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vital journal viral #7

Du 26 avril au 2 mai 2020

Ce journal a débuté le 15 mars 2020 ; tenu au jour le jour, il est mis en ligne chaque dimanche sur ce site.

Dimanche 26 avril 2020

Depuis six semaines, je consacre une partie de mon samedi soir à importer sur le site et à mettre en page le journal tenu chaque jour de la semaine hors ligne. Après l’avoir relu plusieurs fois, je programme sa mise en orbite pour le lendemain entre neuf et dix heures, fais un copier-coller de l’ensemble et l’adresse à celle chez qui je ne suis pas allé depuis quarante jours. Parce qu’elle fait partie des trois personnes qui m’ont encouragé à le tenir et parce que les premiers mots ont été écrits dans son appartement à la veille du confinement, elle en est la première lectrice. Le dimanche matin, avant l’heure de la mise en ligne, je relis une fois encore la livraison de la semaine. Je traque les coquilles, les mots qui manquent, les répétitions. « Après tout, ce n’est qu’un journal ! », pourrais-je me dire. Mais le fait de le rendre public me rend fébrile. Si bien que je traque l’erreur, la faute, l’inexactitude, jusqu’au ras-le-bol. Je partage alors le lien sur Facebook, twitter et LinkedIn. Pas de mail, pas de newsletter, pas de messages personnels.

Mais ce matin n’était pas un dimanche ordinaire :

1. La fin de cette semaine était consacrée en grande partie à la mort du grand-père maternel de mes enfants.
2. En général, le dimanche, les enfants sont chez leur mère ; je peux souffler, réfléchir, répondre aux messages en retard, lire, passer des coups de fil, manger à n’importe quelle heure, nettoyer l’appartement, rêvasser, boire un café ou une bière dans la rue avec mes voisins.
3. Au moment où je partageais le journal sur les réseaux sociaux, j’ai vu mon nom apparaître sur une notification. Nikola Delescluse, animateur de l’émission Paludes (Radio Campus Lille), annonçait qu’il venait de consacrer son dix-neuvième numéro de son émission, baptisée CORONALECTURE le temps du confinement, à La ville soûle (ce livre-fantôme dont il était question la semaine dernière également), une émission qui s’ouvrait sur la lecture orale d’un extrait du texte, un passage essentiel à mes yeux. Il n’aurait pas pu mieux choisir. S’ensuivait une promenade au cœur du livre, pleine de finesse, de perspicacité, de sensibilité et d’élégance. Cette chronique mettait du baume au cœur en cette période remuée. Si, vous aussi, vous désirez l’écouter, c’est ici que ça se passe.

Ce matin n’était donc pas un dimanche ordinaire. La veille, les enfants s’étaient couchés tard. Il m’avait fallu trouver de l’énergie pour mettre en ligne le journal. Le nuit avait été encore très hachée et ils s’étaient levés à neuf heures. Je savais que durant les treize heures que je passerais avec eux, je ne serais pas très disponible. Et ce fut le cas. J’aurais aimé répondre à tous les messages reçus. Je n’ai pas pu. Et je m’en excuse ici.

*

Il y a trop de morts, partout, et tous ceux qui nous accompagnent depuis des années reviennent. Ils se confondent avec ceux qui viennent de tomber, de partir. Ils font un ramdam de folie dans la tête, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Ils nous submergent.

Lundi 27 avril 2020

Ils avaient fait le choix de remplacer tout le personnel sur un coup de tête. La veille, les employés étaient rentrés chez eux et, le lendemain, le DRH leur signifiait leur licenciement. Personne n’avait bronché. Comme la situation était exceptionnelle, tout le monde avait accepté cette décision. Il fallait donc remplacer toute l’équipe et il m’incombait de recevoir les nouveaux employés que je n’avais pas recrutés, que je ne connaissais pas et qui s’étaient mis à travailler à la minute même où ils s’étaient installés devant leur ordinateur. La dream team. Mais il avait fallu que je m’en aille moi aussi.

Maintenant je suis assis dans un train. Je me rends à Bruxelles. Très vite, je suis pris à partie par des voyageurs pour une histoire de photos volées. Je ne comprends rien. Il me tarde d’arriver. Mais le train ne roule presque plus. Les lumières s’éteignent les unes après les autres autour de nous. Nous traversons des villes plongées dans le noir, fantômes. Soudain le contrôleur nous annonce que plus aucun train ne circule sauf le nôtre.

Il neige lorsque j’arrive à Bruxelles alors que nous ne sommes plus en hiver depuis plusieurs semaines déjà. La gare ne ressemble pas à celles que je connais. Je suis perdu.

Je me retrouve sur une petite place animée au milieu d’un marché de Noël. Il fait nuit et soudain jour. Je tiens absolument à prendre les étals en photo mais si les marchands sourient, ils ne répondent pas à ma demande.

J’ai rendez-vous. Mais avec qui ?

Je remonte une longue rue avec ma valise à la main et un grand sac sur l’épaule. Je m’arrête régulièrement pour consulter l’ordinateur, un iPad, mon téléphone. Je cherche mon chemin. Une dame âgée me précède. Je cherche à la doubler en tentant de prendre des raccourcis. Je traverse les parcs, les squares, saute par-dessus des murets mais elle se retrouve toujours devant moi et choquée par mon attitude. Je la croyais seule. En réalité, elle est accompagnée d’un homme de mon âge et de son petit-fils. L’homme est très gentil avec son enfant ; il propose de lui offrir tout ce qu’il rêve d’acquérir. Je me dis qu’il a de la chance d’avoir un père qui a de l’argent.

Je remarque une boutique qui m’intéresse et entre. La patronne, une brune très sensuelle, avachie derrière son comptoir et collée à un type qui me dévisage, m’apostrophe puis me parle d’œuvres et d’artistes que je ne connais pas. Le type se lève et vient me parler. Il est très cultivé. Je lui dis que je cherche des auteurs ou dessinateurs juifs d’Europe centrale. Je lui dis aussi pourquoi le yiddish a failli disparaître au moment de la Shoah, pourquoi cela m’obsède et je lui parle du musicien David Krakauer. Il saute de joie, comprend mon enthousiasme.

Celle que j’aime entre dans le magasin et vient vers moi. Si je suis surpris, pas elle. Au contraire même. On dirait qu’il est tout naturel pour elle de nous retrouver dans cette boutique. Je la prends dans mes bras et l’embrasse amoureusement. Ses lèvres sont douces et pulpeuses. Elle ne semble pas gênée d’embrasser et d’être embrassée en public. Nous faisons le tour du magasin. La patronne nous désigne un bac dans lequel elle a rangé des œuvres particulières que nous ne pourrons pas trouver ailleurs mais elles ne nous intéressent pas. Et l’alarme de mon téléphone se déclenche à ce moment-là.

Mardi 28 avril 2020

Ce matin, vers 11 heures, la mère de mes enfants enterrait son père en Alsace. Peu de temps avant, j’avais photographié ma fille et mon fils , je lui avais envoyé les clichés. Ma fille portait la robe que sa grand-mère lui avait offerte pour Pâques et mon fils, son sempiternel maillot d’entraînement du club de handball de Montreuil, parsemé de taches de graisse qui ne sont jamais parties au lavage. Ils étaient beaux. Ils souriaient légèrement, n’avaient pas l’air mélancolique mais quelque chose de déterminé se dégageait de leur regard. J’avais tenu à ce qu’ils soient avec elles, avec eux, un peu. Ils avaient tout de suite dit oui.

Mon fils venait de terminer son cours de maths. J’avais deviné, au son de sa voix à travers la porte fermée, qu’il avait beaucoup participé (il me le confirmera lors du déjeuner). Ça aussi, c’était nouveau pour moi : entendre comment mon fils se comportait « en classe ». Il était donc 11 heures et il s’apprêtait à suivre un nouveau cours par visioconférence en compagnie de sa prof de français et de ses camarades de classe (ils étaient une quinzaine). Je l’avais entendu dire au revoir puis bonjour. Quant à ma fille, elle avait terminé ses révisions en français et elle se préparait à entamer un dessin sur la page de droite de son cahier de poésie. Dans ce nouveau poème naïf à apprendre par cœur, il était question du printemps, d’enfants chantant à tue-tête, d’un pivert enjoué, d’un autre oiseau posé sur une branche plus verte que les autres et de tulipes en pleine forme. Nulle trace d’enfants coincés chez eux, d’une nature à hauteur de fenêtre, d’un grand-père mis sous terre à la va-vite pour raisons sanitaires, devant quelques-unes des personnes qui avaient connu cet homme-là, une dizaine de proches qui devaient respecter les gestes barrières alors qu’ils n’avaient qu’une envie : se prendre dans les bras, s’embrasser, se soutenir, pleurer, corps-à-corps, leur douleur commune.

Je ne sais pas. Je n’y étais pas. J’imagine. Et rien que d’imaginer, j’ai de la peine pour toutes ces familles qui subissent et supportent ça depuis des semaines : enterrer une mère, un fils, une sœur, son amour, comme on balance ses déchets dans un compost, à la sauvage, et enregistrer la cérémonie sur son téléphone.

Les enfants parlent beaucoup de la mort, des morts. Et à chaque fois je sursaute, je me crispe, prêt à intervenir, à les consoler. Mais ce n’est jamais triste ni glauque. Ils parlent des morts comme des vivants, comme tant d’autres choses qui les traversent. C’était déjà là avant. Cela a pris une tournure tragique il y a une semaine. C’est toujours là. Mais ils peuvent continuer à jouer à être mort, à « défoncer » des 0 et des 1 humanisés, à parler du croque-mort dans les aventures de Lucky Luke, ça ne change rien. Même s’ils font la différence. Ils ont également commencé à parler de leur grand-père au passé sans pleurer. Des souvenirs reviennent, qu’ils partagent. Et ils rient. Et nous rions. Il y a bien sûr les moments de blues. Ils savent alors où me trouver. L’avantage d’avoir un petit appartement : je ne suis jamais très loin.

Voilà une semaine maintenant qu’ils sont chez moi, jour et nuit, et que nous sommes ensemble physiquement de 8 heures à 22 heures. Je n’ai jamais eu aussi peu de temps pour réfléchir, travailler, écrire. Et je ne parviens plus à me concentrer. Répondre à un mail me prend plusieurs jours. Et pourtant, malgré les douleurs physiques et la fatigue psychologique, malgré les journées bien remplies et les nuits pourries, je sais que ce que nous vivons là, ensemble, est vital et laissera des traces profondes en nous.

Mercredi 29 avril 2020

« – Janvier, février, mars, avril, mai, juin, juillet…
– Après juillet ?
– …
– C’est un mois d’été, et comme en juillet il fait souvent chaud.
– Novembre ?
– Non.
– Août ?
– Oui. Et après ?
– …
– C’est la fin des vacances, la rentrée des classes.
– Septembre ?
– Et après ?
– Octobre… … … Novembre ? Et décembre !!!
– Très bien ! Et après ?
– Après, on est mort.
– … »

*

Je bourdonne. Tu menthe à l’eau. Il pleut. Elle n’est pas. Nous, on noue. Vous confinez votre confiance. Ils désertent. Elles d’oiseaux.
Je flippe. Tu likes. Il pleut encore. Elle est loin. Nous, on conjugue sans futur. Vous conjurez le péril en la demeure. Ils condoléancent. Elles sans plumes.
Je blues. Tu whatsapp. Il pleut toujours. Elle est lasse. Nous, on dizaines et unités. Vous discutez vos disputes. Ils Confiteor sans Credo. Elles de condor.
J’angoisse. Tu houles. Il fait nuit. Elle, hélas. Nous, on voue Tu. Vous, voulez-vous ? Ils personnellement-moi-je. Elles blanches.
J’épelle. Tu silence. Il fait tard. Elle est là. Nous, on veille au présent. Vous passez : simple, basique. Ils bla-bla-blèrent. Elles abhorrent.

Jeudi 30 avril 2020

Comme plein d’autres parents, je ne sais pas si mes enfants retourneront à l’école et au collège après le 11 mai. Comme tous ceux qui, depuis des semaines, vivent à plusieurs dans un petit espace, j’aimerais que nous puissions à nouveau sortir et voir qui nous voulons, quand nous le voulons, où nous le voulons.
Les enfants répètent, réclament, insistent : ils ont besoin de retrouver leurs camarades de classe, leurs instituteurs et professeurs, jouer avec leurs copines et leurs copains, aller d’un appartement à l’autre, d’une maison à l’autre, se retrouver dans le parc, faire de la trottinette ensemble, jouer au foot ou à la console à cinq sur un canapé, faire des conneries à plusieurs, s’inviter pour une pyjama partie, se balancer des oreillers, se sauter dessus.
En général, le matin, ça va. Je les lève, nous prenons le petit-déjeuner ensemble et je les aide à apprendre leurs leçons, à corriger un devoir, à gérer l’emploi du temps, les connexions, à envoyer des fichiers par mail ou sur WhatsApp, à réviser l’anglais, à apprendre une poésie, à découper des figures coloriées, à faire des photos pour les défis du jour… Ça passe vite. D’autant plus qu’entre deux consignes, je prépare le repas de midi. Nous arrivons rapidement à 14 heures. Après le temps calme, où en général je m’écroule, arrive le moment des activités : jeu de rôle concocté par mon fils (nous en sommes au septième monde), jeux de société, sortie avec ballon. C’est le soir que c’est le plus difficile, quand des odeurs de barbecue pénètrent chez nous. C’est là qu’il faut ruser, détourner l’attention ou dire les choses telles qu’elles sont et parfois elles font mal.

Voilà pour les enfants.

Comme tout le monde, moi aussi j’aimerais sortir sans me soucier de l’heure, sans me demander si j’ai bien rempli le laissez-passer. Moi aussi, je voudrais traverser Paris et revoir celle que je n’ai pas pris dans mes bras depuis le 17 mars. Moi aussi, j’aimerais retrouver Julie avec qui je travaille, et les éditrices et éditeurs, et les libraires, et les ami.e.s du livre, et les autres avec qui boire des coups et raconter des conneries. Moi aussi, j’aimerais avoir de vraies journées de travail et non pas culpabiliser parce que je n’ai pu travailler qu’à l’aube, pendant le temps calme (quand je ne m’endors pas) ou après 22 heures quand la descendance est enfin calmée et ronfle. Moi aussi, j’aimerais pouvoir me concentrer, réfléchir aux mails que je dois écrire et à l’avenir du monde du livre, au texte que je suis en train de lire et que je voudrais accompagner au mieux en librairie, sans être sollicité, questionné, harcelé, sans avoir à penser aux courses, au ménage, au linge qu’il faut faire sécher en faisant bien gaffe que personne ne se prenne les pieds dans ceux du séchoir, aux devoirs et leçons, au quotidien et à l’avenir des enfants. Moi aussi, j’aimerais bien qu’ils puissent retourner à l’école.

Mais au fond de moi, je n’en ai pas envie car je n’ai pas confiance. Voilà plus d’un mois et demi que nous faisons tout un tas de concessions, que nous nous appliquons à voir personne, que nous nous sommes organisés, que nous « jouons le jeu » (il faut dire ça aujourd’hui). Je ne vais pas tout foutre en l’air avec un déconfinement « progressif », aléatoire et vaseux. Il faudrait déjà que je puisse avoir confiance en celles et ceux qui nous gouvernent. Ça, ce n’est pas gagné. Vu le nombre de mensonges et d’injonctions contradictoires qu’ils ont pu dire et faire, pourquoi s’arrêteraient-ils maintenant ?

Cette semaine, des représentants de parents d’élèves se sont entretenus avec la principale du collège de mon fils. Un compte-rendu a été fait et envoyé. L’établissement se prépare à accueillir les élèves à partir du 18 mai. C’était très clair et plutôt rassurant. Sauf que nous vivons à Montreuil-sous-bois (93), l’un des départements les plus touchés par le Covid-19, que nous ne sommes pas sûrs que le collège pourra ouvrir à nouveau ses portes et que je ne suis pas certain qu’il soit raisonnable de faire se côtoyer élèves, professeurs et personnel du collège alors qu’il y a encore tant d’inconnues, de questions sans réponses, de malades qui s’ignorent, de morts en sursis.

Cet après-midi, le maire de Montreuil a adressé un message intitulé « Ouverture des écoles : la sécurité d’abord ».

« À cette heure et à moins de cinq jours ouvrés de la date annoncée par le Premier ministre, aucune information ne nous est encore parvenue de la part de l’Éducation Nationale. (…) L’absence de recommandations sanitaires formelles et détaillées, l’absence de visibilité quant au nombre d’enseignants qui seront présents pour accueillir les élèves, l’absence de tout recensement des intentions des familles quant à l’envoi éventuel de leurs enfants en classe, ne permettent pas d’envisager à Montreuil une ouverture rapide de nos écoles. J’ai donc décidé de refuser l’ouverture, au 12 mai, de nos 54 écoles. (…) Pour certains de nos habitants et dans certains quartiers, je sais que la question de la reprise d’une activité devient une question de survie. D’un point de vue éducatif, social, égalitaire et économique, il y a un enjeu fort à permettre l’accueil des enfants dans les écoles, mais cela ne peut se faire au détriment de leur santé et de leur sécurité, celles de leurs enseignants et du personnel communal. »

Voilà une décision très responsable.

Prochain point, le 7 mai, donc. Et une chose est sûre ce soir tandis que la mère de mes enfants vient de les ramener chez elle : jusqu’au 18 mai (au minimum), nous ne changerons rien à notre quotidien.

Vendredi 1er mai 2020

Je n’ai entendu personne demander à elle/il si elle/il faisait le pont les 1er et 8 mai. De toute façon, tout le monde s’en fout cette année, confinement ou pas, puisque ces deux jours fériés tombent un vendredi. Dommage pour Bison futé. Il aurait appelé ça (est-il en chômage technique, partiel, lui aussi ?) “long week-end” ou “grand week-end” et l’aurait sans doute classé rouge voire noir. Là, le week-end n’est pas rouge. Pas de manifestations. Il n’est pas noir non plus. Boire ou conduire, on a choisi.

Fête du travail, donc. Et là, personne ne rigole.
Mais je n’avais pas l’intention de rigoler. Aujourd’hui, cela fait quatre ans que mon grand-père est mort. Lui, l’accidenté du travail qui meurt un 1er mai, un comble ! Et la veille de l’anniversaire de sa femme, en plus.

*

Après ne sera pas comme avant. Avant c’est pas maintenant. Maintenant c’est pas après. Après sera toujours comme avant. Avant c’est après. Après c’est maintenant. Maintenant c’est avant. Avant c’était déjà après. Après sera toujours pire qu’avant. Avant n’est plus près. Près n’est pas loin. Loin c’est déjà demain. Demain ne sera plus comme avant. Avant c’était pire. Le pire n’est jamais certain. Certain n’est pas sûr. Sûr et certain. Certains l’aiment maintenant. Maintenant c’est fini. Fini le pendant de maintenant. Maintenant n’est pas présent. Présent et absent. L’absent a toujours tort. Le tort est partagé. Partagé n’est pas donné. Donner n’est pas évident. L’évident ne l’est pas toujours. Toujours n’est pas jamais. Jamais dire jamais. Jamais dire jamais. Jamais dire après.

*

Nous ne marchons pas sur le web comme Jean-Jacques Goldman marchait dans la ville, tout seul et anonyme.

Samedi 2 mai 2020

Je retrouve une photographie de ma grand-mère paternelle qui a 93 ans aujourd’hui mais a dû oublier son anniversaire, quel âge elle a et où elle loge. Sur cette photographie, elle tient dans ses bras sa dernière arrière-petite-fille. Elles ont presque 86 ans d’écart à ce moment-là. Ce sera une des dernières fois qu’elle prendra un enfant dans ses bras. Une fois prochaine, elle ne saura plus qu’elle a des bras, des mains, déjà que la tête…
Celle qui tient le bébé dans ses bras est la grand-mère de celui qui a pris la photo, elle l’a gardé avec elle quand il avait l’âge de sa fille, de sa naissance à son premier anniversaire disons, mais il ne se souvient pas qu’elle le tenait contre elle, dans ses bras, qu’elle changeait ses couches pleines de pisse et de merde, qu’elle lui nettoyait le nombril, les yeux, le nez, qu’elle lui donnait le biberon, la cuiller, le boudoir, qu’elle le cajolait, le caressait, l’endormait. Il sait en revanche qu’elle ne se fâchait jamais quand il pleurait et pourtant il pleurait – c’est ce qu’on dit, qu’il était difficile à endormir. Celle qui est tenue dans les bras sourit mais elle ne semble pas rassurée. Elle ne se souviendra peut-être pas de son arrière-grand-mère. Plus tard, son père lui montrera la photo, elle ne se souviendra peut-être pas. Et lui, peut-être lui dira-t-elle que son arrière-grand-mère l’avait déjà oubliée à peine avaient-ils refermé la porte derrière eux, non pas qu’elle ne l’aimait pas mais parce qu’elle avait commencé à perdre la mémoire depuis quelques années déjà et que cette maladie s’aggravait de jour en jour. Parfois, la mémoire qui fuit pue la pisse et la merde.

*

Puisqu’il est question d’un présent qui nous file entre les doigts, pourquoi ne sommes-nous pas tout simplement fiers de nos mains qui n’ont pas tremblé ?
Pourquoi écrire ce qui ne devrait regarder personne d’autre que soi ? Parce que le temps arrêté de l’écriture aurait plus de poids que les mouvements, les déplacements et les actes ? Pour se persuader qu’une fois sorti de soi (et autrement) nous pouvons enfin affirmer : en effet nous l’avons fait, nous y étions ?
Mais alors, que faisons-nous de notre histoire au moment où nous plantons un clou, où nous vissons, chevillons, au moment où nous creusons une tranchée, dressons une cloison, au moment où nous enduisons et peignons ce qui ne sera plus visible par la suite ? Pourquoi cette envie d’effacer les traces dans les maisons en travaux ? Pourquoi taire l’avancée, les doutes, les colères, les joies et les inquiétudes ? Pourquoi ce besoin d’en laisser d’autres, plus vives et moins vraies, ailleurs que sur les murs, le carrelage ou dans l’escalier ?
Qui sommes-nous lorsque nous nous taisons, lorsque nous agissons pour nous-mêmes, lorsque nous nous défaussons auprès des autres, lorsque nous ne répondons pas, lorsque nous faisons le mort ? Cherchons-nous à faire semblant de disparaître ? Testons-nous notre résistance au vivant ? Quel bruit en nous arrachons-nous au dehors ? Quelle part de notre nudité masquons-nous ? Et quelles lumières décidons-nous de feutrer, d’éteindre, de couper ?
Comment continuer à aimer ce que nous sommes, ce que nous n’avons pas été et ne serons sans doute pas (nos verbes être), ce que nous avons (nos verbes avoir), ce que nous produisons et ce que nous appelons encombrants, ce que nous construisons et détruisons, quoi dire et comment l’écrire ?


Montreuil, 28 avril 2020

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le dimanche 3 mai 2020