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Julien Boutonnier | Vie de Pierre Louis de Maurenson

► Vingt-huitième participation aux Vases communicants en compagnie ce mois-ci de Julien Boutonnier. Infra vous pourrez lire son étonnante fiction autour de la recherche d’un mot non prononcé ; ma proposition intitulée Suppr. se trouve quant à elle sur son blog, peut(-)être. Nous sommes chacun partis d’une phrase écrite par l’autre.
Si Julien ne m’avait pas fait signe il y a presque deux ans je serais peut-être passé à côté de son travail. À l’époque il publiait chaque jour un chapitre d’un roman en cours. Puis sont venus d’autres expériences littéraires, des notes croisées et plus tard son journal de bord (« peut(-)être : l’incertitude et la possibilité, l’une conditionnant l’autre et réciproquement, par l’opération du trait d’union entre parenthèses. »). Depuis près d’un an, il travaille sur un projet vaste, ambitieux, courageux aussi, M.E.R.E, où s’alternent Les balises et Voyage à Mazamet : deux formes où questionner le rapport au corps, au deuil impossible (le trauma), deux tentatives où faire parler la et les morts, les peurs ou les rêves à travers l’Histoire, la fiction et le vécu, deux chemins qui n’en feront plus qu’un à la fin où le formel et le viscéral plongent au cœur de la matière : l’être vivant et l’écriture. « J’écris ma mère, la douleur, la profondeur, la rage et le cri. Je ne louvoie plus. Je suis l’auteur de l’absence de ma mère. C’est structurel. La matière d’une langue qui me loge », écrit-il dans son journal.
Merci à Julien pour l’invitation et la confiance. N’oubliez pas de consulter la liste des échanges du mois sur le blog tenu avec minutie par Brigitte Célérier que nous remercions une fois encore.
ChG

 
 

JULIEN BOUTONNIER | Vie de Pierre Louis de Maurenson


 

Là peut-être que le travail commence : chercher le mot non prononcé […] .
Christophe Grossi, plis, série corps pluriels
dimanche 17 février 2011

 
 
Certains érudits affirment qu’il existe un mot que personne n’a jamais prononcé. Ce serait un mot formé de trois syllabes, d’une prononciation d’un abord simple quoique difficile à rendre tout à fait correctement, dont l’usage servirait à désigner un objet de notre quotidien aussi évident qu’un bijou, un ustensile de cuisine ou une couverture. Il existerait une chose dont nous nous servons tous les jours qui aurait un nom que nous ne connaissons pas. Pour un motif insondable, nous ferions tous les jours usage d’un objet que nous ignorons puisque, faute d’être nommé, il n’entrerait pas dans les catégories de notre entendement. Il s’agit de comprendre donc qu’à un moment ou l’autre de notre emploi du temps, nous ferions quelque chose qui nous échappe, et ce, probablement, depuis toujours.
Ce fut le jeudi 11 septembre 1732 que, par un hasard vertueux, le dénommé Pierre Louis de Maurenson, gentilhomme périgourdin, entr’aperçut le mystérieux objet, confirmant, peut-être, de la sorte, les intuitions plus ou moins formulées d’une longue généalogie de chercheurs de vérité, des mystagogues égyptiens aux ermites taoïstes chinois, des exégètes talmudistes aux yogis himalayens.
Monsieur de Maurenson travaillait ce jour-là dans son atelier à la confection d’un automate d’allure humaine qui serait dans la capacité de parler pour donner la date du jour et livrer la météo du moment. L’inventeur mécanicien misait beaucoup sur cet automate puisque, suite au grand succès que son canard digérateur avait obtenu à la cour, le roi lui-même lui avait soufflé l’idée de cette mécanique, laissant entendre que sa fortune serait faite s’il parvenait à la réaliser. Il en allait pour le monarque du prestige de sa cour et de la promotion de l’excellence de la nation française dans une Europe enfiévrée par les sciences et les innovations techniques. Pour de Maurenson, l’enjeu était tout bonnement celui d’une vie puisque le jeune mécanicien se voyait non seulement offrir l’occasion d’assurer l’opulence de sa maison, mais aussi la liberté de se consacrer à son aise au grand projet qu’il caressait depuis son adolescence, la réalisation et le développement industriel d’une machine à casser les noix du Périgord pour en extraire le fragile et précieux cerneau.
Aux alentours de 11h15, le mécanicien s’attelait, comme il le faisait depuis des mois, à régler le complexe assemblage de soufflets minuscules et de hanches vibratiles dont il espérait extirper ce qui pourrait se rapprocher d’une voix, quand, après une manipulation malhabile, il souffla de dépit en direction du dispositif d’où, de façon inattendue, sortit un son curieux comme d’une gorge humaine. A ce moment précis, l’inventeur levait les yeux vers la console qui jouxtait la porte d’entrée, sur laquelle tiédissait la boisson chocolatée que Jean, domestique aussi lent qu’appliqué, avait posée quelques minutes auparavant.
Là, à cet instant, la simultanéité du son accidentel et du regard dirigé vers la chocolatière aurait donné à Monsieur de Maurenson d’apercevoir, pas même durant une seconde, sur le plateau de la console, l’objet désigné par le mot non prononcé. Ce qui put se passer dans les minutes qui suivirent demeure un mystère. Monsieur de Maurenson est, selon ses dires, revenu à lui comme après s’être éclipsé dans le rêve de quelqu’un d’autre. Son absence aurait duré une quinzaine de minutes à l’en croire.
Il ne fut plus jamais en mesure d’apercevoir l’objet qu’il décrivit de la sorte jusqu’à la fin de sa vie, sans jamais ajouter ou retrancher un mot à sa laconique description : « C’était une chose oblongue, d’une vingtaine de centimètres, faite d’un bois sombre et reflétant la lumière du jour. » Quant au son issu de son montage, il ne put jamais, malgré de très nombreuses tentatives, le reproduire à l’identique, d’autant qu’il n’en gardait qu’un très vague souvenir. À ce propos, il semblerait, à lire les considérations des érudits, notamment la dynastie hassidique de Bratslav, que ce son accidentel corresponde à l’accent tonique du mot non prononcé, lequel ne doit pas, toujours selon les herméneutes de l’école de Rabbi Nahman Ben Feyga, excéder trois syllabes, pour des raisons extrêmement complexes que nous serions bien en peine de transmettre dans le cadre de ce récit.
Quant au rêve, voici comment de Maurenson le raconte : « J’ai conscience que ce que je vois n’est pas réel. J’ai aussi à l’esprit que ce n’est pas moi qui rêve. Je suis dans un songe dont l’auteur m’est inconnu. Je m’y promène comme lors d’un voyage. Et voici ce que je vois : une magnifique construction tout de marbre blanc s’élève devant un réseau de bassins paisibles où nagent de petites grenouilles et fleurissent des nymphéas. Le soleil se couche et rosit le palais de style oriental qui présente un immense dôme et des tours effilées qui dardent dans l’éther du crépuscule. Je marche sur un chemin bordé de cyprès. Un zéphyr délicat caresse ma peau. Je m’aperçois que je suis nu. Mais cette découverte ne me surprend à vrai dire pas. Une femme drapée dans une longue chevelure ondulante et flavescente, que ma tenue d’Adam n’intimide aucunement, s’avance comme flottant dans l’air vespéral. Elle me dit : “Tu as jeté le tison sur le parvis, la bravoure est à Pondichéry.” Je reprends brusquement mes esprits. »
Il est difficile de narrer avec quelque exactitude les mois de la vie de Pierre Louis de Maurenson à la suite de cet incident qui, considéré objectivement, constitue un événement somme toute facilement explicable, qu’on pourrait attribuer par exemple à un excès de fatigue et qualifier de rêverie diurne, de fantaisie de l’esprit, de sorte qu’un homme raisonnable aurait eu tôt fait d’en oublier jusqu’à la survenue. Il n’en fut rien pour de Maurenson. Le mécanicien de haut lignage, qui avait toujours fait montre de l’esprit le plus rationnel qui soit, entra dans une frénésie d’activités toutes plus surprenantes les unes que les autres dont personne, et surtout pas ses proches, ne comprit les motivations. Une seule chose paraissait évidente, elles avaient toutes partie liée avec l’expérience du 11 septembre.
Il suffit, pour se faire une idée de la boulimie d’entreprises qui anima de Maurenson, de savoir qu’en quelques semaines il commença d’étudier le sanskrit, se lança dans la confection d’un baromètre révolutionnaire, s’intéressa à la reproduction des nénuphars, se piqua d’améliorer les microscopes du drapier néerlandais Leeuwenkoek, rédigea une notice visant à expliquer le processus de la parthénogenèse du puceron, investit une part importante de ses biens dans l’armement et l’entretien des troupes françaises présentes à Pondichery où il se rendit l’année suivante sur un navire de la Compagnie des Indes.
Il chercha à justifier son voyage auprès de son épouse, folle d’inquiétude et fort désemparée, en arguant qu’il était de son devoir de chercher l’auteur du rêve dans lequel il avait été un instant transporté. Ses yeux brûlèrent comme deux brandons emportés par le vent, il passa le seuil de la porte et s’engouffra dans son carrosse.
Il ne donna aucun signe de vie durant quinze ans. La dernière archive attestant de sa présence à Pondichéry, une signature sur le registre d’une vente de chevaux, est datée de quelques jours après son débarquement.
Il réapparut à Lorient en 1748 et retourna sur ses terres accompagné d’un ascète hindou, un maître, nommé Mataji Krishnabaï. Il réaménagea sa gentilhommière dans un style où le vide avait toute sa place et rebaptisa le lieu de ses ancêtres du nom d’Anandashram dont il fit peindre les lettres sur la façade du bâtiment principal, ce qui provoqua l’étonnement des uns, les sarcasmes des autres, l’hostilité des nobliaux de la région et le départ définitif de sa femme, de ses enfants et de la plupart de ses domestiques, excepté Jean. Il accueillit ces difficultés avec ce sourire tranquille et douloureux qui ne le quittait plus.
Il pratiqua la méditation, le jeûne, l’étude, et s’investit dans l’aide aux plus démunis. En 1753, il organisa l’assèchement d’un marais qui se trouvait sur ses terres et offrit aux paysans de le cultiver sans contrepartie. Les produits étaient partagés le samedi après-midi dans la cour d’Anandashram pour que les malades et les anciens puissent en bénéficier. Cela donnait lieu à une fête où l’on chantait et dansait, « où l’on vivait dans la proximité d’une joie intense et simple », comme le note dans son journal un prêtre, Jean Dutilleul, de passage dans la région.
De Maurenson développa un intense échange épistolaire avec tout ce que l’Europe et l’Orient comptaient de cabalistes, de mystiques chrétiens, de soufis, de bouddhistes et de taoïstes. Il s’entoura pour cela de traducteurs de tous les horizons avec qui il entreprit, dès 1755, de donner à lire en français les traités fondamentaux des grands courants religieux et philosophiques. Il écrivit lui-même un court opuscule, saisissant de densité et de simplicité, intitulé Chercher le mot non prononcé. Cet ouvrage connut un grand succès dans les milieux initiés, notamment en Europe de l’Est, dans certaines yeshivas audacieuses des juifs hassidims.
Pierre Louis de Maurenson fut reçu à la cour avec Mataji Krishnabaï en 1760 pour exposer les préceptes traditionnels du maître hindou, mais aussi pour livrer sa propre mystique basée sur la recherche du mot non prononcé ainsi que sur la révélation du 11 septembre, comme quoi une part de notre quotidien se déroule à notre insu.
L’exposé, suivi d’une démonstration de yoga et d’une épique séance de méditation partagée avec les gens de la cour dans les jardins de Versailles, fut couronné de succès. On situe généralement l’introduction des pratiques méditatives dans le royaume de France à cette date. Nombre de nobles se convertirent, sinon à l’hindouisme, du moins à la pratique de certains préceptes. Il y eut chez les jeunes aristocrates un réel engouement pour la recherche du mot non prononcé. Anandashram ne désemplit pas durant plusieurs années et devint un lieu de discussions d’une incroyable richesse, où l’on pouvait partager la table avec des paysans, un adepte d’Averroès, un orthodoxe russe, un rabbin ou encore les orphelins musiciens qu’on accueillait tout le long de l’année.
Pierre Louis de Maurenson mourut le 26 juin 1777. On raconte que ses derniers mots furent pour la coopérative d’élevage des noyers qu’il avait mise en place pour que les paysans en deviennent eux-mêmes les gérants et dans laquelle fonctionnaient trois magnifiques machines à extraire le cerneau de sa coquille. Il fut enterré dans le cimetière familial pour ne pas provoquer de scandale, bien que son souhait intime aurait été que son corps soit incinéré. La cérémonie donna lieu à une fête à la fois triste et joyeuse qui rassembla, dit-on, plus de mille participants issus de toutes les strates de la société.
Anandashram existe encore aujourd’hui et, malgré bien des péripéties, continue d’être ce lieu d’échanges et de solidarité voulu par son initiateur. La doctrine du mot non prononcé a été reprise, plusieurs fois réinterprétée dans des contextes tour à tour mystiques ou philosophiques. Sigmund Freud, inventeur de la psychanalyse, peut être considéré comme un de ses principaux créditeurs ; il suffit pour s’en convaincre de lire son article majeur « Causes et conséquences d’une absence du mot. »
 

 
Texte : Julien Boutonnier, septembre 2013
Photo : anonyme

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le vendredi 6 septembre 2013