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Céline Renoux | avant que le jour efface


 
Tu as beau essayer de prendre ça comme un jeu, de lancer les vagues idées qui te viennent comme on lance les dés, d’un coup d’un seul en secouant très fort, ça ne donne pas grand chose, rien ne sort de tangible, pas la moindre amorce à laquelle t’accrocher.Les mots jaillissent en vrac, s’écoulent, mais toujours hors-sujet voire abandonnés par le sujet que tu ne parviens pas à retenir.Pourtant il te fait signe quelquefois, avant de disparaître emporté par la vitesse des choses, sans jamais réussir à percer, à faire sens.Mais le jeu, si s’en est un, devient rapidement addictif, les mots commencent à occuper l’espace, gagnent chaque jour un peu plus de terrain, s’infiltrent à l’intérieur de toi.Et tu ne vas quand même pas te battre avec ça, ni chercher à déterrer les morts jusqu’à perdre le souffle et la substance si tu ne trouves pas la faille, le passage où t’engouffrer pour garder le fil.Pour te retrouver comme on dit dans le vif du sujet, expression qui te cloue quasiment au sens propre, alors entre mort et vif c’est vite tranché, puisqu’à l’origine tu as déjà perdu.Le lieu est trop vaste et malgré l’absence de sujet ne ressemble en rien au désert, semble même étrangement habité, je crois que tu pourrais y vivre et peut-être en faire quelque chose si tu cesses de lutter contre ce qui t’envahit, si tu parviens à faire corps avec ça, à nager un peu plus avec le courant.Les vagues, les flux, les reflux, tu connais ça par coeur, alors si ce que tu crois tenir un instant file comme le sable entre tes doigts, tu n’as plus qu’à dégringoler la dune comme personne.Te rendre à l’évidence, déposer les armes, plaider coupable si tu veux, puisqu’il n’est plus question maintenant que tu as franchi la ligne, aussi floue soit-elle, de battre en retraite.Tu peux bien l’avouer que tu n’as pas de sujet, d’ailleurs la honte sécrète toujours en elle sa part de jouissance.A décharge il est vrai, tu dors peu, particulièrement ces temps-ci, alors tes idées ne sont pas très claires, tu n’as pas de système mais ça c’est peut-être une chance, ça foisonne en désordre, sans structure, avec toutes ces créatures hybrides qui poussent à l’intérieur de toi comme dans une forêt vierge.Te transforment en une sorte de poupée russe perpétuelle, juste pleine de ces filles qui naissent et vivent dans ton corps.Pourtant elles t’encombrent souvent, le silence s’il survient, tourne très vite à la cacophonie, aucun sens en apparence toutes ces voix à n’en plus finir.Au début la sensation était plutôt agréable, à mesure que les filles grandissaient, elles commençaient crescendo à se faire entendre et leurs mots te réchauffaient.Maintenant ils menacent de brûler si tu ignores la matière, si tu ne les recraches pas d’une manière ou d’une autre.Tu regorges de petits monstres affamés dont tu ne sais que faire, ni comment relier, assembler.Tu entends la musique mais ignores la partition alors tu essaies de les nourrir, de les faire jouer, d’improviser avec elles, puisqu’elles s’animent et prennent vie même sans toi.D’ailleurs si tu pouvais amputer un de leurs membres, il repousserait sois en sûre.Raconte-les une à une, même désaccordées, enchevêtrées, emmêlées, et même si personne ne rejoint vraiment personne.Au milieu de la nuit tu cherches sommeil, calme et réparation, mais c’est difficile, alors souvent tu restes en transit, creuses encore des galeries, fouilles avec la langue, brises et cherches ressac pour finir par sombrer.Et là aussi elles continuent de s’avancer vers toi, tentent de repousser les parois qui vous séparent, cette distance de sécurité que tu imposes quelquefois histoire de respirer tranquille.Leurs vies parallèles c’est comme un labyrinthe qui devient à la fois plus vaste et plus dangereux aussi.La population s’étend et les frontières, tellement minces et distendues, finissent par craquer à force de contenir, puis par tomber.Et partout des zones vierges ne cessent de se former, partout des îles nouvelles ou inconnues émergent, qu’il te faut découvrir et inscrire avant que le jour efface.Au matin tu penses pouvoir saisir quelque chose dans ce filet que tu remontes à la surface, mais ça t’échappe encore, alors après avoir vainement tenté de le séduire, tu finis pas noyer ton absence de sujet.Tu voudrais le saisir à bras-le-corps, le ramener jusqu’à toi comme on hisse un corps devenu trop lourd puisque déjà mort.Mais la corde ne résisterait pas et le courage te manque.Bref ça risque de mal tourner, parce qu’à force de glisser entre tes mains, te vient l’envie grandissante de lui faire vraiment la peau.À défaut ou pour te défouler, tu pratiques la strangulation du vide autour du cou gracile et fictif de tes héroïnes, enfin celles qui te tourmentent, parce qu’ici les filles sont soit désenchantées soit totalement démentes, ce qui laisse assez peu de perspectives mais un espace quand même.Alors peu importe après tout si personne ne rejoint personne, ce terrain-là au moins vous appartient.Bien sûr toi aussi tu pourrais être tentée de dire, ça y est je tiens mon sujet, ou mieux encore il m’a sauté à la gorge, mais il t’apparaît toujours bancal, mal ficelé, désespérément décousu.En fait il s’esquive chaque fois que tu te lances à ses trousses, ce qui est idéal pour se perdre en chemin.C’est pour ça que tu dis à ceux qui te questionnent, veulent savoir, s’informer, comprendre, donner forme et identité, s’assurer du bon déroulement comme de l’ordre des choses.À ceux-là tu réponds objet volant non identifié, ou bien pour vraiment saboter, installation de mots à plastiquer, comme ça ils se calment un peu, un temps, ou encore font semblant.Pourtant ça n’est pas tout à fait une pirouette parce que tu ne sais vraiment pas où tu vas.Alors non tu n’écris pas un roman puisque vraisemblablement tu ignores ton sujet, ne détiens aucune clef, ne maîtrises ni l’art du récit ni celui des rebondissements.Envoie au diable les ressorts psychologiques et les formes classiques, tout ceci te laisse froide et ne s’attrape pas au lasso.Tu es bien trop fragmentée, tu t’approches autrement, tournes autour, disparais puis reviens de manière souterraine, clandestine et assez inconsciente.Les laisser murmurer, crier et s’incarner dedans, dire simplement ce qui vient et ce que tu entends.La crédibilité ici n’a aucune importance, l’essentiel est de ne pas lâcher, alors tu y vas c’est tout, et même sans savoir où.Tu es sans doute un peu égarée entre deux rives, entre renoncement, peur et passage à l’acte, écart et précipice.Sauf qu’il n’est plus possible de reculer, alors tu écris quand même, envers et contre, mais aussi avec toutes ces choses en toi violemment indéfinies et pourtant plus que vives.Tu choisis le saut et gardes sans trembler les yeux grand ouverts.Te retournes un moment puis dévoiles et laisses tomber la chute, probable, infinie, verticale.Et puisque tu ne peux voir tous ces grains de beauté qui surgissent sur ta peau, essaie de les relier par points imaginaires comme s’ils possédaient eux le pouvoir de raconter l’histoire lentement essaimée.Le trait semble hésiter puis finalement s’allonge, trébuche, se déplie à nouveau, le souffle encore trop court.La densité de l’air presque caniculaire te pousse à poser le regard plus loin, au-delà, sur les étoiles, leur brillance intermittente, dans l’immensité se fixe et plonge.


Je ne pouvais pas refuser l’invitation de Céline Renoux que je suis depuis un bon moment maintenant sur son blog Lafilledesastres (et où elle publie trop peu à mon goût). Dans ce journal aux contours déchirés elle y remue ciel (des astres) et langue via des personnages féminins (des comètes) qui se débattent entre Je et Tu et ne sont jamais loin de la chute (du désastre). Il y a là une vertigineuse énergie où sont convoqués le corps, la mémoire, l’enfance, les équilibres instables et l’écriture. Une matière noire, brute et brutale qu’on retrouve dans Avant que le jour efface, texte écrit pour les vases communicants d’octobre et qui vient secouer les déboîtements (la photo est de Chantal Akerman). Quant à ma proposition, trace, écart & carte, elle se trouve ici.

Le texte de Céline Renoux a été écrit dans le cadre des vases communicants. Sans Brigitte Célérier nous aurions été paumés ; grand merci aussi à elle d’avoir tenu à jour la liste des 25 échanges du mois (un record) que vous retrouverez ici ou .

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le vendredi 7 octobre 2011