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corderie (un récit) #12

La première version de Corderie a été publiée sur ce site en 2013 avant de paraître en février 2018 aux éditions L’Atelier contemporain. Augmenté de textes qui rassemblent des dizaines de récits possibles où la voix des vivants, tel un chœur antique, s’entremêle à celle des morts, la version définitive de Corderie en papier est accompagnée de dessins de Daniel Schlier et d’une lecture d’Emmanuelle Pagano. Ce que vous lirez ici n’est donc qu’une étape de travail.

Tout à l’heure, entre deux averses, je lui ai annoncé que nous n’allions pas tarder à allumer un feu dans le jardin. Je savais que, pour lui, il y avait comme une magie enivrante dans ces quelques mots-là et que le monde pouvait même s’arrêter de tourner : il allait faire danser des flammes dans la lumière de Ré. Il m’a aidé à transbahuter les aiguilles de pin qui étaient tombées à terre et qu’hier nous avions stocké sous l’appentis – on aurait dit qu’il s’apprêtait à faire des boules de neige ou qu’il venait de trouver un oiseau blessé qu’il ne savait plus où poser. Une fois le tapis formé, nous avons balancé en vrac les petites branches mortes dans la cagette après les avoir cassées en deux et nous n’avons pas oublié de poser par-dessus deux ou trois morceaux de bois un peu plus gros. Après s’être soucié de savoir si nous aurions assez de munitions, il m’a regardé placer la cagette sur le petit muret à côté du barbecue bricolé par les propriétaires, en pierre. Alors j’ai allumé le feu. Je soufflais à droite à gauche au milieu pendant qu’il allait chercher le sac de charbon de bois. Le feu le fascinait. Je me suis souvenu que moi aussi à son âge (et même longtemps après) je pouvais rester des heures devant le feu préparé par mon père ou par son père, que j’étais invariablement attiré par les flammes, par la chaleur qui me picotait la peau si je m’approchais trop près et par les couleurs vives et changeantes mais que je craignais néanmoins les crépitements qui étaient le signe avant-coureur de projections parfois vicieuses. Malgré ça, la main était prête à farfouiller dans la gueule chargée à bloc au cas où mon père ou son père s’éloigneraient quelques instants, me laissant seul devant Vulcain, moi le nouveau maître des Forges – et c’est comme ça qu’un jour j’ai commencé à mettre le feu à la maison.
Nous avons parlé du feu, de son pouvoir, de son agressivité, de sa force, des premiers hommes qui l’ont convoqué, reçu, dompté et s’y sont brûlés. Il m’a demandé : Si je me brûle j’irai à l’hôpital ? Puis : Ça fait plus mal ou moins mal de se brûler avec le feu qu’avec de l’eau chaude ? Il faisait allusion à ce qui lui était arrivé l’été dernier.

On était en vacances, sur une île là aussi mais à l’étranger au bord de la mer Adriatique et je n’ai jamais pu oublier son cri ni ses pleurs de douleur ni la brûlure qui déchirait sa peau, l’épiderme. Ce jour-là j’ai senti que nous, parents, avions grimpé un barreau supplémentaire sur l’échelle de l’inquiétude.
Pendant quinze jours, nous avions étalé de la crème solaire sur son corps (IP 50+), nous évitions les expositions directes, les heures mauvaises, nous le mettions rarement torse-nu. Avant chaque sortie (et pendant, et pendant encore), nous lui tartinions le visage, le cou, le dos, le ventre, les bras, les jambes. Il nous était alors impossible d’imaginer que ce ne serait pas le soleil qui lui brûlerait la peau mais une tasse d’eau brûlante.
Il avait presque quatre ans. Les médecins du pays nous avaient assuré qu’il ne garderait aucune trace, pas de cicatrices avaient-ils dit (nous avait-on traduit).
Quelques-uns d’entre nous se souviennent assez bien de leurs premières années de vie. Je ne fais pas partie de ceux-là. Et lui, l’enfant brûlé, gardera-t-il en mémoire cette marque alors que sur le moment il ne semblait pas mesurer la gravité de sa blessure et qu’aujourd’hui il n’en parle presque plus ? J’ai eu très mal, a-t-il dit le soir de l’accident, le lendemain matin aussi : J’ai eu très mal tout de suite, mais deux jours plus tard il se mettait à nouveau à agiter ses mains et à exécuter des gestes brusques dès qu’une mouche s’approchait trop près de sa tasse de cacao ou de son assiette alors que c’est en voulant chasser l’une d’elles qu’il s’était renversé la tasse d’eau brûlante sur lui, brûlant au passage la peau du ventre et du torse au deuxième degré. Je me souviens qu’il ne comprenait pas que nos gestes et nos actes pouvaient porter à conséquence. Et nos maladresses en font partie mais un enfant de quatre ans, même s’il est déjà très adroit, est tout en maladresses : spontané, vivant l’instant présent, il oublie le danger. C’est là que j’ai commencé à comprendre qu’il pouvait ne pas avoir la mémoire du geste qui a pourtant provoqué une douleur intense dans tout son être. Il avait beau le savoir, il l’oubliait parfois.
Il ne pouvait plus se doucher ni se baigner, il lui était interdit de s’exposer au soleil et de jouer dans le sable, l’ombre le requerrait tout entier et pourtant jusqu’à notre départ il nous demandera plus d’une fois : Demain je retournerai dans la mer ? Si ça n’avait pas été aussi douloureux pour ses parents tout en compassion (qui eux n’avaient pas été brûlés mais avaient vu souffrir pour la première fois leur enfant – et même si ça n’avait pas été aussi douloureux qu’une brûlure, la blessure était allée se nicher dans le cœur, le ventre et une partie du cortex, là où elle avait pu faire gonfler leur inquiétude), si ça n’avait pas été aussi douloureux pour ses parents, sans doute auraient-ils pu sourire face à la naïveté de leur enfant, face à son désir de retourner dans l’eau, alors que la peau brûlée sur le ventre était protégée par un large bandage et qu’elle mettrait des semaines à être remplacée par une peau plus fine et blanche. Mais ses parents n’avaient pas le cœur à rire. Ils étaient inquiets et concentrés sur l’évolution de la brûlure (est-ce purulent ?), sur chacun des gestes de leur enfant (quand il se tient le ventre, y a-t-il un rapport avec la blessure ?), sur les soins à apporter, sur la guérison (quoi donner à son corps pour aider la peau à repousser le plus rapidement possible ?).
On lui donnait à boire, on le gardait à l’ombre, on lui demandait de ne pas trop s’agiter, on lui conseillait de dormir sur le dos, on lui promettait qu’il guérirait, que ce serait long mais qu’il guérirait, qu’on ferait tout pour qu’il guérisse.
Je me souviens de notre inquiétude : elle avait trois visages, au moins trois. Je me souviens avoir pensé que toutes les cinq secondes un enfant meurt dans le monde, quelles que soient les causes : guerres, famines, accidents, maltraitances, maladies... parfois dans l’indifférence, parfois même sans ses parents. Je me souviens m’être dit que je n’avais jamais eu le sentiment d’avoir été aussi près de la fragilité de l’être humain que le jour de la brûlure – et pourtant des blessés, des mourants, des fragiles, j’en avais déjà approchés et serrés et accompagnés : parce qu’il était un enfant, le mien ?

Il continuait à me parler : je ne sais pas si mes réponses tapaient dans le mille ou à côté, si je parvenais à aligner les souvenirs de l’été dernier tout en répondant à ses questions, si ça se voyait que ma bouche et mes yeux n’allaient plus dans la même direction. Dans tous les cas il s’est tu. J’ai alors pensé que si demain le monde devenait fou je devais lui apprendre à allumer et à entretenir un feu (j’ai trop lu McCarthy) mais dans la foulée je me suis dit que je ne serais peut-être jamais à la hauteur du père dans La route si jamais tous deux nous devions un jour errer dans le monde dévasté, si jamais il me fallait trouver le moyen de nous défendre et survivre, de le mettre à l’abri et, pour moi, de mourir en paix, le sachant prêt à repeupler ce bout de paysage qui aurait été préservé et à rajouter des câbles supplémentaires dans la corderie. Par ricochets, j’ai pensé à C. – un jour, c’est imparable, nous serons tous deux séparés – et j’ai immédiatement fermé les yeux (une vision terrible : devant moi la mère du gamin dans La route) afin de fuir au plus vite ce feu qui avait la même force d’attraction et de gravité que le paysage quand je roule seul sur l’autoroute pendant des heures. J’ai fermé les yeux puis j’ai demandé à mon fils s’il pouvait aller chercher une fourchette dans la cuisine et prévenir sa maman que nous mangerions dans une vingtaine de minutes. Je n’ai pas osé penser à ma fille qui n’est pas encore née. J’avais les yeux humides, la fumée sans doute. Alors j’ai empoigné violemment les poissons achetés le matin au marché et un couteau, je me suis mis à les écailler, à les préparer – toujours le même frisson au moment où le couteau vient se planter dans la peau et commence à la déchirer – puis j’ai arraché leurs entrailles mais la tête je n’ai pas voulu la leur couper (je voulais garder les joues intactes) si bien que j’ai oublié de les énucléer. Quand il est revenu la fourchette à la main il ne les quittait pas des yeux. Après les avoir assaisonnés (sel marin, poivres, huile d’olive, basilic et coriandre, une rondelle de citron, deux tomates-cerises coupées en deux) je les ai enveloppés dans du papier aluminium.
J’ai compris trop tard qu’il garderait cette image en lui, celle des yeux des poissons dans leur papier aluminium (une sauvagerie), qu’il ne les mangerait pas à table même s’il était fier d’avoir participé à leur cuisson et qu’il en parlerait longtemps à sa mère (le feu surtout et le bois qu’il avait ramassé). Vingt minutes plus tard, quand il ferait allusion aux yeux je me sentirais un peu barbare mais loin, bien loin de l’image du père apprenant à son fils les ficelles de la débrouille et de la survie dans le pays des cendres.

@ suivre...


_cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, ouvert au public depuis le 17 août 2013, a vu le jour dans le bois de Trousse-Chemise (Les Portes-en-Ré) le 31 juillet de la même année
_horaires d’ouverture : 7j/7 & 24h/24
_nouveaux arrivages : aléatoires

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
BY-NC-SA (site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne et dernière modification le samedi 5 octobre 2013