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Laurent Herrou | 12 octobre 2003

J’ai mis un chemisier noir ce matin en me levant, il fallait que ce soit différent. Chemisier, le mot m’amuse : Henri avait fait une correction dans mon manuscrit, j’écrivais que Jean-Loup faisait glisser la chemise de la fille, il avait répondu : « chemisier, c’est plus féminin », je l’avais traité de macho – j’avais corrigé le terme néanmoins. J’ai mis une chemise noire, moulante, près du corps, un chemisier n’est pas le terme juste, il ne s’applique pas à moi, j’ai quand même le sentiment d’avoir porté un chemisier noir, col ouvert sur ma pilosité, ma barbe. En rentrant du café, je me suis rasé avec la tondeuse, je parle de la barbe, position 1, au plus près du visage mais sans le raser totalement. Je ne voulais pas d’une peau enflammée, rouge, de coupures masculines. Mes mèches dans les yeux, éclaircies par le soleil, qui m’éloignent de l’image que je souhaite.
Cette nuit, en rêve, c’était là.
En nous endormant, Jean-Pierre a murmuré : bonne nuit, Nina… J’ai répondu : bonne nuit, Jack ! je ne voulais pas en rire, ni en sourire, ni que nos voix commentent les paroles, on s’est endormi aussitôt ; du moins, j’ai essayé de m’endormir aussitôt, mais un moustique est venu m’attaquer, et j’ai dû me lever à plusieurs reprises pour finalement mettre une plaquette anti-moustiques dans la prise. Nina, et Jack, et des piqûres de moustiques, tout cela ne fait pas très bon ménage.
Mais cette nuit, oui, dans le rêve…
Je ne me souviens plus de grand-chose, mais quelqu’un me coupait les cheveux, et ils étaient à la fois plus forts, plus courts, plus épais. Plus noirs aussi. Il y avait une femme dans le rêve, et une prison, il y avait un chemisier noir aussi, une tenue noire – c’est pourquoi il fallait que je porte du noir au réveil.
Nina Myers ne porte plus le chemisier noir, elle, mais un chemisier à fleurs, couleur automne, sous un blouson cintré (noir) et un pantalon style jeans (noir). Son regard est passé du bleu au vert, et le mot « traître » est revenu plusieurs fois dans les épisodes d’hier. Jack lui a parlé de sa femme, du dimanche avant sa mort, il a conclu par : voilà ce que tu nous as enlevé, à moi et à ma fille… Mon père, qui a appelé juste après le second épisode, a dit : elle ne lui a toujours pas dit que ce n’était pas elle qui avait tué Teri ! Ça m’a fait un peu chié que mon père commente Nina Myers, qu’il s’attache à elle lui aussi.
Je suis Nina Myers.
Je suis la fille de mon père.
Il ne le sait pas.
Il a appelé une fois, ou a laissé un télémessage, j’ai répondu par : Nina Myers, C.T.U.
Mon père a appelé, qui croit à l’innocence du traître ; moi je crois que le traître a d’autres alliés, d’autres appuis, d’autres secrets, d’autres connexions. Le traître, Nina Myers, se lève le matin, dimanche matin, elle enfile un chemisier noir, j’ai pris le téléphone portable, ce n’est que dans la rue que j’ai réalisé que je portais un chemisier noir et que mon bras se balançait le long de mon corps, portable à la main. J’ai regardé mes mèches dans les miroirs des vitrines que l’on croisait, j’ai regretté de ne pas avoir mis mes lunettes noires, j’étais sûr de moi.
Jean-Pierre a parlé de l’épisode d’Urgences de la semaine dernière où un petit garçon de huit ans était persuadé d’être une fille, et, aidé par son père, vivait sa féminité totalement, s’habillait en fille, se faisait passer pour une fille en attendant la majorité, et l’opération ; seulement le père mourait, et la mère rappliquait, et coupait les cheveux du garçon, l’appelait : mon fils… Et la fillette pleurait, perdue dans son regard. Jean-Pierre a dit : c’est n’importe quoi… J’ai répliqué qu’à douze ans, j’étais beaucoup plus sûr de moi à propos de la fille en moi que je ne le suis aujourd’hui parce que je n’avais pas eu le temps de réfléchir, ni le temps ni les capacités, je ne pouvais pas analyser ce qui se passait en moi, mais juste le ressentir : à huit ans, à douze ans, je savais que j’étais une fille. Aujourd’hui les certitudes se sont perdues dans les besoins du corps, et je suis Laurent, un homme, homosexuel, et je suis Nina Myers, le traître.
Nina Myers, le traître.
Je pourrais tenter une anagramme, il y en a peut-être une à découvrir – j’ai peur de ne rien trouver.
On est rentré à la maison après le café, j’ai enlevé le chemisier noir, j’ai rasé la barbe, j’ai ramassé les cheveux en chignon, puis les ai à nouveau lâchés, j’ai enfilé un tee-shirt sale pour passer devant l’écran, j’ai vérifié les e-mails, il n’y avait rien d’intéressant, j’ai espéré des choses, je ne sais pas comment dire autrement, c’est dimanche, et le samedi soir me fait vivre, 24, Nina Myers, puis le dimanche auprès de Jean-Pierre dans l’attente d’un nouvel épisode d’Urgences, que je n’attends pas vraiment, nous irons au cinéma, ou pas, il ira faire une lessive, voilà qu’il trie le linge à mes côtés, derrière moi, je ne sais pas quoi attendre, de la vie, de ma vie, des mots tapés, je sais ce que je suis
– c’est affolant cette vitesse à laquelle tu tapes, m’interrompt Jean-Pierre au moment où j’en prends moi-même conscience…
c’est affolant –
je ne sais plus qui je suis et ce que je veux
je sais ce que je veux, je ne sais pas comment l’obtenir
je ne sais rien au fond.

Jean-Pierre à la laverie, je retrouve Marc en ligne : c’est le mec avec lequel, vendredi matin. Il me donnait des ordres, ça a été, comment dire, différent des autres fois, des autres types, j’ai suivi ses ordres, je ne me suis pas branlé avant qu’il ne m’en intime l’ordre, j’ai gardé la queue dure deux heures, gland décalotté, la jouissance a été plus forte, changée, je ne veux pas en parler autant, je ne sais pas faire autrement, Jean-Pierre à la laverie (oui, je tape vite, très vite), je reconnecte, Marc en ligne, il continue les ordres, mais je ne suis pas dans le truc, je n’ai pas le temps, il fait celui qui se fâche, ce n’est pas très important – « you don’t make me wait ! » écrit-il, je souris.
Je ne sais pas qui il est, je ne sais pas qui je suis lorsque je suis en ligne face aux mecs virtuels. Je ne suis plus elle, je ne suis plus moi, quand suis-je le plus moi : face à eux ou face à elle ?
Faut-il ranimer le nom, le prénom ? Faut-il écrire à nouveau : « Nina Myers » ?
Le faut-il ?
Est-ce nécessaire de savoir qui l’on est ? Dois-je finalement relier chaque instant de ma vie entre eux, doit-il y avoir une cohérence entre ce matin et ce soir, cet après-midi et vendredi matin ?
Faut-il… ?
Dois-je… ?
Des questions, des questions, des tas de questions – je voudrais être capable de ne pas gâcher le journal, ne pas le salir. Je voudrais que le journal soit immaculé, limpide. Je voudrais ne pas me tromper, ne plus me tromper. Il faudrait oublier.
Faudrait-il que j’oublie ?
Il faudrait oublier.
Je devrais oublier d’écrire. Il faut que j’écrive. Il faut que je sache ce que je veux – faire, être, vivre, devenir.
Nina.
Yes Sir…
Obéir.
Questions.

J’ai fait la maquette du carton d’invitation pour la signature du 3 décembre. Je suis en avance.

La scène de l’autodafé, dans Les damnés : je ne supporte pas, je quitte la pièce.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 12 octobre 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le jeudi 28 novembre 2013