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Laurent Herrou | 24 septembre 2003

J’ai renvoyé les épreuves corrigées hier matin : je suis passé à la poste avant l’ouverture du magasin, avant la réunion d’expression où je ne voulais pas me rendre – mais Jean-Pierre m’avait convaincu qu’il valait mieux y être, et entendre ce que les autres pourraient dire, et comment ils le disaient. Je n’ai pas été déçu : j’ai fini par donner mon point de vue et me faire rembarrer parce que je disais du mal du travail de Bernard (qui était absent). Nicole (une conne) a remarqué que ça devait chauffer quand elle n’était pas là : en effet, vu l’impact de son travail sur la librairie, ses absences hebdomadaires et ses jérémiades interminables, c’était incroyable que d’elle-même elle ait pu se comparer à Bernard – et sans s’en rendre compte, je suppose. Séverine au déjeuner m’a dit : Nicole est bête. Oui, entre autres. C’est un peu désespérant de travailler avec des gens idiots ; j’ai dit à Anne-Claire vers la fin de la journée que je ne comprenais pas leurs revendications, et leurs prises de position. J’ai haussé les épaules, j’ai secoué la tête, j’ai juste répété deux fois : non, je ne vous comprends pas. Anne-Claire condamnait l’organisation, les plannings, la masse de travail à faire à la place des autres, en même temps, parlant d’une telle (Martine) elle abondait dans le sens de l’équipe, la “pauvre Martine” a des problèmes de dos, on ne peut pas demandé ça à la “pauvre Martine” (la “pauvre Martine”, cela dit, est absente depuis quinze jours) ; quant à Bernard : tu comprends, psychologiquement, on ne peut pas l’affecter dans un rayon difficile. Nous travaillons donc, nous, une poignée, pour pallier les manques et les déficiences quotidiennes des autres – il faut à la fois s’en plaindre et être solidaire. Je ne sais pas faire ça. La réunion m’a remonté pour la journée et j’ai rangé mes bacs et les bacs de Bernard avant le déjeuner – Séverine n’en revenait pas. J’ai fini la journée à l’accueil avec Manu, à faire du renseignement général (Karine encore : on est tellement démuni lorsque l’on ne sait pas renseigner un client dans un rayon qui n’est pas le sien… J’ai évité la réponse facile, que l’on pouvait se tenir au courant, s’intéresser un minimum et arrêter d’être soi-disant “démunie” – le féminin, exprès !).
Bref.
Bref, le travail, toujours le travail qui l’emporte. Il est 9:10, il fallait écrire le journal avant de partir à la Fnac. Après les e-mails. Après avoir joui. Après le café avec Jean-Pierre. Après la nuit dans ses bras.
Il a rappelé : tu avais peur hier soir… C’est vrai, je me suis couché entre ses bras, je cherchais la signification de notre existence, tout me paraissait vain, soudain. Ça avait à voir avec une émission sur TF1 (Confessions intimes) où une nana de trente ans se désespérait de ne pas avoir un physique à la hauteur de ses espérances : elle se maquillait cinquante fois par jour, se faisait refaire les seins, gonfler les lèvres, pour cela montait à Paris, logeait apparemment dans un hôtel plus que convenable, elle exerçait le métier de strip-teaseuse (le métier… ?), on la voyait faire, face à des hommes tristes, ses seins comprimées dans une combinaison en cuir noir
(une pensée soudaine : qu’est-ce qui me distingue de cette fille-là ? qu’est-ce qui la distingue des hommes en cuir aux pectoraux développés qui me font fantasmer ?)
Son mec se lamentait sur le sort de sa pauvre petite chérie, qui : vous voyez, en tremble, regardez… La fille parlait comme une folle, il y avait deux voix dans sa voix, une deuxième voix venait régulièrement confirmer chaque phrase qu’elle avançait, dans un oui soupiré, avalé, guttural, elle était effrayante de folie, de superficialité désespérée, j’ai dit à Jean-Pierre que j’étais sûr qu’en plus elle votait pour le Front National.
(autre pensée : qu’est-ce qui me fait croire que mon vote est plus sensé que le sien ?)
On s’est couché l’un contre l’autre, j’ai dit : j’ai peur… Je n’ai pas dit de quoi, mais entre les collègues de la Fnac, les gens qui m’entourent et la médiocrité que retransmet la télévision, je me suis soudain demandé si ça valait la peine, où on allait, ce que l’on faisait là, en bref : les grandes questions inutiles de l’existence.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 24 septembre 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le lundi 11 novembre 2013