christophe grossi | lirécrire

Accueil > la chambre d’amis > Avant | résidence Laurent Herrou > Laurent Herrou | 12 septembre 2003

Laurent Herrou | 12 septembre 2003

Comment puis-je être crédible entre les heures passées à me branler devant des gars poilus à grosse bite et cette sensibilité féminine que je mets en avant, cette fille que je revendique en moi ?
Comment pourrez-vous jamais croire que devant Alias je suis Sydney Bristow, et devant 24, Nina Myers, quand devant ma caméra, je suis à poil, queue droite et tendue pour les mecs qui fantasment sur moi ?
Il y a un rapport bien sûr. Il y a le fantasme.
Il y a d’un côté l’objet de mon désir, et de l’autre : être l’objet de leur désir. Mais je les désire aussi, alors ? Il me faudrait une nouvelle psychanalyse, une mise au point. Une nouvelle confrontation. J’ai envie de comprendre ce que je fais.
Avril Lavigne sur la B&O, et regardant sa photo, je voudrais être une fille, cheveux longs, rebelle, prête à tout. Je suis cette fille, croyez-moi. Je pourrais en pleurer, je crois que c’est encore et toujours la seule chose qui puisse me faire pleurer : la confrontation dans le miroir. Ce que je ne suis pas.
J’ai joui face à Steve, cinquante-deux ans, pectoraux énormes, du ventre, des bras monstrueux, cuisses dures ancrées dans son fauteuil, face à sa propre caméra, queue large au gland circoncis, épais. J’ai joui face à ses photos – il m’appelait son, fils. Il disait : nice pic, son. Je répondais : wanna play with me, dad ? Qu’y a-t-il entre nous, quel est ce rapport ? Les ours.
Être ta fille.
Être ton fils.
Être libre – je ne le suis pas. N’ai pas su l’être, n’ai pas su ce qu’il fallait faire. N’ai pas joui de ma liberté, je ne parle pas sexuellement, je parle d’indépendance affective. J’ai toujours été dans la demande d’amour. Je n’ai jamais existé sans ça, sans l’amour. Il me fallait être désiré.
Est-ce pour cela que je désire ce que je n’aurai jamais ? Pour élever une barrière supplémentaire, infranchissable, à mes fantasmes ?
Vois où j’en suis, Hubert, regarde : à l’heure qu’il est, je ne suis même plus sûr de t’envoyer septembre. Parce que c’est trop personnel, incompréhensible. Parce que ça ne peut pas t’intéresser – ou parce qu’au contraire, ça le pourrait. T’intéresser. Te faire m’aimer. M’aimer, Hubert. Avoir envie de m’aimer. Avoir envie de me comprendre et tirer, ici, de l’autre côté de la page, un plaisir malsain (mais non-maîtrisé) à te manipuler.
À vous manipuler. Tous.
Vendredi matin, liberté.
Vendredi matin, je ne travaille pas. Il faut que j’aille poster la lettre pour H&O, la signature de Jean-Pierre, son accord. Hier soir Jean-Pierre s’est endormi, il était huit heures, il a dit : je ne sais pas ce que j’ai, un vrai coup de pompe. J’ai mis Les liaisons dangereuses, regardé en prenant le soin de fermer la fenêtre d’abord (le bruit de la ville que je ne supporte plus, qui envahit le salon, même le soir). Puis Jean-Pierre s’est levé, il a proposé que l’on regarde Alias. Ça m’a contrarié, il a senti que quelque chose n’allait pas. Il disait qu’il voulait dormir, demandait : tu ne m’en veux pas ? Il a dit : je crois que je vais y retourner, c’était avant qu’il s’installe dans le fauteuil, regarde quelques minutes du film de Frears, et propose Alias. J’ai répondu : bien sûr. Je ne sais pas dire ce que je veux faire. Je ne sais pas, malgré vos remarques, être égoïste. Il y avait trois épisodes de la série, ce qui nous a menés jusqu’à près de minuit, j’ai maudit M6. Une fois terminé, Jean-Pierre s’est levé, il ne m’a pas laissé le temps, il a lancé : moi, je vais me coucher. J’ai accusé le coup, j’ai tout éteint, l’ai rejoint au lit. Il a senti la tension en moi, a demandé ce qui n’allait pas, j’ai dit : rien. Je ne voulais pas expliquer ce qui n’a pas de sens. Il a soupiré. Tu me fais faire du souci. Il a remis Youri sur le tapis ce matin au café, en fait c’est cela : Jean-Pierre est jaloux, de nouveau.
Youri est un agent de sécurité, rond, épais, marié, tout ce qu’il y a de plus hétérosexuel, inaccessible, et qui ne m’intéresse pas sur ce plan-là. Mais pas du tout. Mon intérêt pour Youri s’attache à sa langue. Le russe. On discute, il m’apprend des mots, je me promets d’être plus studieux – comme pour le japonais, rien depuis Villequiers. Mercredi, Jean-Pierre est venu me chercher à six heures, je devais récupérer des livres dans le bureau de Youri (la sécurité garde nos emprunts jusqu’à la fermeture du magasin : que nous ne soyons pas tentés de les voler !), et Youri avait envie de parler. Il était de bonne humeur, une cliente lui avait offert de l’or parce qu’elle le trouvait serviable – je n’ai pas demandé quel genre de service. Marie est venue me chercher, elle a dit : il y a ton chéri qui te cherche. Il faisait la gueule, j’ai dit : je le crois pas, tu es jaloux ? Ça a pris quelques minutes quand même pour lui passer, pour qu’il digère le fait de m’attendre pendant que moi j’étais dans le bureau de Youri. Et moi j’attends pour rien ! J’ai éclaté de rire, j’ai dit : tu plaisantes, là ?
Apparemment pas.
Youri remis sur le tapis ce matin, légèrement, mais c’est dit quand même. J’ai envie que le kiné me fasse un massage, du dos, j’ai envie de lui demander si c’est possible de prendre un rendez-vous pour un massage, un vrai. Parce que je suis tendu. Ce soir, je lui demanderai – un autre sujet de dispute futur, une autre jalousie potentielle. Je joue avec la jalousie de Jean-Pierre, c’est peut-être cela, l’explication de tout ce que je fais, de tout ce que je dis.
Wanna play with me, Dad ?
Oui.

Ne rien faire.
Au courrier : rien.
E-mail : rien.
Ne rien attendre.
Rien.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 12 septembre 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le dimanche 3 novembre 2013