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corderie (un récit) #13
La première version de Corderie a été publiée sur ce site en 2013 avant de paraître en février 2018 aux éditions L’Atelier contemporain. Augmenté de textes qui rassemblent des dizaines de récits possibles où la voix des vivants, tel un chœur antique, s’entremêle à celle des morts, la version définitive de Corderie en papier est accompagnée de dessins de Daniel Schlier et d’une lecture d’Emmanuelle Pagano. Ce que vous lirez ici n’est donc qu’une étape de travail.
Plutôt que d’aller me baigner, cet après-midi j’ai préféré rester dans le jardin et reprendre la lecture d’Intérieur de Thomas Clerc, éprouvant soudain le besoin de revenir vers la tentative d’épuisement de son appartement parisien, de poursuivre cette visite guidée où s’entremêlent faux inventaire perecquien, petites mythologies personnelles, autoportrait fictionné, observations mobilières, immobilières, monomaniaques et regards transversaux d’un intérieur (l’appartement) à un autre intérieur (son occupant).
Il y a quelques jours, comme cette double incursion dans le dedans résonnait étrangement en moi, j’avais arrêté la lecture : je ne parvenais plus à quitter le mien d’intérieur, mon corps infesté, parasité, squatté, soit-disant galeux ; il n’y avait plus de place pour accueillir une autre voix, un autre corps (parce que c’est avec l’intime qu’il nous attrape le narrateur, de la porte d’entrée à sa chambre en passant par la poignée des chiottes et le tapis de la salle de bain). Il y avait comme de la gêne en moi, celle de contaminer mon hôte lors de la visite.
Aujourd’hui je vois bien que le traitement commence à agir et que je me sens moins parasité, perturbé, brouillé, aliéné. Même si je rechigne encore à montrer mon dos ce n’est plus qu’une question de jours. Mais dans un peu plus de vingt-quatre heures nous serons partis.
Ce matin il y a eu cette énième virée au marché de la ville à côté. Hier soir mon fils m’a demandé s’il pouvait venir avec moi (en réalité ce n’était pas une demande, plutôt une supplication voire un ordre). À peine la question posée et répétée par lui, intégrée et entendue par moi, j’ai su que je pouvais faire une croix sur ce qui, pour moi, était devenu un rituel depuis plusieurs jours : profiter que tout le monde soit encore endormi pour aller m’asseoir sur une chaise bancale (blanche ou bleue) dans la rue Jules David, boire en solitaire un double expresso en engouffrant une viennoiserie, rouler ma première cigarette, observer des acteurs connus faire comme s’ils ne l’étaient pas, demander le code pour me connecter en wifi, consulter les messages reçus et y répondre parfois, visiter quelques sites, regarder les photos défiler sur Instagram, des instantanés postés du monde entier (au même moment il y a toujours quelqu’un qui entre dans sa nuit alors qu’un autre joue dans le sable et qu’un troisième prend ses gants et son écharpe en photo, une rame de métro, son croissant), avant d’aller acheter quelques fruits et légumes d’ici, un poisson, de la tapenade ou des rillettes, du vin blanc, du jambon fumé, un fromage de chèvre.
Il a posé sa question, sûr de lui, de son pouvoir, de son désir et j’ai dit oui. Je voulais dire non : Non cette heure j’en ai besoin, j’aime ce moment de la journée où je vais seul au milieu des gens d’ici et des touristes, des comme moi qui se sont levés tôt, des gens que je ne connais pas, que je croise seulement depuis dix jours, des maraîchers qui, en bons commerçants, me font remarquer qu’ils me reconnaissent, des gens avec qui je ne partagerai rien d’autre que des marchandises et un peu d’argent, des sourires et des sacs en plastique, des poids et des quantités, et l’air pur que dans ma tête j’imagine lavé par la nuit, la nuit que le jour a chassé à coups de pompes aux fesses, la nuit qui a retourné quelques-uns d’entre nous mais pas nous, pas encore nous.
Quand hier soir il m’a demandé s’il pouvait venir avec moi, quand il m’a supplié de m’accompagner ou de l’emmener avec lui, j’ai dit oui avec ma tête alors que je pensais non avec le cœur – contrairement au cancre, dans ce poème qu’on devait réciter devant toute la classe en primaire, je n’étais pas en train de dessiner le visage du bonheur.
J’ai dit oui, je pensais Pas moyen d’être tranquille une heure puis, en père coupable, lâche et aimant, j’ai dit d’accord, je lui ai souhaité bonne nuit et ce matin nous sommes partis tous les deux. Au début j’étais de mauvaise humeur (j’avais espéré qu’il ne se réveillerait pas si tôt : il était déjà dans mon dos à peine avais-je fermé la porte de ma chambre) mais vingt minutes plus tard, une fois débarbouillés, une fois montés dans la voiture, nous nous sommes mis à rire et j’ai mis fin à mon rituel en récitant une comptine où il était question d’un papa rapluie qui fait un abri à son enfant quand il a peur de la nuit, un papa ratonnerre je ne sais pas quoi faire quand il est en colère, un papa rasol avec qui je m’envole quand il rigole.
Maintenant c’est à nouveau la nuit et je viens de terminer Intérieur. Bien que le narrateur soit parfois pédant, trop sûr de ses goûts et de ses choix, souvent j’ai ri en le lisant. Plus d’une fois j’ai même eu envie d’être invité dans cet appartement que je ne connaîtrai sans doute jamais, dans lequel je n’aurais jamais été invité. Mon fils non plus n’aurait pas été le bienvenu dans cet Intérieur, le narrateur ne supportant pas les enfants, s’en plaignant (ceux des voisins) et se félicitant de n’être pas père. (C’est étrange : ces derniers temps je croise de plus en plus d’auteurs qui refusent la paternité et revendiquent ce choix dans leurs textes. Moi qui ne pensais jamais être père, qui l’ai été une première fois par un heureux accident à l’âge de trente-six ans et qui m’apprête à l’être pour la seconde fois cinq ans plus tard, si aujourd’hui je ne l’étais pas, le revendiquerais-je ? Sans doute ferais-je comme eux. Il n’y aurait donc pas de corderie, je me concentrerais sur autre chose (de moins affectif, de moins émotif), je n’aurais pas la même définition du mot inquiétude, je ne me poserais pas les mêmes questions, je continuerais à tenter de saisir quelle est la place du fils dans la famille, dans la société, dans le monde, et non celle d’un fils devenu père dans ce même monde où, les uns et les autres, nous ne parvenons pas toujours à ne pas faire bégayer nos paradoxes, dans ce monde qui se fout de savoir comment nous dégringolerons, seuls ou accompagnés – alors que nous pressentons bien comment tout ça finit, qu’on soit passé à la ligne ou pas.)
Maintenant que la nuit est avancée et bien que mes boutons continuent de diminuer à vue d’œil, comme il en reste suffisamment pour m’intranquilliser, je me demande : Et si je faisais une rechute ? (L’ombre sera longue à me détendre.)
@ suivre...
_cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, ouvert au public depuis le 17 août 2013, a vu le jour dans le bois de Trousse-Chemise (Les Portes-en-Ré) le 31 juillet de la même année
_horaires d’ouverture : 7j/7 & 24h/24
_nouveaux arrivages : aléatoires
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le lundi 14 octobre 2013