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Christine Zottele | écrire, écrit-elle
Les gens descendaient du trottoir pour me laisser passer. Je n’étais donc pas aussi transparent que je le pensais. Je n’étais donc pas mort. J’avais donc des couleurs. Il faut dire qu’il y avait un vent d’enfer ce jour-là et mon manteau dont les larges pans flottaient sur le côté compliquait sur ce trottoir étroit la présence de deux personnes. Les morts ne manquaient pas d’air mais terriblement de place. Cette drôle de pensée métaphysique me mit subitement mal à l’aise. C’est alors qu’une femme recroquevillée contre un mur, un carton à ses pieds, attira mon regard. Je tendis une pièce d’un euro à la mendiante ainsi que la grappe de raisin que je venais d’acheter. Elle retint mes mains dans les siennes plus longtemps que nécessaire. Interdit, je fixais ses yeux brûlant d’une lueur intense. Si elle m’avait touché, c’est qu’elle m’avait vu, moi, le transparent, et pas seulement la pièce d’un euro et la grappe de raisin. Il me fallait vérifier à tout prix. D’autres personnes pouvaient-elles me voir ? M’entendre ? Serrer mes mains dans les siennes ? M’éloignant du centre, poussé par le vent, je me dirigeai vers la zone résidentielle.
Une dame était assise à sa table à écrire. Penchée sur une liasse de feuilles volantes, elle notait le flux de ses pensées d’une écriture nerveuse, rapide, anguleuse. Cela ressemblait à un journal intime ou à une lettre. En me penchant sur son épaule, je pus lire : " Je sens que je me noie. Pourtant, un vieux souvenir de Bruce, le professeur de danse de notre enfance, me revient : Le port de tête, mesdemoiselles, le port de tête. N’oubliez jamais, même quand vous marchez dans la rue, que vous êtes des danseuses. On doit voir que vous êtes des danseuses. Alors je sors la tête de mes épaules. Je me redresse et je souris bravement. Encore un petit bout de chemin en faisant fi de l’absolu. Il doit être mort maintenant. Pourquoi faut-il que la grâce meure ?
Le vent est très fort aujourd’hui et j’ai dû poser une petite pierre sur le paquet de feuilles pour qu’elles ne s’envolent pas. Je l’ai ramassée au bord de la rivière, où je me sens si vivante… " Elle s’arrête soudain d’écrire. Je me redresse rapidement après m’être approché d’elle au point de la frôler. L’a-t-elle senti ? En tout cas, elle se redresse aussi, étire son dos les bras en arrière, masse sa nuque et ses trapèzes endoloris. J’en profite pour faire quelques pas et passer dans son champ de vision.
Elle me sourit maintenant. Me traverse calmement. Comme un fantôme. Frissons. Intérieurs. Une mini-tornade bouleverse ce moment de paix. Les feuilles des arbres s’affolent, virevoltent, s’élèvent un moment pour retomber lentement, inertes à mes pieds. La dame s’est levée précipitamment, pour courir après les feuilles de papier échappées un instant pour rejoindre leurs sœurs des arbres. Tant bien que mal, elles les attrape fébrilement, les serre contre son cœur, revient à sa table. Où est la pierre ? Dans sa poche. Sans y penser, perdue dans son sourire à moi adressé elle a pris la pierre et l’a mise dans sa poche, juste avant la mini-tornade. M’a-t-elle vu ? M’a-t-elle souri ? J’en doute maintenant. De nouveau assise à sa table, elle écrit.
Je me suis approché. J’ai posé ma main sur la sienne. Elle ne l’a pas sentie. Continue à écrire. Mais l’écriture a changé, c’est la mienne, je la reconnais. Le texte qui s’écrit à deux mains, n’est pas un journal, ni une lettre. C’est un texte étrange constitué de toutes les voix qui nous ont traversés, elle et moi, de tous les bruits de la ville et du vent : Les gens descendaient du trottoir pour me laisser passer. Je n’étais donc pas aussi transparent que je le pensais. Je n’étais donc pas mort. J’avais donc des couleurs. Il faut dire qu’il y avait un vent d’enfer ce jour-là…
Je ne sais pas si c’est sur twitter que j’ai d’abord rencontré Christine Zottele ou bien si c’est sur déboîtements où elle laisse régulièrement des commentaires. Une chose est sûre, c’est cet été que j’ai découvert etsansciel, blog sur lequel elle poste des textes avec images où, depuis son Sud, il est souvent question d’un Nord perdu, de ciels changeants, de questions métaphysiques, de mers et d’océans, de femmes écrivains, de personnages à l’Ouest et d’histoires décalées. Christine Zottele fait aussi partie des premières lectrices de Va-t’en va-t’en c’est mieux pour tout le monde. Et je ne la remercierai jamais assez de son premier pas qui est allé au-delà de ce texte-ci pour parler de son expérience de lecture numérique. Alors quand elle m’a invité à échanger pour les vases communicants à partir d’une phrase tirée des Vagues de Virginia Woolf, j’ai tout de suite dit oui. Voici donc sa proposition. La mienne, De la perte, se trouve quelque part par là.
Le texte de Christine Zottele a été écrit dans le cadre des vases communicants. Sans Brigitte Célérier nous aurions été paumés ; grand merci aussi à elle d’avoir tenu à jour la liste des 23 échanges du mois que vous retrouverez ici ou là.
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le vendredi 4 novembre 2011