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corderie (journal) #6
La première version de Corderie a été publiée sur ce site en 2013 avant de paraître en février 2018 aux éditions L’Atelier contemporain. Augmenté de textes qui rassemblent des dizaines de récits possibles où la voix des vivants, tel un chœur antique, s’entremêle à celle des morts, la version définitive de Corderie en papier est accompagnée de dessins de Daniel Schlier et d’une lecture d’Emmanuelle Pagano. Ce que vous lirez ici n’est donc qu’une étape de travail.
Depuis la plage du petit bec, sur les coups de dix-huit heures au mois d’août, quand je me tourne vers la gauche et que je regarde au loin du côté du Phare des Baleines, l’océan a des reflets de carte postale. Plus près de moi, là où les rouleaux charrient algues, vases, sable retourné et quelques emballages à peine blanchis par l’eau salée et les roulés-boulés, la couleur argentée n’est plus qu’un souvenir dans le boîtier qui tue le temps.
Temps de la vacance où regarder le jour s’étirer, se racornir. Temps du regard qui s’égare, qui ne bute plus contre les vitres et l’écran du bureau, contre les murs des souterrains et qui efface les faces. Temps de l’horizon, du large, du lointain. Temps de la vie à trois et demi. Temps de la nage, des plongeons dans les rouleaux. Ici les algues collent aux doigts, aux cheveux. Temps de la planche, du dos crawlé, sel et soleil dans les yeux. Temps de la brasse coulée, du hoquet sous-marin, de la tasse. Des voiliers fantômes passent, repassent : on apprend leur nom. Se concentrer, oublier les apprentis surfers un peu plus loin sur la droite, s’isoler. Ces quelques minutes sans personne autour sont réconfortantes (je n’aime ni les piscines ni le monde ni le bruit) : au loin, un brouhaha seulement. Compter. Éviter aux lettres de se former et éloigner les mots qui en appelleront d’autres, qui formeront des phrases. S’appuyer sur les nombres, les suites logiques. Ou sur le compte-à-rebours. Tant de temps. Temps de temps.
Au début je ne sais pas faire, je ne sais pas comment faire. Je vais nager, me sèche, essaie de lire Comme les amours de Javier Marías mais lire Javier Marías demande de la concentration et souvent je n’ai pas terminé une phrase (elles sont souvent très longues les siennes, avec beaucoup d’incises, de digressions et de propos rapportés) que mon fils me pose déjà une question. Je voudrais lui dire Attends que je finisse la phrase mais il ne comprendrait pas : ce matin il m’a dit Mais tu ne lis pas je n’entends pas ta voix. Il devait penser que je faisais semblant de lire. Je voudrais terminer cette phrase mais je suis partagé : ce que décortique Marías à ce moment-là de l’histoire a à voir avec la mort d’un père (assassiné), avec le deuil de sa femme, avec l’incompréhension de leurs deux enfants dont l’un a l’âge de mon fils, ce fils qui ne comprend pas encore que la mort de son père va modifier considérablement sa vie de petit d’homme, lui qui pense que son père est parti en voyage, un voyage qui durera plus longtemps que d’habitude, duquel il ne reviendra pas, un voyage qui durera toute ta vie, lui dit sa mère, perdue. Alors je referme la tablette, réponds aux questions de mon fils et joue avec lui.
« Ils ont découvert que les gens meurent, et que meurent ceux qui étaient pour eux les plus indestructibles, leurs parents », écrit Javier Marías.
Sur la plage : corps allongés, assis, face/profil, un quart de tour tous les quoi ? Des enfants, des centaines, des grappes d’enfants. Leurs entreprises de construction/déconstruction est ce que je préfère regarder. Des ados jouent (raquettes de toutes tailles) et ça fait plonk ou pfffuit. Des amoureux, des familles, des allées et venues, ça discute et ça commence à sortir le rosé de la glacière ou ça se prépare à dégager.
Ça vient doucement, il me faut du temps. Maintenant ça va bien : regarder me prend l’essentiel de mon temps.
Je n’aime pas le photographe des plages, ni ses poses ridicules ni sa tchatche de bonimenteur. Je regarde de travers ce type (bermuda kaki, lunettes de soleil, catogan) qui flaire sa prochaine victime : un petit souvenir msieurdam’ et c’est gratuit et ça vous coûtera rien si vous voulez pas et vous avez qu’à passer au studio tranquille tranquille et vous verrez bien le résultat et surtout pas d’engagement que du bonheur. Faut bien bouffer mais. C’est ce qu’il fait faire aux gamines de six, huit, dix ans qui ne me met pas à l’aise : main droite posée sur la taille côté droit, rotation, visage tourné vers la gauche, par-dessus l’épaule. Pour les garçons, c’est version Stallone. Et des Madame Chatouille par ci et des Monsieur Costaud par là. Et les parents sur le côté qui se pincent de rire en regardant leurs progénitures jouer aux pin-up, aux faux durs. Que fait-il de ces images une fois l’été terminé ?
Un Hulot, caleçon trop long, trop large, trop grand, fait quelques étirements avant de jauger la température de l’eau, une fois deux fois, nouveaux étirements, il disparaît. Un autre revient de sa baignade et propose à sa ribambelle d’amis un programme digne d’un Gentil Organisateur : les autres restent assis à regarder dans toutes les directions pendant qu’il gesticule. L’anglaise et sa peau laiteuse, maillot de bain rétro et mules compensées, je la verrais bien avec le type au caleçon trop long (Hulot) que je n’ai pas revu.
« Nous le faisons tous à des degrés divers, chercher refuge dans ce qui a existé et qui n’existe plus », écrit Javier Marías.
Maintenant mon fils cherche à inonder son bout de plage, entreprise vouée à l’échec mais qui ne le décourage pas. Une centaine d’allers et retours plus tard entre bord d’océan et chantier, seau à la main, il est toujours là à tenter d’élever une digue – le réservoir est toujours à sec. Alors il enterre des cailloux. Je ne comprends pas le but de cet ouvrage, ne cherche pas à comprendre. J’aime que son projet ne soit pas réaliste et son obstination à occuper ce terrain avec sérieux me rappelle que je détestais enfant qu’on vienne me demander ce que j’étais en train de faire. Ses lèvres bougent, je n’entends pas ce qu’il se dit. Moi aussi je parlais seul (et je continue à le faire). J’aime le savoir traversé d’histoires, vite remplacées, vite oubliées, toutes vécues à fond, ne serait-ce que cinq minutes ou vingt.
Depuis quelques jours je suis obsédé par la mémoire du corps. Quand je regarde mon fils c’est moi enfant que je reconnais. Ce lien-là je ne l’avais pas encore fait jusqu’ici. Il aura fallu cinq ans et l’attente d’un deuxième enfant pour commencer à entrevoir le fil de notre histoire, par les gestes, celle qui me relie à mon père, à mon fils : notre corderie.
« Parfois je me prends à imaginer le monde sans moi et cela me fait peur. Pour les enfants et pour Luisa, pour personne d’autre, ne t’en fais pas, je ne m’accorde pas tant d’importance », écrit Javier Marías.
@ suivre...
_cet atelier de fabrication de ficelles, de câbles et de cordes, ouvert au public depuis le 17 août 2013, a vu le jour dans le bois de Trousse-Chemise (Les Portes-en-Ré) le 31 juillet de la même année
_horaires d’ouverture : 7j/7 & 24h/24
_nouveaux arrivages : week-end & mercredi
écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
(site sous licence Creative Commons BY-NC-SA)
première mise en ligne
et dernière modification le mercredi 4 septembre 2013