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Avant | 22 juin 2003

Drôle de week-end : Jean-Pierre travaille sur son portable, dans la cuisine, un drap jaune tendu entre les deux battants de la fenêtre pour empêcher la lumière d’entrer, et laisser filtrer uniquement les courants d’air, rares. Je passe d’une pièce à l’autre, il demande : tu veux faire quelque chose ? Je ne sais pas. Je me suis dit qu’il fallait que j’en profite pour écrire un nouveau livre. Hier, je me suis dit qu’il fallait que j’en profite pour me branler – Jean-Pierre demandait : tu es en manque ? Je me suis donc installé face à l’écran, j’ai connecté AOL une première fois, il y avait des gars en ligne, je suis entré dans une chat-room où j’ai expliqué mon cas : avec Jean-Pierre dans la cuisine, l’envie de me branler, l’absence de photos à envoyer cette fois, mais mon besoin d’en voir. Je bandais, je me caressais, les gars ont commencé à me demander de quoi je parlais, ça a vite tourné au règlement de compte, j’ai débandé, certains ont pris mon parti, de fil en aiguille je me suis pris au jeu (mais l’excitation était tombée). J’ai déconnecté. Un peu plus tard Jean-Pierre a proposé une douche ensemble, je me suis déshabillé, allongé sur le lit, il choisissait des morceaux de musique pour son film, je me suis branlé un peu, j’ai compris qu’il ne viendrait pas me rejoindre, il avait repris son travail, je ne voulais pas l’emmerder, j’ai reconnecté : Paul était en ligne, et Randy. J’ai ignoré Paul, je n’ai pas essayé une autre chat-room, j’ai dit à Randy que je bandais, j’ai une fois de plus donné le contexte, Randy demandait des détails sur Jean-Pierre, s’il était aussi poilu que moi, aussi chaud que moi, si on aimait les trios, j’ai débandé rapidement, même si c’était mon fantasme, je voyais bien que ça ne marcherait pas, j’ai déconnecté. On est passé sous la douche, Jean-Pierre n’en pouvait plus de l’ordinateur, il bandait en me savonnant, moi je n’y arrivais pas. Il a demandé : tu n’as plus envie ? J’ai dit non, j’ai dit que je pouvais le faire jouir, s’il voulait. Il a dit non à son tour, que ça attendrait ensemble, tous les deux, aujourd’hui.
Aujourd’hui : Jean-Pierre enregistre la musique de son nouveau film, j’ai connecté internet, les quatre boîtes aux lettres que je n’ai plus honte de visiter même en sa présence. Drôle de week-end en cela, que j’ai passé un cap, je suis capable de connecter une boîte aux lettres cul avec lui dans l’appartement, lui dire que je vais me connecter – après la chat-room, hier, il m’a demandé si j’allais mieux, si j’avais fait des cochonneries… Drôle de week-end en cela que je n’ai presque plus envie, conséquence de l’aval de Jean-Pierre, de garder ces boîtes aux lettres. Je pensais les détruire une fois de plus, l’idée m’est apparue séduisante, hier soir, allongé près de Jean-Pierre qui s’endormait malgré la chaleur, de disparaître complètement. De le vie de Paul, d’Arnaud, de Randy, d’Olivier, des amants virtuels, des pic traders. Disparaître, détruire les comptes cul. Redevenir Laurent Herrou. J’ai connecté les quatre boîtes aux lettres, aujourd’hui, il y avait de la pub sur toutes, et Demetrius, et Randy à nouveau, et Chuck, en ligne. J’ai effacé les e-mails poubelle, j’ai déconnecté, je n’ai pas attendu que qui que ce soit m’adresse la parole, pas plus que je n’ai envoyé de message à l’un d’entre eux. Redevenir Laurent Herrou. Jean-Pierre, entre la cuisine et le téléphone, un appel que je n’identifie pas en entendant ses mots – ce pourrait être Christian, le directeur de l’école, ou Jackie et Françoise. On a eu Cécile au téléphone plus tôt, Jean-Pierre a lancé : tu ne leur as pas dit ? J’ai annoncé la parution, Cécile a remarqué : H&O, c’est pas loin de LoH. Jean-Pierre raccroche : ok d’ac’, Christian… Il repose le téléphone, je passe un coup de fil à ma mère. J’ai proposé à Cécile et Florence de venir à Villequiers passer deux jours avec nous, on a parlé ensuite d’août, de la Bretagne, puis d’octobre, la Biennale à Venise. Je n’ai pas dit Manosque, j’ai proposé Avignon. Je n’ai pas encore de réponse sur les dates posées, il n’y aura bientôt plus de places pour les spectacles, ni dans les hôtels.
Drôle de week-end, l’été depuis cette nuit.
Daniela Lumbroso a appuyé sur l’énorme détonateur factice qui donnait le coup d’envoi à l’éclairage magnifique de la Tour Eiffel hier soir, et ce pour les dix prochaines années. J’ai pensé au World Trade Center – parallèlement, sur France 3, un reportage décrivait un gars qui faisait de la batterie sur des seaux en plastique à Harlem, travelling interminable sur New-York, avant les attentats. Cœur serré. Daniela Lumbroso appuyait sur le détonateur, avec Patrick Bruel, Bertrand Delanöé, le directeur de France Télévision, et le directeur de la Société de la Tour Eiffel, le seul qui me semblait habilité à le faire – ils tendaient tous la main pour participer à l’événement, effleurer le détonateur, être celui qui. La mascarade était grotesque, Bruel : et puis si on ajoute deux lettres à Paris, ça fait Paradis… Je déteste la télé, les hommes de télévision, le show-business, le spectacle des stars, je change beaucoup. Ou : je déteste la télé, les écrivains français, les émissions littéraires, ce que la petite lucarne nous en donne à voir. Je déteste de plus en plus cette idée, de passer par ce média-là – je ne m’aveugle pas néanmoins, ce n’est pas avec ce titre-là, cette parution-là que l’on va m’ouvrir les plateaux de télé. En vérité, j’en suis soulagé. Je n’ai plus envie des Ardisson, des Fogiel, des Nulle Part Ailleurs et des Campus.
Jean-Pierre au téléphone, d’une pièce à l’autre, j’écris le journal. Puis je vais : revoir la lettre pour H&O, la relire à nouveau, l’alléger. Il serait bon que je sois capable, en toutes circonstances, de laisser reposer chaque courrier que je souhaite envoyer. Ce sera, je pense, ma nouvelle résolution pour cette année : ne jamais poster un courrier en urgence, me donner vingt-quatre heures à chaque fois. Réfléchir.
13:05. Dimanche 22 juin. Le temps était couvert dans la matinée, j’ai pensé qu’il ferait bon. Je me trompais.

On est allé faire des photos dans la laverie, dans la rue, sur le balcon, j’avais mis ma chemise blanche, je voulais avoir les cheveux mouillés, Jean-Pierre disait non, il avait raison, ils étaient épais, riches, propres. On est allé faire des photos, je lui avais dit ce matin que j’en voulais bien d’autres finalement, au cas où… On a convenu du fait que c’était stupide d’envoyer celles-là pour le moment, que ça pouvait attendre. J’apprends. La lettre écrite, la lettre modifiable, les envois reportables : il n’y a pas d’urgence. Jean-Pierre a dit : tu les déposes demain en allant au boulot… On les aura demain soir. On pourra choisir. J’ai demandé s’il croyait qu’elles seraient bonnes, il a dit : quelques-unes, oui, pas toutes. On est allé à la laverie, quatre gars, entre quinze et dix-huit ans, ont débarqué, des maghrébins, ils ont demandé ce qu’on faisait, agressifs, l’un d’entre eux disait que la laverie était à son père, il disait : pourquoi vous photographiez ma laverie ? J’ai serré les mâchoires, ça partait mal, après il a fallu dix minutes pour que je me détende, Jean-Pierre continuait les photos, je pense que je ne souris sur aucune. Jean-Pierre a dit : ça va, je connais le gars qui tient cette laverie… Ils se sont mis à parler entre eux, à nous insulter : tu vois pas que ce sont des pédés… J’ai serré les mâchoires de plus belle. Jean-Pierre, après : tu as eu peur ? J’ai failli dire que j’avais envie de leur rentrer dedans, la vérité c’était que oui, j’avais eu peur. Je n’ai donc rien répondu. À Jean-Pierre. Et aux types qui se sont lassés de nous traiter de pédés, l’un a dit : t’as pas une cigarette pour me dépanner ? Jean-Pierre très froid : non ! Je me suis dit que ça valait le coup de se faire péter la gueule pour des photos dans une laverie pour une quatrième de couverture. Ça ne valait pas la peine non plus de se battre contre des gamins – ce qu’a dit Jean-Pierre ensuite. Je ne sais pas me battre, je ne sais pas si je sais ou non me battre. Je ne me suis jamais battu, je sens ça au fond de moi. La rage. La peur de la douleur, mais la rage aussi. Les deux liés, comme un animal traqué. Je suis peut-être une poule mouillée (…).
La chaleur de plus en plus intense, on a bu une tasse de thé en remontant, c’est sans doute la raison. Ce soir, Catherine Frot dans La dilettante, avant les deux derniers épisodes de Six feet under. Quelque chose me parle dès que Brenda apparaît à l’écran. Évidemment.

J’ai aussi passé (non sans mal) le texte de Femme qui marche en Word tout d’abord, puis au format RTF (format d’échange). Je n’ai aucune idée de la bonne réussite de ma manœuvre : encore une expérience à faire dans la semaine, mardi sans doute. J’ai d’autres choses à terminer en urgence avant que l’on s’occupe de votre texte de toute façon, a dit Henri au téléphone.
Je passe le week-end autour de la publication, je savais que ça se passerait ainsi.


_résidence Laurent Herrou | Avant | 22 juin 2003

 

écrit ou proposé par Christophe Grossi - @christogrossi
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première mise en ligne et dernière modification le mercredi 26 juin 2013