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Laurent Herrou | 5 novembre 2003
J’ai commencé la matinée (je veux dire : après le petit-déjeuner, la douche) par une dédicace à mon frère, sur la page de faux titre de mon deuxième roman, et me demander, une fois cela fait, si je n’aurais pas dû modérer mes mots. J’ai écrit : « l’étrange coïncidence que femme qui marche paraisse alors que ta vie commence ». J’aurais dû écrire « une autre vie ». Mathieu a quitté Mark. Bien entendu, j’en suis heureux.
Dédicaces. Je compte : j’ai donné un exemplaire à Marie, un à Séverine. Un à mon père hier soir, pour son anniversaire – exemplaire que j’ai dédicacé aux deux, mon père et ma mère, et la fierté, ou peut-être quelque chose d’autre qui se met en place dans leurs yeux : la confiance en moi. Quatre exemplaires. J’ai donné un exemplaire en m’arrêtant sur Montpellier lundi, après Béziers, à Céline et Olivier. Cinq. Il y a, dans les vingt-six exemplaires qu’il me reste, un ouvrage qui est à nous deux, à Jean-Pierre et à moi, écrivain et photographe, talents. Le livre est joli, petit objet fin, Jean-Pierre a dit : le prochain a intérêt à être plus épais, monsieur Herrou. On a ri.
Henri a refusé Dimanche, 20h.50, avec une fiche de lecture très juste, très flatteuse néanmoins, sous le prétexte que ce n’était pas un texte récent, qu’il préférait publier quelque chose qui allait de l’avant. Il a dit : pour Dimanche, on verra plus tard. Je lui ai confié Vice de forme dimanche, le lendemain matin il me disait qu’il avait une mauvaise nouvelle pour moi (moi, dans ma tête : déjà ?). Le titre était déjà pris, j’ai soufflé, j’ai dit : ça n’a pas d’importance, ce n’était qu’un titre, et un peu facile, vous ne trouvez pas ? Je n’ai pas proposé autre chose, même si pendant l’écriture du manuscrit, je pensais intituler le texte Mille peaux. Un nouveau texte en lecture alors que Femme qui marche n’est pas encore en librairie. Étrange coïncidence, à nouveau ?
On s’est occupé du service de presse, noms prestigieux et dédicaces inégales : j’ai demandé à Patrick Poivre d’Arvor si comme moi il était breton. Et à Pascale Clarke pourquoi elle n’offrait jamais de fleurs aux hommes – allusion à son émission sur Canal. On s’est occupé du service de presse, une cinquantaine de livres sont partis vers les médias. Bien entendu je rêve. Henri a dit : ne te fais quand même pas trop d’illusions.
Jean-Pierre tourne comme un lion dans sa cage, l’électricien est revenu, toujours pas de téléphone, cela fait presqu’une semaine. Jean-Pierre tourne dans l’appartement comme un lion dans sa cage, il est très énervé par toute cette affaire de travaux qui dure depuis le mois de mai. Il dit : on t’ennuie, mon pauvre chéri ? Il parle du journal. De l’écriture.
J’arrête.
Il y a eu deux appels concernant mon livre dans la journée : Kinu, vers midi, qui l’avait reçu au courrier, s’enthousiasmait, me remerciait. Et Manu, qui m’envoyait un télémessage joyeux, que j’ai conservé. Jean-Pierre m’a demandé à Lyon si j’étais amoureux de Manu, j’ai répondu que non, que j’avais une tendresse particulière pour lui, que j’avais envie de rester en contact avec lui, il y avait un intérêt. Marie avait commencé hier soir, elle avait lu le premier chapitre, elle aimait ; Séverine avait lu deux pages, elle était crevée, elle continuerait ce soir, ou ce week-end. Si Kinu et Manu ont reçu leur exemplaire, ça veut dire qu’à Paris, Pierre Denan a reçu le sien. Qu’à Cergy, Annie Ernaux aussi, peut-être. Hubert Colas, à Marseille. Et la presse. Michel Zumkir a dû recevoir un exemplaire, comme j’ai trouvé au retour de Béziers un exemplaire signé de sa biographie d’Amélie Nothomb, que je n’ai pas commencée encore. Tout tourne autour de mon livre. Tout va tourner autour de mon livre, dans les jours prochains. Ce soir je rejoins Jean-Pierre au Keep in Touch, il est en réunion avec S.I.S. On dîne là-bas, je leur descends le livre. Un exemplaire dédicacé – qu’il faut que je dédicace. Françoise et Jackie sont passées au magasin cet après-midi, j’étais crevé, j’ai quand même montré la photo sur l’affiche ; je n’ai pas dit que j’avais eu mes exemplaires. Je n’ai pas dit. On doit dîner avec Ben, et Line et Jean-Luc, peut-être vendredi, je n’ai pas dit qu’il y avait un nouveau livre – en tout cas pas à Line et Jean-Luc. J’ai hâte cependant : leur exemplaire. Jean-Pierre a mis à la boîte l’exemplaire pour mon frère. Mon père et ma mère en ont un, restent mes tantes, ma grand-mère. Emily et Steve. Joe et Mag. Il faudrait penser aux autres, je ne veux pas penser aux autres. Olivier et Céline ont proposé de parler de mon livre à un type qui organise des rencontres littéraires off dans son restaurant – on y avait dîné la fois dernière. Kinu a répété qu’il allait demander à Blue Book d’organiser une dédicace. Je n’ai pas posé de jours, je pourrais, je devrais, j’ai pété les plombs ce soir, au dernier client, j’ai hurlé, on est allé boire un verre Séverine et moi, puis deux, après coup, ils nous ont offert une tournée, les patrons du restaurant, ou le serveur, je ne sais pas qui fait quoi.
Il y a Alias ce soir, derniers épisodes, il ne faut pas que je rate l’enregistrement.
Voilà…
Tout tourne autour du livre, je me rends compte que je n’ai pas raconté Béziers, Henri et Olivier, et la nuit solitaire dans la chambre d’hôtel. Je ne parle pas, je ne dis pas, je pense au livre. Femme qui marche. L’envoi à la presse, le refus de Dimanche, et Vice de forme au titre déjà pris – ça j’ai dit. J’ai dit, j’ai ébauché. Je n’ai pas envie, au fond, d’entrer dans les détails. J’ai joui deux fois, au milieu de la nuit, avec les BD de Patrick Fillion. Je les ai rangées avec les dessins de Tom of Finland, je sais que cela va marcher encore, les BD de Fillion pour cracher du sperme. Il n’y a personne sur internet, car nous n’avons pas de téléphone, pas de ligne téléphonique, cela fait une semaine. Donc : pas d’internet. Peut-être que Pierre Denan et qu’Hubert Colas m’ont envoyé un message de remerciement. Jean-Pierre m’a laissé un message dans la journée parce qu’il avait lu que dans Beaux-Arts Magazine, Christine Angot disait pourquoi elle aimait Sophie Calle. Il disait aussi qu’Angot serait à Métropolis samedi soir, sur Arte. Samedi soir c’est 24. On ne peut pas tout enregistrer. D’autant plus que l’on n’est pas là, lui à l’Espace Magnan, moi chez Marie pour son anniversaire. Qui me fait penser qu’Estelle Macé a peut-être aussi reçu son exemplaire. Peut-être. Je n’en ai pas envoyé à l’agence, il faudra en envoyer un, globalement. Cécile disait qu’elle voulait aller en librairie l’acheter. Le voir, l’acheter. J’enregistre Alias, derniers épisodes, le magnétoscope fait un bruit d’enfer. Imaginer que la cassette est trop courte, imaginer qu’il y ait une coupure de courant. Avoir imaginé tellement de choses à propos de Femme qui marche ; mais le livre existe, j’en ai encore, nous en avons encore vingt-six exemplaires. Dédicaces. Je suppose que Denis attend d’en recevoir un, mais je ne sais pas si j’ai envie de le lui offrir. Je ne sais pas si je n’ai pas envie que Denis achète mon livre. Il a dit aujourd’hui qu’il avait vendu une toile. Je ne sais pas si. Je n’ai pas envoyé d’exemplaire à Christine Angot, je n’ai pas envoyé d’exemplaire à Claire Legendre. Je n’ai pas envie d’offrir mon livre aux auteurs. Annie Ernaux, oui. Je n’ai pas envoyé Femme qui marche à Olivier Py, je voudrais qu’il y ait des critiques, et qu’ils apprennent l’existence du deuxième roman par les médias. Je voudrais. Je voudrais que.
Ne te fais pas trop d’illusions.
La Fnac a commandé quarante exemplaires pour la signature du 3 décembre, Jean-Pierre imaginait qu’ils en passeraient deux cents. J’ai gueulé ce soir, sur Manu (de l’accueil), sur Hélène, contre Anne indirectement. J’ai dit ensuite à Séverine que ça me faisait chier que personne ne me tienne tête, qu’il n’y ait pas affrontement. Que ça ne sorte pas, que les rancunes s’enkystent. Moi je gueule. Pendant le verre que nous partagions, j’ai gardé pour moi le fait que je craquais sur le jeune caissier dont je ne connais pas le prénom et qui est arrivé à la Fnac il y a deux semaines. Je ne sais pas comment il s’appelle, et il n’est franchement pas du tout mon genre. Mais ça ne s’explique pas, un regard, une entente, une recherche. Lorsque je passe près des caisses, il me sourit. Il me sourit, me cherche. En salle de pause, il sourit, me regarde. Je ne connais pas son prénom, ça n’a pas d’importance. Il connaît mon nom, mon prénom, en salle de pause les gens m’interpellent. Je ne savais pas que tu écrivais. Et : c’est ton premier livre ? Il écoute, le caissier. Il ne demande pas. Il a feuilleté, peut-être, l’agenda, il a regardé la photo, s’est peut-être dit que j’étais beaucoup plus sympathique que sur la photo, où je fais une tête triste. D’autres ont dit que la photo était magnifique. Il y a des gens qui ne diront jamais rien. Qui ne me diront jamais rien. Même si chaque jour ils vont croiser ma photo, même si chaque jour ils vont se mordre les lèvres, et se haïr, et me haïr. J’ai du talent.
J’ai dit aux parents hier soir : j’ai eu de la chance. Je me suis repris, j’ai dit : non, je sais que j’ai du talent.
J’ai du talent.
J’écris mon journal, Jean-Pierre est à S.I.S., je le rejoins à dix heures au Keep, il faut que je signe leur exemplaire. J’ai du talent, je suis un auteur. Je n’ai peur de personne, je fais du bon travail. J’ai du talent, j’emmerde les gens qui ne m’aiment pas, qui ne me comprennent pas. J’aime Jean-Pierre, ça ne m’empêche pas d’avoir envie de rouler une pelle au caissier que je trouve mignon. De jouir sur les BD de Patrick Fillion.
J’aime Jean-Pierre, je n’ai aucun doute sur ce que je veux de la vie : tout.
_résidence Laurent Herrou | Avant | 5 novembre 2003
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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et dernière modification le samedi 14 décembre 2013