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paparenthèse paparentale #13

samedi 10 mai 2014

Quelques pleurs vers minuit, deux trois minutes qui paraissent interminables, puis rien jusqu’à six heures. Au même moment, sur Internet, j’apprends que dans certaines régions japonaises on organiserait régulièrement des concours de pleurs de bébés : celui qui pleurerait le plus fort aurait gagné (dans ce pays, un bébé qui pleure est un enfant en bonne santé, croit-on lire par ailleurs). En somme, Lapetite va très bien.

Poursuite de la diversification alimentaire : introduction de la pomme de terre. Menu du jour : une carotte et une pomme de terre cuites à la vapeur puis mixées, le tout arrosé d’un filet d’huile d’olive. Du lait en dessert. L’oisillon ouvre sa bouche à s’en décrocher la mâchoire. Oui, Lapetite va très bien.

Thomas Neuwirth est Autrichien. En général il préfère qu’on l’appelle Tom. Et aussi, depuis 2011, Conchita Wurst. Ce soir, dans sa loge, comme tant de soirs depuis 2011, il a passé du temps à se préparer, à se maquiller, à soigner sa barbe, à se vêtir, à se concentrer. Avant même d’entrer sur scène, son personnage de drag queen barbue a déjà fait beaucoup parler : il passionne, il enflamme, il fait rire ou sourire, il dégoûte les hommes et femmes politiques les plus réactionnaires. Qu’importe car son personnage colombo-allemand, par la voix de Tom, vient de remporter la finale du concours Eurovision de la chanson au nez et à la barbe de ceux qui ne veulent pas donner leur voix aux prochaines élections européennes.

dimanche 11 mai 2014

Lapetite se réveille vers une heure puis se rendort rapidement, jusqu’à sept heures. Au réveil on voit bien que la première dent affleure sous la gencive. Ça ne veut rien dire, ça peut durer des semaines, plusieurs mois parfois, avant qu’elle ne sorte. À midi, premier déjeuner sans le lait de sa maman et au goûter Lapetite avale sa première compote de pommes.

Portrait d’un moment 2 : Angèle
Je m’étais dit : 17h45 pas plus mais à la demi mon chef m’a appelée : Une urgence, il a braillé avant de raccrocher. Ça signifiait : Dans mon bureau et que ça saute, Angèle. Ça signifiait : des ennuis pour moi, une heure ou deux supplémentaires de boulot. Ça signifiait : C’est foutu pour ce soir, je pourrai pas aller chercher Camille, c’est fichu, tout mon plan à l’eau, à cause d’un type qui en branle pas une et à qui on peut pas dire : Démerde-toi tout seul ça te fera pas de mal de bosser pour une fois. Puis, alors que j’allais me lever, toc-toc-toc et lui : C’est bon Angèle j’ai retrouvé le mail de Trégoux. Alors, ni une ni deux, j’ai rangé mes affaires et fermé la porte de mon bureau. Puis : Je dois aller chercher Camille ce soir j’ai dit sans même passer la tête dans son bureau. Il n’a pas répondu. Il ne répond jamais. Mais si au lieu de penser à Camille je lui avais annoncé que je venais de planter une tente dans mon placard et que je l’invitais à laisser la porte d’entrée de la boîte ouverte toute la nuit, peut-être que là j’aurais eu droit à quelque chose, une onomatopée suivie d’un hoquet au moins.
Ne pas claquer la porte. Ne pas hurler. Ne rien lui dire. Surtout pas à lui. Faire comme si tout était normal. Attendre d’être dans la bagnole avant de. Penser à toutes les insultes possibles, les pires, celles que je n’oserai jamais prononcer, les décliner dans plusieurs langues, imaginer son bide percé par la lame que j’aurais enfoncée, penser à son sexe, petit forcément petit, mais ne pas craquer, pas maintenant, pas ici. Inspirer, souffler par à-coups, tout doux, comme au moment des contractions puis, avant la première marche, avoir l’air naturel, pas facile pas possible, tant pis pour le naturel. Descendre les quatre cinq marches – il me regarde peut-être. Se tenir le plus droit possible, avoir l’air dégagé, pas facile pas possible, tant pis pour l’air dégagé, désinvolte, sois désinvolte et... la bagnole est toujours là.
Toujours surprise qu’elle soit là. Je ne la ferme pourtant jamais à clé mais tout le monde s’en fout de ma fantastique berline. Personne n’a envie de voler une Toyota rouge, c’en est désespérant – un jour comme celui-là surtout. J’aurais dû laisser les clés sur le tableau de bord pour perdre le contact, pour ne pas avoir à me demander : Quelle direction prendre ? Contact justement et radio dans la foulée, jamais coupée, une voix, bruit de moteur, la voix revient. Changer de station. Les infos c’est bon pour le matin. Ce soir ce sera musique pop ou rock ou funky ou reggae. Pas la tête à supporter le monde en vrac, qui se pend, se repend, se perd, se reprend, pas ça, surtout après une journée où se cogner l’autre pomme et ses messages idiots crayonnés en rouge, ses coups bas, ses attitudes de faible devenu cadre à force de courbettes, ses manières de cadre sup, de nouveau riche, d’un qui malgré son petit pouvoir serait resté un faible, un qui ne fera jamais rien de sa vie, qui ne bougera pas son cul de son fauteuil et crèvera dans son trou. Mais songer que son bide gonflé par les déjeuners d’affaires et les réceptions bling-bling sera bouffé par les asticots vaut tous les flashs spéciaux.
Ne pas ressasser. 17h55. Hurler. Maintenant. Après ça : douche auditive, bubble-gum et sirop tout ouï, des images à siffloter, des airs à balayer le paysage, à imaginer comment sera la suite, où le vent nous portera, Camille et moi, si la fuite sera belle, utile. C’est mon maquillage à moi, mes peintures de guerre, ma tenue de camouflage.
J’arrive Camille, j’arrive, je viens nous sauver, ce soir on file pour de bon.

« C’est bête, mais magnifique est l’endroit où on vit, ça dépend de comment on se lève, comment on regarde au-dehors, ça dépend de si on regarde », écrit Emmanuelle Pagano dans Les Adolescents troglodytes (P.O.L, 2007).

lundi 12 mai 2014

Toute la nuit, des micro-réveils.

Après ce long week-end en famille, Lapetite et moi nous retrouvons seuls. Hier, en travaillant dans le carré de jardin (que nous aimerions japonais), j’ai eu l’impression que je n’avais pas semé assez de graines. Je retourne donc chez le fournisseur, Lapetite dans le cosy harnaché à l’arrière de la voiture puis dans le porte-bébé. Le parking du Domus est vide, un caddie a été abandonné : solitude matérielle. C’est lundi matin. Personne dans le magasin. Tous les gens sont venus ce week-end et maintenant ils travaillent en pensant peut-être à leurs plantations déjà en terre ou en attente de l’être. C’est lundi, Lapetite se laisse porter, transporter : je la porte sur moi, contre moi, en moi. Celui qui porte le nom de celui qui, dit-on, a porté le Christ sur ses épaules, et puis est devenu le saint patron des voyageurs, la porte contre et dans son coeur. Et peu importe la nuit passée, peu importe la ride supplémentaire au coin des yeux, peu importent le chahut, la renverse et la bascule que son arrivée et ses débuts dans la vie provoquent en moi, peu importent le sommeil haché, les coups d’oeil répétés sur le radio-réveil (1:23, 2:30, 3:11, 5:42...), les phrases désolées, je porte Lapetite et tous les deux nous sommes en route, ensemble nous allons chercher des graines que nous sèmerons, que nous regarderons pousser comme je la regarde grandir, puis nous nommerons les fleurs, nous ferons des bouquets et Lapetite arrachera quelques pétales tandis que j’étalerai sur la table ceux des pivoines achetés au marché et qui commencent à s’étaler autour du vase afin d’écrire leur nom. C’est lundi, nous sommes seuls ou presque, les vendeuses et vendeurs rangent, classent, trient, nettoient ce que le tsunami humain du week-end passé a provoqué comme dérangements, vides, trous, manques, ruptures de stock tout en se préparant déjà au suivant. Ils sont fatigués et on dirait qu’ils s’ennuient un peu ; ils ne savent pas ce qu’ils préfèrent : la foule ou attendre le client, l’entre-deux ne se présente pas souvent, regrettent-ils. C’est lundi, je porte Lapetite et ne peux donc rien ramener de lourd ou d’encombrant. Le sac de terreau est trop volumineux, tant pis je repasserai, mais les graines, elles, tiennent dans la poche du kangourou. Sur le chemin du retour nous sommes surpris par un orage. Personne ne voit plus rien à dix mètres devant soi du côté de la porte de Bagnolet mais nous sommes à l’abri, Lapetite, les graines et moi.

Demain le corps de Lapetite recevra pour la deuxième fois plusieurs doses de vaccins (un rappel dit-on). Depuis quelques jours C. se renseigne, lit, farfouille, agacée qu’elle est par la multiplication des vaccins dans la même ampoule, et tous ne sont pas obligatoires ; avant-hier elle m’a dit qu’elle n’avait pas envie de faire vacciner Lapetite contre l’hépatite B qui est une maladie très peu fréquente chez le nourrisson. Elle s’inquiète aussi de la présence d’aluminium dans les ampoules.

Depuis quinze ans, je suis de près le travail éclectique et passionnant de l’écrivain Martin Winckler mais ce soir, parce que j’apprécie aussi ses positions en tant que médecin et en tant qu’homme, c’est au professionnel de la santé que j’écris pour connaître son point de vue sur la vaccination des bébés. Je lui explique la situation, le point de vue de C., je lui écris aussi que Lapetite ne vit pas en collectivité, que je la garde. Il me répond très vite, me donne son avis, des conseils. Nous les suivrons.

mardi 13 mai 2014

Étrangement la nuit a été plutôt bonne mais c’est au moment du déjeuner que Lapetite, aujourd’hui, pleure. Me sent-elle anxieux ?

Ce matin je suis allé récupérer le vaccin idoine après avoir eu notre médecin au téléphone qui n’était pas d’accord avec les positions de C. (les miennes sont moins tranchées mais c’est moi qui aujourd’hui ai la responsabilité de faire vacciner Lapetite, C. ne pouvant pas quitter son travail). Notre médecin me conseillait de nous méfier, brandissant l’inconscience du lobby anti-vaccins tandis que je lui parlais du lobby des laboratoires pharmaceutiques, de la sur-vacccination, suivant à la lettre un protocole qu’il pourrait remettre en cause, prenant néanmoins le temps de m’écouter, comprenant enfin que j’avais à faire un choix et à prendre une décision, que j’étais celui qui dirait au médecin qu’on n’accepterait pas tous les vaccins et à C. qu’on ne pouvait pas tout rejeter, que Lapetite avait déjà été vaccinée une première fois, qu’on serait dans l’obligation de tout reprendre depuis le début d’ici deux ou trois ans, au moment de sa scolarisation.

Le médecin a été très délicat et Lapetite n’a pas pleuré. J’avais prévu un biberon de lait maternel pour la rassurer, la consoler. Dans la salle d’attente, comme souvent, elle a ses admirateurs. Nous avons nos admirateurs devrais-je dire. Parce que je suis un homme, un père, avec son bébé. Parce qu’une mère avec son enfant c’est chose si banale qu’on ne relève même plus la tête. Mais là tout est différent : les gens s’arrêtent de pianoter sur leur téléphone, de tourner les pages d’un magazine froissé, de regarder dans le vide, ils posent des questions, me félicitent. J’ai l’impression d’être devenu un toutou à qui on donnerait son sucre, son cookie, parce qu’il aurait bien agi avec son maître, la société. Mais je n’en veux pas. J’ai beau sourire poliment, je m’en vais cracher cette récompense que je n’avais pas à recevoir puis vais marcher un peu, Lapetite dans la poussette.

« Je me suis demandé comment on pouvait écrire sans marcher, sans regarder au-delà des fenêtres, sans respirer plus loin que le parfum artificiel des stores, sans être au-delà de ces choses, en deça, au-dehors, au-dedans », écrit Emmanuelle Pagano dans Les mains gamines (P.O.L, 2008).

mercredi 14 mai 2014

Cette nuit, qui a été bonne, j’ai rêvé d’un voyage en train, d’un type décontracté qui ressemble à quelqu’un que je croise régulièrement à Montreuil mais que je ne connais pas et ce type dans mon rêve maniait une poussette avec agilité. Je me souviens de mon admiration. Arrivés à Berlin, tandis que je cherchais à prendre la bonne direction, il me propose de m’accompagner alors que ce n’est pas son chemin. Il installe mes bagages sur une sorte de triporteur. Un ours se roule dans la boue. Je rencontre alors sa compagne et lui avoue avoir été impressionné par son gars, par sa décontraction. Je fais le guignol (j’imite ses gestes) et tout le monde rit de ça. Puis je me rends compte que sa fille a les cheveux très blancs (sa couleur me rappelle celle d’une ancienne connaissance mais je ne parviens plus à retrouver son prénom). C’est seulement à moment-là que je réalise que C. est là. Pas les enfants.

La photographe Camille Lepage, qui n’avait pas vingt-cinq ans, a été tuée avant-hier d’une balle dans la tête à la frontière de la Centrafrique avec le Cameroun tandis qu’elle faisait depuis deux ans un reportage sur les populations déplacées. « Camille Lepage travaillait installée dans le pays, pour mieux comprendre les réalités locales, à l’écoute de la population et des organisations non-gouvernementales, sur un mode non-intrusif et plus apte à se faufiler sur tous les terrains », lit-on sur Wikipédia. Puis sa mère : « Ma fille était une fille exceptionnelle, elle avait la passion du photojournalisme. (...) Elle n’avait qu’une envie, c’était de témoigner sur des populations dont on ne parlait pas et qui étaient en danger ».

Lapetite, vers quinze heures, se met à pleurer. Je la couche mais elle ne parvient pas à s’endormir. Elle hurle de plus en plus fort. Les Japonais ont beau me dire que c’est un signe de bonne santé, à cet instant je vois plutôt dans ses pleurs la conséquence d’une poussée dentaire ou, plus vraisemblablement, du vaccin. Elle finit par se rendormir vers 17 heures, mais pas dans son lit. Va donc pour le porte-bébé tandis que nous accompagnons Legrand à son cours de dessin. En attendant que l’atelier se termine, je vais marcher dans le parc. Des pétales blancs jonchent le chemin du sous-bois : promenade tapis blanc loin du rouge cannois.

Sur la place du marché, ce n’est pas le sandwich qu’il mange mais sa bouche à elle. Il passe son bras autour de son cou, le sandwich à la main, et la mord, la croque, la bouffe. Elle aussi, sans le sandwich.

jeudi 15 mai 2014

Nouvelle nuit agréable mais c’est à nouveau à l’heure de la sieste de l’après-midi que Lapetite se met à pleurer. Les larmes sont grosses et rondes, chaudes sans doute. Je l’endors dans le porte-bébé et m’en vais marcher, regarder les nuages, mâcher des mots, écrire sans mes doigts, sans ma bouche, dans la foulée tranquille.

Ce matin j’ai acheté Ma mère est lamentable de Julien Boutonnier chez publie.net.

Si Julien Boutonnier ne m’avait pas fait signe il y a presque trois ans je serais peut-être passé à côté de son travail. À l’époque il publiait chaque jour un chapitre d’un roman en cours. Puis sont venus d’autres expériences littéraires, des notes croisées et plus tard son journal de bord (« peut(-)être : l’incertitude et la possibilité, l’une conditionnant l’autre et réciproquement, par l’opération du trait d’union entre parenthèses. »). Depuis près de deux ans, il travaille sur un projet vaste, ambitieux, courageux aussi, M.E.R.E, où s’alternent Les balises et Voyage à Mazamet : deux formes où questionner le rapport au corps, au deuil impossible (le trauma), deux tentatives où faire parler la et les morts, les peurs ou les rêves à travers l’Histoire, la fiction et le vécu, deux chemins qui n’en feront plus qu’un à la fin où le formel et le viscéral plongent au cœur de la matière : l’être vivant et l’écriture. « J’écris ma mère, la douleur, la profondeur, la rage et le cri. Je ne louvoie plus. Je suis l’auteur de l’absence de ma mère. C’est structurel. La matière d’une langue qui me loge », écrit-il dans son journal. Et aujourd’hui, Ma mère est lamentable.

Début d’incendie. On ne sait rien, simplement qu’un agent de la RATP est descendu sur les voies pour éteindre un début d’incendie. C’est ce que vient de dire notre conducteur. Merci de votre patience, il a rajouté. Une fois à Buzenval, une fois à Nation et encore une fois Rue des Boulets. Après je ne sais pas : je suis descendu à Charonne.

Trois mois aujourd’hui que le congé parental a débuté.

vendredi 16 mai 2014

Une petite dizaine de micro-réveils nocturnes.

La journée se passe, dans la ouate, en compagnie d’un cousin qui a élu domicile sur le mur de la pièce principale, ce compagnon silencieux à qui (je le remarque seulement après l’avoir photographié) il manque une patte.

Au jardin : coiffeur pour ciboulette est un beau métier.

« Le rôle du père, c’est de rendre la mère heureuse, pour qu’elle ne rende pas fous les enfants. » (John Travolta cité par Marie Darrieussecq dans Le bébé, P.O.L)

Au jardin : épiler le romarin est un beau métier.


Carnet de notes d’un congé parental d’éducation qui a débuté le 15 février 2014. Publication de plus en plus décalée dans le temps.

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le mardi 26 août 2014