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retour à Lisbonne par les carnets 2/2

Pour lire la première partie, cliquer ici

 

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mardi 28 décembre 2004

Les couloirs du métro lisboète sont des malles propres et vides de gens ; les quelques Portugais que je croise sont calmes et débonnaires ; sur les quais (chaque station est décorée par un artiste différent), pas de cohue, pas de bousculades : on les croirait en vacances. Sont-ils aussi disciplinés qu’ils en ont l’air ?

 

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Dans le quartier de Benfica, je découvre une taverne fréquentée par des ouvriers, des couples, des retraités, des gens du quartier et commande un menu classique (soupe, poisson grillé) en tentant de me fondre dans la routine des habitués qui m’accueillent gentiment, loin des touristes. Une fois de plus j’aimerais parler leur langue, une fois encore je me retrouve dehors-dedans, avec mes mains qui s’agitent, mon javanais de pacotille et mes gribouillages.
Le Jardin Zoologique (qui est aussi un petit parc d’attractions) fait peine à voir. À cette heure, tout le monde boit un café au soleil. Près de l’entrée, aucune attraction ne fonctionne. L’ambiance me rappelle celle des fêtes foraines dans ces villages où plus personne ne vient et où les manèges vieillissent avec ceux qui les font tourner depuis des décennies, lentement mais sûrement.
Sur un banc, à côté de moi deux hommes n’ont de cesse de causer football, du club local : hier, le Benfica de Lisbonne a battu le club de Porto.

 

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Plus à l’Ouest de Benfica, de l’autre côté du pont sans fin qui surplombe l’autoroute, après une légère montée, le décor change d’un coup. C’est la campagne. Là, une très vieille maison de maître m’attend. Une maison de maître ? Un palais plutôt. Celui du marquis de Fronteira : le palais de la Frontière et ses magnifiques azulejos, son bassin qui doit être si rafraichissant l’été, son mobilier rococo, son jardin à l’italienne, ses fresques (scènes de chasse et bucoliques).
J’ai lu il y a quelques années La Frontière de Pascal Quignard (livre édité par Chandeigne et illustré d’azulejos) mais à l’époque je n’avais pas fait attention que le palais se situait ici, dans un quartier de Lisbonne. La surprise a été de taille quand je l’ai découvert, d’abord sur les cartes postales repérées au Castelo de São Jorge puis dans le guide que je n’avais pas ouvert avant de partir.
La visite guidée : un régal. Le groupe : uniquement des Français. La langue de la guide : l’anglais. Rires dans l’assistance. Un peu de frustration et de colère sans doute de la part des Français. Mais la langue anglaise a bien supplanté le français, langue pourtant longtemps enseignée à l’école et première langue officielle au Portugal, aujourd’hui dépassée. (Tous les jeunes que je rencontre à Lisbonne ne s’expriment qu’en anglais. Les filles portent jeans et talons, leurs cheveux sont lissés, raides, leur mèches sont blondes. Dans la rue, à la Fnac, dans les cafés, on entend la même soupe musicale qu’en France et les téléphones portables ont les mêmes sonneries puériles qu’ailleurs dans le monde. Les écrans géants, omniprésents, attirent beaucoup de monde : on s’y agglutine, on commente, on discute, on s’engueule, les yeux collés à l’écran.) Dans la bibliothèque du palais, je m’arrête devant la Bible en français et tout le théâtre de Voltaire. « Bientôt plus personne ne lira ça, me dit un des touristes français, cette partie du palais est devenue un musée et vous verrez que dans quelques années le français sera considéré comme le latin : une langue morte qu’on ne trouvera qu’en bibliothèque, dans les musées et les archives ».
 
 
 
 

mercredi 29 décembre 2004

Le Tage vu du quartier de Belém : il faut imaginer que c’est depuis cet endroit à l’écart de Lisbonne (épargné par le tremblement de terre de 1755) que sont parties les caravelles pour les Indes. Imaginer n’est pas le plus difficile : l’océan est tout près, le port est étendu mais ce qu’il reste de cette époque n’est plus qu’une esplanade pour touristes aux bras levés (caméscopes et appareils photo numériques obligent). Drôle de quartier et drôle de mélange : Torre de Belém, Mosteiro dos Jerónimos, Centro Cultural de Belém, imposante structure qui hésite entre modernité et le style inca (tout cela à deux pas d’une quatre voies bruyante).
 

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Sur mon chemin je repère la pâtisserie qui fabrique les Pastéis de Belém (petits flans et pâte feuilletée saupoudrée de cannelle et de sucre glace) où dans un climat bon enfant (docilité, sens de l’organisation, efficacité, sobriété et savoir-faire) entrent et sortent de trois salles des dizaines de personnes à l’heure. Je passe une demi-heure au cœur du tourbillon et vais me réfugier dans le Jardim Botanico Tropical ; désertique, légèrement anachronique et suranné, je découvre là des dizaines de plantes tropicales, toutes ramenées des différentes expéditions coloniales. Un coin de jardin est réservé à Macao. Malgré la période de l’année, quelques arbres sont en fleurs (je pense à la Franche-Comté, au gel, à la neige qui au même instant doit commencer à recouvrir les toits, les routes, à mes collègues qui ne sont pas encore en vacances, à mes anciens collègues devrais-je écrire).
 

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Retour par le Bairro Alto : nouveau point de vue sur Lisbonne, à la nuit tombante et découverte du bar d’un collectionneur fou, Rua dom Pedro V, puis, plus bas vers le Chiado, d’un restaurant où les sardines et les seiches sont cuisinées à la perfection.
 
 
 
 

jeudi 30 décembre 2004

Une autre découverte : le quartier Alfama, depuis le belvédère (sans doute ma vue préférée de Lisbonne) puis par les rues étroites, labyrinthiques – des enfants, un ballon ou une poupée à la main, du linge suspendu qui goutte encore, des artisans dans leur minuscule et sombre atelier, des odeurs d’ail, d’huile de friture, de morue séchée, des regards fatigués. Plus loin, après plusieurs verres de vin rouge (du frappe-la-raison), vers l’Est, dans le couvent Madre Deus, je fais la connaissance du musée des azulejos. Endroit admirable, de toute beauté. Azulejos de tous les pays, de différentes époques et de tous styles : du floral au bucolique en passant par le pastoral, des scènes de chasse ou bibliques, des pièces entièrement azulejosées. Un cloître émouvant, des pièces consacrées à des artistes contemporains, une église où dorures et faïences ne laissent aucune place au vide.
 

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Au moment de rentrer, avant de prendre le bus et après avoir évité des Français extrêmement bruyants et envahissants, me revient en mémoire qu’ici, cet été, a eu lieu la coupe d’Europe de football. La marque Adidas a d’ailleurs sponsorisé cette compétition, offrant notamment à Lisbonne des cabines téléphoniques en forme de ballon de foot.
 

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Si vous prenez le ferry, vous retrouverez avec émotion les cabines téléphoniques traditionnelles lorsque vous serez face à Cacilhas.
 
 
 
 

vendredi 31 décembre 2004

Avant de remonter dans l’avion je fais un tour à la Fundação Calouste Gulbenkian près du Parque Eduardo VII où je découvre de somptueuses collections : trésors de l’art perse, tapis, azulejos, livres, tentures, vases de Turquie, de Syrie, d’Ispahan.
Sortir, boire un dernier café au soleil, lire, écrire un peu, ne pas photographier, ne rien ramener, seulement un livre ou deux, quelques pages de plus dans le carnet bleu, des dépliants, des tickets, une ou deux cartes postales. Penser à la drôle de décision que j’ai prise il y a quelques mois : quitter la librairie pour rejoindre une maison d’édition spécialisée dans le théâtre contemporain. Se rappeler que chaque séisme est suivi de plusieurs répliques.
 

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« Réponds de tes traces devant tes semblables. »
(René Daumal, Le Mont Analogue, lu à Lisbonne et terminé dans l’avion du retour)
 

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L’année qui se termine en Asie du Sud est une des pires que les êtres humains aient connues jusqu’ici. 2005 ne peut pas plus mal commencer pour eux. Impossible de dire si le monde a assisté en direct à la catastrophe du siècle (puisqu’il n’a que cinq ans) mais, de mémoire d’homme, ce tsunami et ce tremblement de terre sont les plus meurtriers de tous les temps – catastrophe amplifiée par les nombreuses photographies et films ainsi que par la progression journalière de la liste morbide composée de blessés, de disparus, de morts estimés et confirmés. Après toute une semaine à marcher dans Lisbonne, à lire, écrire et somnoler, à ne penser qu’à mes désirs et oublis, face à la catastrophe, ces privilèges semblent encore plus égoïstes. Et pourtant, dans ce TGV qui me ramène à Besançon, malgré la mine pâle et la culpabilité qui ne me quitte pas, même le plus terrible des désastres ne parvient pas à fermer totalement tous les tiroirs de mes errances de ces derniers jours.
Dans mes tiroirs, il y a de quoi laisser sédimenter longtemps, de quoi, peut-être même un jour, répondre de mes traces devant mes semblables.
 
 


 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le mercredi 31 décembre 2014