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Laurent Herrou | Avant | 17 août 2003

Exilé au « ranch », la cabane derrière la maison, l’endroit où l’on dîne, une véranda améliorée, une pièce supplémentaire qui fait face aux champs, à la campagne déserte. Exilé de la chaumière où ils sont arrivés tous, sans Florence qui doit roupiller quelque part, après le repas de coquillages tardif que nous avons pris – j’ai mangé de l’andouille fumée pour ma part, et du fromage. Il y avait des meubles à déménager, des efforts à faire, j’ai pris la fuite avec le portable sous le bras.
Après la douche.
Après la plage.
Après le repas.
Je me suis exilé au ranch, je suis attablé, seul, je tape les mots, le journal. C’est un dimanche comme les autres jours, ce sont les vacances, Florence dit : c’est bien d’avoir le temps. Le temps. Une variable rare, une entité singulière, qui leur manque. Cécile et Florence travaillent à l’agence, à plein temps, associées, compétentes. Complémentaires. Cécile et Florence et Pierre – l’agence d’avant qui compte aujourd’hui près d’une trentaine d’employés, qui prennent à leur tour des responsabilités. Celles dont je n’ai pas voulu à l’époque. Cécile et Florence en vacances, et Pierre part aussi, ce week-end, abandonne le bébé aux jeunes – et c’est la première fois que cela arrive, je crois, c’est une première. Florence dit : c’est bien d’avoir le temps. Elle est détendue, comme l’est Cécile, c’est nouveau. C’est mieux. Elles sont mieux, elles sont : belles. Ensemble.
Elles sont mes amies, mes cousines. Elles sont avec nous. Deux entités. Jean-Pierre et Laurent, Cécile et Florence. Nous sommes ensemble nous aussi. Tous les quatre. C’est rare.
C’est rare d’être ensemble à quatre.
Dans la voiture Florence a remarqué : en fait, Laurent, j’en entends beaucoup moins, des « en fait ». J’ai répondu que je faisais attention. Je fais très attention. Je fais très attention, à ce que je dis, je fais les choses bien, je dis les choses mieux. Ça ne me fait pas de mal de faire attention.
Non, je ne le prends pas mal.
Non, je n’ai pas mal pris la réflexion d’hier : il fallait néanmoins que je la digère, que je l’assimile. Qu’elle fasse son trajet dans mon système, que je l’expulse après l’avoir mâchée. Que je la chie.
J’expulse et je fais très attention. Et les « en fait » se raréfient, je les traque dans le discours, je les vois se pointer, je les anéantis avant qu’ils dépassent la barrière de ma bouche. Je réussis là où tant échouent. J’ai, il faut le dire, et quand je le veux, une sacrée volonté.
En plus d’un foutu caractère.
Merveilleuse Bretagne…
Nous nous sommes baignés comme hier, mais à Mousterlin cette fois, la plage de Kerler, chez les « culs nus » comme les appelle ma tante. Nous avons dépassé la plage à maillots, puis les corps se sont offerts, sous les nuages bas. Nous pensions que le soleil ne reviendrait pas, c’était sans compter la poésie quotidienne de la Bretagne. Une fois dans l’eau, il faisait bon, chaud. Puis de retour sur la plage, le vent a balayé les nuages, et le soleil est réapparu. Il faisait frais pourtant, de quoi masquer les brûlures du soleil. J’ai enfilé mon pull à un moment donné. J’avais gardé mon maillot – sans quoi ç’aurait été ridicule.
Ça ne les empêche pas, les autres, de se balader cul nul en tee-shirt. Montre Cartier, lunettes de soleil. Un sac, deux, parasol sous le bras et la bite au vent. C’est assez amusant, cela fait sourire ; parfois cela fait autre chose, chez moi, comme un nœud dans le ventre, le désir. J’ai lutté pour commencer.
Pour commencer je n’ai pas lutté, c’est-à-dire que je n’y pensais pas : pour commencer, je n’y ai pas pensé. Aux culs nus. Je me suis dit : c’est la plage, nous sommes à la plage, tous les quatre, ensemble. C’est l’eau de mer, qui est bonne pour le coude – qui va mieux, cela dit. J’ai bien vu qu’il y avait des corps, et des hommes seuls, des jambes écartées, des couilles rasées. Une fois sur ma serviette, la tête dans les bras, j’ai laissé le soleil me mordre sans réagir.
Et puis.
Et puis tu te relèves, et tu regardes à droite, à gauche. Le sable crisse et tes yeux suivent son pas, la danse de ses fesses, qui se contractent l’une après l’autre. Il a les couilles rases lui aussi, et un petit bout de queue ridicule, rabougri. Tu sais d’expérience qu’une fois dans ta bouche, sur tes lèvres, le membre se ferait dur. Cela te fait bander. Tu avales ta salive, tu ne peux t’empêcher de le suivre des yeux.
D’autres arriveront.
Mieux, moins biens, tu t’en fous. Tu n’es pas là pour tomber amoureux, ni pour les aimer. Tu as envie de les suivre, tu imagines que l’un après l’autre, tu t’étends sur leur serviette, sur leur corps gras ou maigre, tu les laisses enfler entre tes doigts, et tu les satisfais.
Jean-Pierre te dit : ça n’a pas l’air d’aller… Mais tu vas bien. Tu te demandes parfois si tu devrais le quitter, être honnête ; à d’autres moments tu te dis qu’il faut que tu vives, et que tu l’aimes en même temps. Tu sais que le faire souffrir ne servira à rien, comme il ne servira à rien d’attendre de lui ce qu’il ne te donnera jamais. Tu l’aimes pourtant, tu essaies de mettre cela en doute, par écrit, ou dans tes pensées les plus audacieuses, mais ça te revient comme une grande gifle dans la gueule : tu aimes Jean-Pierre.
Alors tu ne sais plus. Quoi faire.
Tu voudrais que les hommes jouissent avec toi, simplement cela : qu’ils jouissent avec toi. Tu voudrais jouir toi aussi, qu’il y ait une osmose, un moment de bonheur aveuglant, de plaisir. Tu voudrais lécher celui-là, te mettre à genoux derrière lui et écarter ses fesses.
Jean-Pierre te dit : t’as vu celui-là, ce n’est pas une queue qu’il a, c’est une massue !
Ensuite tu ne lâcheras plus celui-là des yeux : tu auras remarqué qu’il est avec sa femme et sa fille ; mais il te semblera que celui-là a remarqué lui aussi, que tu le regardais, et qu’il te regarde à son tour. Tu ne le lâcheras plus des yeux, tu imagineras des choses avec ce sexe-massue qui te fera rêver. Que tu voudrais voir dans un état plus avancé, prêt à entrer en toi par exemple ; ou à ravir ta gorge.
Tu ne sais plus ce que tu veux, tu reviens aux filles qui sont avec toi. Elles sont là, Cécile et Florence, tu sais que pendant ces vacances-là, tu ne feras pas l’amour avec Jean-Pierre au coucher du soleil en imaginant que des hommes te regardent ; comme tu n’inviteras pas (tu l’as déjà fait) un type à se branler au même rythme que toi pendant que tu suces Jean-Pierre. Tu n’as pas osé l’inviter réellement à se joindre à vous alors, tu ne l’aurais pas fait cette fois non plus, de peur que Jean-Pierre interrompe tout acte, et que tu sois toi trop avancé dans ton délire, ou trop au bord de la frustration, pour pouvoir t’arrêter. La douleur dans le ventre quand tu as envie de jouir, et que tu ne jouis pas. Les hommes ne sont pas pour toi. Les autres. Tu sais que ce n’est pas ces vacances-là qui verront vos deux corps s’enlacer au crépuscule sur le sable de Kerler, parmi les culs nus, qui vous regarderont ou non, se branleront ou non, feront de même ou non. Tu le regrettes bien sûr.
Tu t’enfermes dans tes bras posés sur la serviette sombre, tu fermes les yeux. Tu as gardé ton maillot cette fois-ci, tu sais que cela ne sert à rien, que ta nudité ne servira à rien. Tu n’as pas envie de l’offrir au soleil, et uniquement à lui. Jean-Pierre te fera la remarque que tu gardes ton maillot, tu trouveras cette excuse que tu ne veux pas attraper des coups de soleil mal placés ; tu diras aussi, parce que tu n’es pas un mauvais bougre, que tu as envie d’avoir cette marque blanche qu’arborent les acteurs américains dans les films pornos. Tu lui demanderas s’il ne trouve pas ça excitant. Il te sourira, aura envie de toi. Ou fera semblant.
Vous aimez faire l’amour ensemble, non ?
Crois-tu qu’il te ment ? Et toi, lui mens-tu quand tu jouis avec lui ?
Tu penses à autre chose, ou à quelqu’un d’autre parfois – qu’en est-il de lui ? Tu ne lui demandes pas parce que tu sais qu’il ne te répondra jamais ce que tu aurais envie d’entendre : qu’il a envie de quelqu’un d’autre. Il ne te le dira pas, soit qu’il ne le peut pas, n’en est pas capable, soit que ce n’est pas vrai. Il t’aime, il a envie de toi, et uniquement de toi. C’est ainsi qu’il fonctionne, c’est son système de valeur à lui. Sa façon d’être. Il ne réfléchit pas, il est fait comme ça : ça ne lui demande aucun effort, tandis que toi c’est un effort constant, de tous les jours, de ne pas suivre celui-là ou les fesses du premier, pour te mettre à genoux avec eux.
C’est un effort de tous les jours, tu le combats en te branlant. Tout le temps. Sur internet. Sans internet.
Hier soir, je me suis couché avant les autres. J’ai laissé les lumières allumées, je ne bandais pas. Même lorsque j’ai commencé à me branler, je ne bandais pas. J’ai pensé à Henri, et à quelqu’un d’autre dont je ne me souviens plus. J’ai pensé à internet, j’ai pensé avoir un amant. J’ai pensé qu’au retour à Nice, je pourrais avoir un amant. J’ai joui sur mon ventre, je ne bandais pas complètement, je n’étais pas très excité. Mais j’ai joui. J’ai essuyé le sperme avec une chaussette sale, qui portait encore les traces ce matin, de la jouissance nocturne. Quand Jean-Pierre est venu se coucher à son tour, je dormais presque.
Je ne lui ai pas dit, non.
J’aurais pu, ça ne l’aurait pas surpris outre mesure.
Je pourrais lui dire que j’ai envie de suivre celui-là ou les fesses d’un autre, pour me mettre à genoux, ça ne le surprendrait pas. Je pourrais lui dire que je vais y aller. Je pourrais me lever, lui dire : je reviens. Y aller. Je pourrais provoquer les hommes sur la plage de Kerler, aller les chercher. Je pourrais être la pute de Kerler, pour une journée, une soirée. Je pourrais les avoir tous, lui dire : attends-moi, je reviens. Ou : viens avec moi. Ou : regarde comme je suis beau quand je baise.
Dans Chester et Paul, mon héros dit cette phrase-là, qu’il a le sentiment d’être beau quand il est baisé par un homme.
Jean-Pierre dit : t’es beau quand tu suces.
Puis il jouit sur mon torse, contre moi, sur mon visage. Et nous n’en parlons plus.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 17 août 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le vendredi 11 octobre 2013