, les garde à quelques centimètres de distance, incurvées, comme s’il tenait une potion magique mais brûlante. Il croise ses bras, remonte ses épaules, se gratte un œil. Il se tient le menton, regarde ailleurs, se tient à nouveau le menton, tend son poing, se tient encore le menton, plus longuement. Il se gratte un doigt, bombe le torse, tord sa bouche, s’éponge.
Il n’a pas son sourire habituel, en coin. Il n’a plus l’air d’un robot, d’un type qui maîtrise.
On dirait qu’il a perdu les pédales. Ou qu’il est surmené. Ou encore qu’il a pris de la coke.
Après ses différents passages à 20 heures, là, autour de la table, il me donne l’impression de quelqu’un qui perd pied.
Au-delà de ses mimiques, de son allure, ses propos sont incohérents, ses métaphores approximatives, ses références tombent à plat. Ça part dans tous les sens. Il parle pour ne rien dire.
Comme cet enfant qui doit réciter sa poésie devant le maître, il mélange les phrases, remplace des mots, crée un nouveau poème. Pour l’enfant, ce n’est pas grave. Là, oui.
Je suis partagé. Entre rire ou pleurer. Entre pleurer et rire.
Le pantin pourrait me faire rire. Sauf que ce pantin est celui qui nous gouverne.
Ses propos incohérents devraient me faire rire sauf qu’ils concernent des centaines de milliers de personnes qui sont en train de craquer.
Le fait-il sciemment ? Est-il devenu un homme-panique ? Est-ce volontaire tout ça ? Se fout-il ouvertement de nous ? Est-il à ce point perdu qu’il ne parvient plus à se contrôler ? A-t-il pris conscience que tout est foutu ? Ne sait-il plus quoi dire, quoi faire ? Manque-t-il de sommeil ? Ne tient-il plus la pression ? Est-il en train de tout lâcher ? Pourquoi continuer à lui donner la parole ? Est-il en roue libre ?
Est-il fou ? L’a-t-il toujours été ?

Les commentaires sont lapidaires. Tout le monde est écœuré, atterré, choqué. Si nous nous moquons, ce n’est que par politesse du désespoir.

Jeudi 7 mai 2020

Grosse fatigue. Grande lassitude. Rien envie d’écrire. Je voudrais simplement copier-coller ce témoignage d’une femme travaillant au Pôle emploi, lu sur Facebook.
Tenir. Continuer. Devant les enfants, pour les enfants. Ne pas baisser les bras devant eux. Ne pas les inquiéter davantage. Faire semblant d’y croire. Ils ne retourneront sans doute pas à l’école. Pas dans les conditions actuelles. Pas comme ça. Pour l’instant, le protocole est inhumain, les modalités pratiques et les conditions d’accueil, abracadabrantesques.

« C’est pas souvent que j’écris mais la saturation et le stress à gérer, je me lance...
La vague monte doucement. Des nouvelles inscriptions tous les jours, des inquiétudes sur le versement des indemnités, des gens qui n’arrivent plus à se projeter, ceux qui travaillaient et qui se trouvent violemment du jour au lendemain dans une insécurité grandissante. Qui se noient dans le fonctionnement de Pôle Emploi, qui se battent contre leur ancien employeur, qui est aux abonnés absents, ne leur donne pas les papiers nécessaires aux calculs de leurs indemnités.
La pression, sur eux, sur nous devient de plus en plus lourde, alors même que les réponses qu’on peut leur apporter se font de plus en plus rares. La détresse de celui ou celle qui ne peut plus s’acheter à manger et à qui vous donnez les adresses des Restos du cœur, du Secours populaire pour eux, pour leurs gosses.
Ceux qui essayent d’avancer en se jetant sur les formations qu’ils trouvent et qui se heurtent à tant d’obstacles : la validation du projet, la recherche de financement et le pire, l’impossibilité de donner des dates, le gouvernement ajoute tous les jours des conditions pour la reprise des formations aux organismes. On se retrouve à dire, septembre, on verra en septembre.
Les intermittents, les chefs de rang, les serveurs, tous ceux qui n’avaient pas de CDI, qu’on trimbalait de contrat court en contrat court et qui disent mais ils vont me reprendre dans mon ancien boulot. Et toi, tu sais que ce jour-là, il est sûrement dans longtemps et qu’ils vont se retrouver à grossir les rangs des victimes des dernières réformes chômage.
Et tu essayes de mettre de l’humanité dans tes échanges mais tu ne sais plus quoi leur dire car de questions en interrogations, ils savent, que ces réponses tu ne les as pas. Et ils sont silencieux ou bien t’engueulent car toi tu es là, impuissante devant leur détresse et leur colère.
Et tu en es à maudire ceux qui ne répondent pas au téléphone, à tes mails, qui s’engagent à remplir leur dossier et ne le font pas. Tu leur dis que ce n’est pas pour les emmerder que tu leur demandes mais pour les protéger, du mieux que tu peux, car même s’il n’y a plus de contrôle de la recherche d’emploi, pour l’instant, il va vite repointer son nez.
Et en face, rien. On te demande de faire du chiffre, de répondre aux mails, aux sollicitations mais vite, hein, vite parce qu’on n’est pas assez, que beaucoup de collègues sont en arrêt, en garde d’enfants. On te demande de bâcler, de ne pas prendre le temps d’écouter, d’échanger, alors que souvent on est leur seul contact, la seule oreille qui se tend pour entendre leur détresse.
Ah, si, on te demande de leur proposer les postes en tension, d’aller au front à l’hôpital, les Ephad, les supermarchés, tous ces métiers sous-payés, aux horaires de merde. Et certains disent oui, car il faut bouffer, nourrir ses gosses. Et tu as honte de le proposer, tu insistes : s’ils ne veulent pas tu n’inscriras rien dans leur dossier car tu comprends mais…
Et tu les entends, là-haut, à la direction se rengorger des merveilleux résultats (sic) qu’on a obtenu pendant ces deux mois de fonctionnement en sous-effectif. Tu entends la douce musique que sous-entendent leurs propos : Non, pas de félicitation pour le travail, pas de prime pour les difficultés rencontrées, mais plutôt la douce musique du « on a fait à peu c’est donc que ça peut marcher à peu ». Le nombre de chômeurs à gérer par agent, explose : 240 chômeurs à accompagner et toujours plus d’un jour à l’autre, sans avoir le temps de les appeler. La sourde oreille aux demandes des syndicats pour des embauches immédiates pour faire face à l’augmentation du nombre de chômeurs. Mais des plans d’actions qui se profilent avec des objectifs à atteindre, pas de qualité mais de la quantité.
Et ton isolement, seule devant ton ordi. Le télétravail, la nouvelle arme pour casser les liens entre collègues, les refus collectifs, les mobilisations, déjà qu’avant avec l’éclatement des agences, mobiliser les collègues, c’était la galère, là c’est le néant. Les syndicats qui devant cette situation nouvelle n’arrivent pas vraiment à s’adapter pour garder le lien, qui se battent seuls face à une direction générale plus macroniste que Macron. Qui veut nous pressurer et les chômeurs avec.
Car on l’entend aussi, la musique pour les chômeurs. Regardez, ils ont su se passer de nous en physique. La dématérialisation, le nec plus ultra. L’entretien téléphonique, les liens youtube, voilà la finalité auxquels ils veulent arriver. Et ceux qui n’ont pas de connexion d’ordi, qui ne parlent ou ne lisent pas bien le français ? Mais qu’ils se bougent un peu, ils n’ont qu’à faire des efforts ! Regardez, ils ont tous un smartphone, s’ils ne se servent pas d’un ordi ou n’utilisent pas nos services dématérialisés, c’est qu’ils ne veulent pas.
Et il va falloir qu’ils les acceptent, les boulots qui vont se présenter : ils ne vont pas faire la fine bouche en plus ! Oublie tes rêves et tes prétentions salariales, va falloir bosser. Parce que la réforme de l’assurance chômage deuxième partie, c’est reporté pas annulé. Donc, il va falloir en faire des heures pour gagner un petit peu de chômage.
Alors, demain soir je suis en vacances, j’ai hésité, mes collègues déjà noyés de boulot, « mes » chômeurs que j’ai l’impression d’abandonner pendant 15 jours, mais c’est des forces qu’il va falloir prendre car les prochains mois seront violents, implacables sauf si, sauf si on se décide à se bouger, à descendre dans la rue quand elle nous sera enfin de nouveau ouverte pour dire non, passer par-dessus notre méfiance envers les syndicats, les partis parce que l’enjeu est énorme. Le libéralisme n’en a rien à faire du Covid19, il va même l’aimer car la liste des régressions sociales qu’il veut nous faire avaler s’allonge de jour en jour et si en face on s’entre-déchire sur la virgule, le mot pas bien placé, pour avancer ensemble, eh bien on est mort et pour longtemps. »

Vendredi 8 mai 2020

De l’épuisement des mots, du verbe, du dire. Par la liste, se débarrasser des premiers mots jetés, des premiers sortis, trop pressés de figurer, de prendre la pose, de paraître réels, à l’aise dans le monde, dans leur présence à l’autre, mais qui ne sont pas vivants. L’urgence et la précipitation soufflent un vent de défense puérile. Pas d’autre solution, parfois, que de faire bonne figure, figurer, faire de la figuration, prendre le costume du figurant pour cacher le premier rôle en soi. Pour éviter de montrer ce qui se déchire derrière le visage quand le stock de mots pressés est épuisé. Ou par crainte, peut-être, de voir apparaître ce qui restait tapi dans le creux, le dedans, ce qui se cachait, apeuré, de prendre conscience que ces mots planqués nous rendent plus nus encore, de réaliser que même dézippés de la peau sociale, sous elle les ongles dépassent, la perforant parfois en quelques endroits, comme le fait un mort-vivant.

Samedi 9 mai 2020

porter un enfant, la mère, le père
porter un enfant sur son dos, ses épaules, contre son ventre, dans les bras
porter l’être aimé, une danseuse
porter le Christ, sa croix
porter le deuil (portement)
ce qui porte, va loin
ce qui emporte autant
qui est emporté par le temps, par le vent
qui s’emporte
ou prend la porte, la claque, la ferme à double tour

lire une portée musicale
des notes de musique passent par la fenêtre, la porte, entêtent, emportent
nous fredonnons un air, nous le portons longtemps
nous ne nous en portons pas plus mal

déporter, se déporter, sur la route, l’autoroute, doubler
déporter quelqu’un, le rendre à son pays d’origine
déporter en masse, assassiner, tuer
déporter sur l’autre ses versants noirs, sombres
fermer la porte noire

porter une rose à la boutonnière, le voile, un bijou
accrocher son chapeau au porte-manteau
porter, apporter la bonne, une mauvaise, nouvelle
porter un porteur
être porteur sain

porter, encourager, supporter, se supporter, ne plus se voir en peinture
supporter un supporter un peu trop bruyant, un importun au milieu de la nuit
n’importe qui, peu importe, n’importe quoi

faire de l’import-export
importer, exporter, faire commerce
ce qui rapporte : la vente, comme de bien entendu
ce qui peut rapporter gros : le hasard – chanceux aux jeux, malheureux en amour
celui qui a mal supporté un gain inespéré, apporté par le destin, la chance
ce qui se rapporte – l’os ou le bâton pour le chien
ce qu’on nous emprunte, qui devrait nous être rapporté
ce que nous n’osons plus réclamer, tout emprunté que nous sommes désormais
ce qui se rapporte : à notre désir, à notre histoire

porter bonheur ou malheur
porter son chagrin
partir du port, le bateau est loin, une fille vient de le quitter, le quai est vide
quelle vie au port ?
une vie de porte-à-porte, en porte-à-faux

porter le reflet, le dehors, porte vitrée, blindée
se blinder, porter sa méfiance, son inquiétude
devant les portes du paradis, du purgatoire, de l’enfer
il dit ça comme ça sans s’emporter, sans sourire : une porte de prison
et les portes du pénitencier, encore une chanson entendue enfant

porter, apporter, se comporter, supporter, importer, exporter, rapporter, emporter, s’emporter, sans porter

tout porte à croire que passer sous une échelle porte malheur
autant prendre la porte, la première sortie
ou le vent qui te portera, t’emportera, disparaîtra


Dans les toilettes d’une crêperie francilienne
6 mars 2020

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 10 mai 2020