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Laurent Herrou | Avant | 13 août 2003
Les ouvriers ont commencé tôt ce matin, ceux sur l’immeuble d’en face : je n’ai pas réussi à me rendormir, une fois les fenêtres et les portes de communication fermées. Piqûre par ici, démangeaison par là, je me suis levé super énervé et je suis passé sous la douche. Jean-Pierre a demandé ce que je faisais tandis que je m’habillais ; j’ai pris les clés, j’ai répondu que j’allais acheter des brioches – le terme que l’on emploie pour dire des croissants ou toute autre viennoiserie. Le premier distributeur automatique où je suis allé était hors service, je me suis dit que la journée décidément commençait bien. En revenant je ne supportais plus mes vêtements ; Jean-Pierre avait l’impression qu’il faisait moins chaud, j’ai répondu : il est huit heures. En fait, il était neuf heures. On a décidé d’aller boire un café, mais l’un de nos ouvriers cette fois-ci a demandé qu’on laisse la fenêtre ouverte pour qu’il puisse en raboter les montants ; Jean-Pierre m’a fait signe : on ne peut plus aller boire le café. Il avait ouvert son courrier électronique, moi je n’avais pas envie d’aller vérifier le mien, je me doutais qu’il n’y aurait rien. Jean-Pierre a dit : on a du temps, même si on n’en a pas tant que ça vu que l’on déjeune avec ses parents, et qu’il y a avant cela des courses à faire pour eux. J’ai donc ouvert le courrier : il y avait une réponse de Cathy à propos de la polémique qui nous oppose depuis hier, une transmission malvenue sur la diffusion du VIH par des toxicos qui laissaient leurs seringues sur les sièges des cinémas avec une petite note : « Vous venez d’être infecté par le sida. » Ça m’a beaucoup énervé, j’ai commencé un courrier très en colère, Jean-Pierre qui me voyait dans un sale état, a demandé ce que c’était, j’ai raconté ; il m’a dit que j’avais tort de lancer une discussion, qu’il suffisait de désamorcer. Il m’a dicté les mots, plus ou moins, que j’ai envoyés à toutes les personnes de la mailing-list de Cathy : « Vérifiez vos sources avant de transmettre, ce canular de très mauvais goût a été déjà transmis il y a deux ans et infirmé à la même époque, merci. » Aujourd’hui elle répond en disant que sa source vient d’une femme-médecin, qu’a priori elle ne mettait pas sa parole en doute, mais puisque je le disais… Je n’ai pas poursuivi. J’ai ouvert le deuxième courrier (sur six, quatre pubs) qui provenait de Kinu : il avait du boulot mais proposait que l’on se voie à Paris après le 20 ; j’ai commencé à répondre que ça m’allait vu que Bretagne etc. mais j’ai effacé les mots. J’en avais marre de raconter ma vie.
Quand j’écris Jean-Pierre demande : qu’est-ce que tu écris ?
Quand je réponds : mon journal, il s’exclame : encore !
J’en ai marre pourtant, parfois, de raconter ma vie.
23:45.
En deux soirées, je me suis fait douze épisodes de Sex and the City. J’ai enfin terminé la troisième saison, il faut que je m’achète la quatrième. C’est une chance d’avoir du retard sur ces choses-là : lorsque l’on est en manque, lorsqu’on en a envie, il y a quelque chose à faire, on peut rattraper le temps perdu. I missed Carrie Bradshaw, and her fling for Big. I did miss you, Carrie… J’ai eu envie d’écrire à Carrie Bradshaw – oui, je sais que c’est un personnage… Mais je me prends bien pour Nina Myers, alors ! Envie d’écrire à Sarah Jessica Parker, signer Laura. J’ai eu envie d’être son amie, Jean-Pierre dit : je ne vois pas l’intérêt de ces trucs-là… Il dit : Friends ou Sex and the City… Je réponds qu’il ne fait pas dans les trucs de filles, lui. Il ne sait pas. Ici non plus, en France, ça ne prend pas. J’ai beau le vouloir, essayer, je n’aurais jamais ça. Avec Joe et Mag, j’ai essayé, ça ne prend pas. Marie et Séverine, impossible. Emily, Nath, Laurence… ? Non. Connement, c’est un truc d’adultes – et adultes, nous ne le sommes pas. J’ai bu deux verres de vin rouge à midi, un pastis, et puis encore trois verres de rouge ce soir, je suis donc, du moins j’étais, drunk. C’est là que m’apparaissent les choses, j’ai dit à Jean-Pierre : j’ai trente-six ans quand même ! Il a répondu qu’il en avait cinquante-deux. J’ai continué sur le fait que j’étais vendeur à la Fnac, que c’était pathétique ; je me disais qu’à Paris j’entrerais chez Verticales et je dirais : je veux du boulot. J’irais chez l’Ampoule, et je dirais : j’en ai marre de faire des trucs cons, je suis capable, try me. J’imaginais prendre un billet de train pour Béziers, débarquer chez H&O et dire à Henri : je ne sais pas ce que vous prévoyez pour moi, mais prévoyez grand parce que je ne vais pas m’arrêter. Idem avec Triangul’ère à Paris. Et puis merde ! Regardez-moi : j’ai un potentiel. Jean-Pierre demande : tu leur proposes quoi, après, chez H&O ? Je réfléchis, je dis que j’ai beaucoup travaillé, il demande des titres, je dis Dimanche, 20h50, je dis Vice de forme, j’évite Livraison, Sois honnête, j’évite Balland et Revue de presse, j’évite Le don, je ne compte pas les manuscrits, je donne deux titres, Jean-Pierre dit : bon t’as deux titres, et après ?
Bordel, je suis capable ! Mais faites-moi bosser, donnez-moi des sujets, de quoi écrire, c’est fou que j’en sois encore là, à trente-six ans. J’en ai marre, je n’en peux plus, je voudrais moi aussi – et c’est le problème avec ces feuilletons-là, qui vous donnent une idée de ce que vous pourriez avoir – une colonne dans un hebdomadaire, mon Sex and the City à moi. Je suis bon, je sais écrire, j’ai de l’humour, du talent, je réfléchis, j’ai des choses à dire, il faudrait juste une chance, que l’on me donne une chance. Que je saisisse une chance, que je tente ma chance.
Il faut y croire.
Il faut tout faire pour.
Le vin s’estompe, la griserie retombe et avec elle, les ambitions. Je suis dans ma chambre, sous les toits, on part à Paris après-demain et directement d’Orly vers la Bretagne, Clohars-Fouesnant, la famille, le nord.
Il faut y croire, il faut partir.
Je veux.
0:00.
_résidence Laurent Herrou | Avant | 13 août 2003
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le mardi 8 octobre 2013