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Laurent Herrou | Avant | 28 août 2003

Jeudi. 11:35.
Dans l’attente de monter à la piscine, tous les deux. Dernier jour de vacances pour Jean-Pierre, qui reprend demain matin, 8:30. Dernier jour de vacances ensemble, ensuite c’est la rentrée, et le rythme des week-ends qui revient. Mes matinées solitaires, avant le travail, ou sans travailler. La kiné a trouvé que mon coude s’était un peu rouillé pendant les dix jours de vacances, à la question que je lui posais, si je pouvais venir plus souvent, elle a répondu : plus souvent que toutes les trois semaines, bien sûr ! Ça ne m’a pas fait rire. Après on a discuté de la reprise du boulot, le 11 septembre, elle disait que d’ici là, on aurait à nouveau fait des progrès. Il y a une angoisse qui monte, est montée hier soir, on regardait la télé, j’avais un sentiment de culpabilité que je n’expliquais pas. J’ai demandé à Jean-Pierre si j’avais oublié quelque chose, lui semblait dire que non ; j’ai compris que ça avait à voir avec le coude. Presque je m’en voulais d’avoir pris des vacances. D’avoir été léger avec la rééducation. J’imaginais le médecin me gueulant dessus, ou pire, cynique, me reprochant les vacances, me disant un truc du genre : vous avez joué au con, maintenant supportez-en les conséquences… En gros j’étais handicapé, je ne retrouverais jamais l’usage normal de mon coude.
J’ai refait des abdos ce matin, ça a été plus difficile qu’hier, mais j’ai tenu bon et j’en ai fait cinq de plus. Ce qui n’est pas grand-chose, mais c’est mieux que cinq de moins. Ou pas du tout.
J’ai refait des abdos, je retourne chez le kiné ce soir. 17:00. J’écris les heures en chiffres, mon journal change parfois. Se transforme. Je voudrais être capable de me libérer de mes propres contraintes : les passages à la ligne, les paragraphes, les dates. Mais je suis trop organisé. Méticuleux. Dans tout ce que je fais.
Il n’y a pas de courrier encore ce matin, à part la facture de téléphone (raisonnable, toujours cent euros) et un e-mail de Séverine qui me propose de nous voir demain à quatorze heures. J’accepte : Jean-Pierre reprend demain matin, je me serai branlé avant dix heures, et j’aurais même le temps de monter à la piscine avant de rejoindre Séverine. Il faut que j’aie une hygiène de vie, véritable. Je n’ai pas de nouvelles de H&O mais Jean-Pierre trouve que c’est normal. Il me connaît, il me sourit, il sait que je ne pose pas les questions mais il reconnaît le doute dans mes yeux. C’est pour cela qu’il me faut une vie bien organisée. Et des choses à faire, des tas de choses. Je vais être seul à partir de demain, et jusqu’au 10 septembre, face à l’écran, à mon corps « webcamisé », à mes attentes, à l’absence de courrier. Il faut que je sois capable de faire des choses, de programmer des choses, de m’y tenir.
Comme les abdos.
Ou le japonais.
L’écriture de nouvelles pages. Ou la continuation de celles qui ont été commencées.
Je ne parle pas de Nina Myers, voilà quelque chose qu’à cause de Paris, et de Triangul’ère, j’ai complètement passé à l’as. Nina Myers revient dans la saison 2 de 24, qui début le 20 septembre sur Canal+. Chez WHSmith, ils avaient déjà le coffret DVD complet de la seconde saison : il y avait une photo de Nina Myers au dos. Et un article du Journal du Dimanche prévenait les spectateurs que Jack allait retrouver Nina – « Mais, écrivait la journaliste, je ne vous en dis pas plus. » Jean-Pierre a dit : elle est nulle, celle-là, elle aurait dû ne rien dire. Moi, et malgré le fait que j’aime les surprises, j’étais heureux. Je savais que je regarderais le générique de chaque épisode en guettant l’apparition du nom de Sarah Clarke. Je me disais que s’ils étaient un peu intelligents, ils ne marqueraient pas son nom – mais elle interviendrait subrepticement à la fin d’un épisode. Une révélation. Chez Verticales où je suis passé récupérer Vice de forme, j’ai demandé des nouvelles de mes pages, Nina Myers. La fille a répondu qu’elle ne savait pas où elles étaient ; j’ai dit que je les avais envoyées à Yves Pagès à Pâques, elle a répondu qu’elle vérifierait avec lui. Elle a dit : à Pâques ? Mais alors c’est qu’il n’a pas encore donné de réponse, c’est tout… J’ai osé répondre que je ne croyais pas beaucoup en ces pages-là. J’aimerais bien que. Mais je n’y crois même pas du tout.
En attendant de monter à la piscine, j’écris le journal.
Il faudra me remettre à Chester et Paul. À J3L. Aux Héritiers, le cas échéant. Il faudrait faire avancer l’écriture, les projets. Ne pas me cantonner à me réfugier dans les pages du journal pour éviter d’écrire. Vraiment. Pour ne pas avoir envie, ensuite, d’envoyer. Essayer d’adopter un rythme intelligent, me coller à l’offre et la demande, voir ce que H&O attend (ou attendra) de moi. Il y a Dimanche, 20h50 entre leurs mains – un texte auquel je crois, malgré sa jeunesse. Il y aura, à lire, Vice de forme. Puis les autres, ce que j’ai sous la manche, en cours. Chester et Paul en tête, bien sûr.
Le téléphone va sonner : d’une façon ou d’une autre il faut que quelque chose arrive, relance le mouvement. On est encore au mois d’août. Septembre dans trois jours. Patience.

Nice.
C’est une ville difficile, la température y est peut-être pour quelque chose. Bruno déménage, la porte à côté de chez nous : on avait aménagé un espace convivial à cet étage, le dernier, sur le palier. On pouvait presque vivre la porte ouverte, il y avait une confiance. Mais Bruno nous dit : Nice, c’est pas fait pour moi… Il s’en va. Nice n’est pas fait pour moi non plus, je dis à Jean-Pierre que Bruno ne va pas être le seul à déménager. On n’approfondit pas. Depuis que l’on est de retour, Jean-Pierre est à nouveau de mauvaise humeur : il y a la rentrée demain ; la chaleur (il dit : il faut se faire une raison, ça ne va pas s’arrêter) ; il a mal à la tête, c’est presque permanent ; et puis je parle beaucoup, et puis je bouge beaucoup. On n’a pas fait l’amour en arrivant, il avait une allergie tout le long de la face inférieure de son sexe, c’était rouge, irrité, la peau craquelait, il a dit : va pas attraper quelque chose, quand j’ai proposé de le sucer quand même. Mais je savais qu’il dirait ça ; et puis l’humidité dans son état n’était pas une super idée. On n’a pas refait l’amour depuis la Bretagne en fait : Jean-Pierre est de mauvaise humeur. Et puis il fait chaud – et ça ne va pas s’arrêter demain. Je ne me plains pas, ce n’est pas un journal de plaintes. C’est une constatation, c’est le quotidien.
Nice. Qui est une ville difficile à de multiples égards. Je voudrais qu’il y ait une vague de froid, glaciale, pour geler l’atmosphère. Que les gens couvrent leur corps, leurs pieds. Que les shorts et les sandales disparaissent – et les orteils qui s’agitent de toute part, comme des insectes grouillants. Je voudrais une vague de froid qui ferait autant de morts que la canicule cet été. Je voudrais que l’hiver tue. Je voudrais qu’il paralyse les gens chez eux, qu’ils s’y terrent. Je voudrais être seul dans la ville, ne plus supporter les voix, les épaules qui s’interposent, les bousculades. Les gens qui cherchent la bagarre. Le quartier a changé, tout Nice se transforme. Plus tôt dans la rue, il y avait deux gars dans une bagnole au fond de l’impasse. Ce n’est pas ma faute s’ils étaient l’un Beur, l’autre Black. S’ils me regardaient avec un sale œil. Quand je suis passé près de la portière du Black, il a jeté un papier par la fenêtre, juste sur moi, sur mes jambes. Le papier est tombé sur le sol, je n’ai pas fait mine de m’y intéresser. Je pensais le ramasser, me retourner, demander ce que ça pouvait bien lui apporter, de me balancer son foutu papier dessus. Je ne le fais pas, je n’ai pas le courage de l’affrontement. Je ne sais pas me battre. J’ai rêvé que je disais à un type qui était un meurtrier que ce n’était pas la peine de me faire peur, je savais bien que je ne pourrais pas m’opposer à lui : il me répondait que dans ce cas-là, il prendrait du plaisir à me tuer lentement, à me faire souffrir. À me vider de mon sang, disait-il. Je me réveille avec horreur, je déteste Nice, ça se précise. Malgré le bienfait des vacances. Dès que l’on est ici, c’est la mort. Je retrouvais Jean-Pierre devant la porte du kiné, c’était hier après-midi, avant cinq heures, il y a une bagnole qui est passée près de nous. Ce n’est pas ma faute, une fois encore, si les deux occupants étaient des Beurs. À Paris, rue de Turenne, les Beurs me sourient. Dans le Marais, je me suis fait la remarque qu’il y en avait davantage, de jeunes gars Beurs, musclés, pas mal. Pas agressifs, souriant, draguant. Cherchant comme tout le monde la même chose que tout le monde. La bagnole est passée près de nous, j’ai senti quelque chose de bizarre, la voiture ralentissait, et le gars faisait un geste dans ma direction : quand j’ai pris conscience de lui, de son geste, il l’a répété en me regardant droit dans les yeux. Le conducteur. Il pointait ses doigts dans ma direction à la manière d’un revolver. Faisait mine de tirer. J’ai détourné les yeux sans commentaire. La voiture s’est enfoncée dans le parking de Nice-Étoile.
Je m’appelle Nina Myers, je suis un agent double.
Mes cheveux sont blonds à présent, les pointes tirent vers le roux clair, je suis devenu quelque chose de plus beau qu’auparavant, avec les boucles longues et les yeux verts. Ma tante, a fait presque un mini-scandale à Villequiers quand j’ai dit que j’avais les yeux verts. Ma grand-mère a ri de concert, et Arlette – même Jean-Pierre. C’est ça ! Des yeux verts… Ma tante se targuait d’être la seule de la famille qui. Mes yeux sont verts au centre, gris-bleu foncé autour de l’iris. Comme ma marraine, la mère de Cécile, j’ai une couronne orange autour de la pupille, c’est assez rare. J’ai de fait des yeux magnifiques, quoique petits, enfoncés. Jean-Pierre ce midi a remarqué qu’avec le teint bronzé, la couleur de mes yeux ressortait. Il me trouvait beau à Paris, aujourd’hui, à Nice, il reconnaît la couleur de mes yeux.
Il est de mauvaise humeur, mais ce n’est pas contre moi. Non. Jamais, presque jamais. Lorsque c’est le cas, nous désamorçons très vite. On en rit rapidement. On ne fait pas l’amour, mais je suppose que cette non-envie est réciproque. Il n’est pas le seul coupable de ce manque de contact.
Nice.
Je ne veux pas rester à Nice, je ne veux plus me confronter aux gens de Nice. Aux regards. J’ai réalisé que le regard des gens était différent, ici. Jean-Pierre a fait une remarque de cet ordre-là, il a dit : on n’est plus dans le Marais. Loin de là. Il fut un temps où on pouvait croiser le regard des gens, où le sourire était possible. L’ambiguïté parfois. La sympathie, juste ça. Mais c’est terminé. Je ne veux pas redescendre en ville, affronter les autres. Je voudrais une vague de froid polaire qui les terrasserait les uns après les autres.
Je n’ai pas peur du froid : je suis au-delà du froid.
Je m’appelle Nina Myers, et d’une certaine façon, je suis morte bien avant ce corps-là, que j’habite. Le froid ne me fait pas peur parce qu’il est mon univers.
L’enfer, je n’en veux plus.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 28 août 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le vendredi 18 octobre 2013